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mardi 9 mars 2021

Ivan Tourgueniev : Mémoires d’un chasseur

 

Mémoires d’un chasseur  (1852): Oui, Tourgueniev est chasseur et il aime la chasse avec passion. C’est avec humour, qu’il raconte ses mésaventures au cours de ces parties de chasse, en compagnie de son chien et du fidèle Iermolia, la nourriture sommaire dont il doit se contenter, les longues attentes sous la pluie glaciale, la voiture embourbée dans des ornières profondes, l’essieu cassé, la recherche d’un abri pour se mettre au chaud, les nuits passées dans des auberges sordides ou des isbas délabrées, ou à l’inverse l’accablement ressenti lors des lourdes après-midi du mois d’août à la chaleur torride.
Sans doute, surtout quand il pleut, il n’est pas très agréable d’errer par les chemins, d’aller au hasard et d’arrêter chaque moujik qui passe pour lui demander le chemin de Mordovka, puis, à Mordovka, de s’enquérir auprès d’une stupide baba (les hommes sont aux champs) quelle est la plus prochaine auberge, et enfin, après avoir parcouru dix verstes encore, d’arriver, non pas dans une auberge, mais dans quelque très pauvre village nommé Khoudoboubnovo, au grand étonnement d’un troupeau de porcs pataugeant dans l’ornière et plongés jusqu’aux oreilles dans une boue noirâtre. Il n’est pas amusant non plus d’être cahoté sur des ponts branlants, de descendre dans des ravins, et de passer à gué des ruisseaux marécageux. (Lébédiane)

Mais, comme il le reconnaît, il y a des multiples plaisirs dans la chasse qui contrebalancent aisément les désagréments. Car Tourgueniev a une relation privilégiée avec la nature et il a une plume pareille à nul autre pour nous la décrire et transmettre ses sensations et ses émotions. C’est avec un lyrisme simple, sincère, naturel, qu’il raconte le bonheur des petits matins à l’aube, au moment où s’éveille la nature, ou au contraire le soir quand les oiseaux se couchent et que le chasseur à l’affût, le coeur battant, attend la bécasse qui va sortir d’un bois de bouleaux, la beauté des nuits étoilées couchées dans la paille et le foin.

La communion avec la nature

Ivan Torugueniev par Nicolaï  Dmitriev -Orenbourski

Tous les courts récits qui composent Mémoires d’un chasseur sont imprégnés de cette communion avec la nature. Ainsi le récit Le pré Béjine, mon préféré, est un de ceux qui transmet au lecteur un pur moment de bonheur et de beauté. Tourgueniev explique qu’il se perd dans les bois si bien qu’il ne sait plus où il est. Après avoir longuement marché, il se retrouve de nuit dans un endroit qu’il reconnaît, le pré Bejine. Il y rencontre des enfants de moujiks qui gardent les chevaux mis à paître pendant la nuit. Le chasseur s’allonge sur l’herbe et écoute la conversation des jeunes garçons qui parlent des vieilles légendes, des créatures inquiétantes de la terre russe comme la Roussalka, le Vodianoï, le Tichka… Leurs récits créent une atmosphère particulière en cette nuit de juillet pleine de pureté et d’étrangeté :

Tous les gamins rirent, puis restèrent un moment tout à fait silencieux, comme il arrive toujours entre gens qui causent en plein air. Je regardai de tous côtés, la nuit régnait solennelle ; à la fraîcheur humide du soir avait succédé la tiédeur sèche de la nuit, et longtemps encore elle devait rester étendue comme un doux voile sur les champs endormis, longtemps encore jusqu’aux premiers rayons de l’aurore. La lune n’était pas encore levée, les innombrables étoiles d’or semblaient flotter moelleusement en rivalisant de scintillements dans la direction de la voie lactée. Et en les regardant fixement, il semble qu’on ait un vague sentiment de l’incessante et rapide marche de la terre. Tout à coup, un cri bizarre, aigu, maladif, retentit deux fois au-dessus de la rivière, puis, quelques instants après, se répéta, mais plus loin. Kostia tressaillit.
– Qu’est-ce ?
– C’est le cri du héron, répondit tranquillement Pavel.

Les portraits

Portrait d'un paysan russe en 1878, par Viktor Vasnetsov
 

Mais les parties de chasse sont aussi l’occasion de rencontre avec des gens de toutes les classes de la société. Lorsqu’il est trop éloigné de chez lui,  Tourguéniev va demander asile chez ses pairs, les barines, gentilhommes comme lui,  ou chez les moujiks, partout où l’on peut l’accueillir, où qu’il se trouve.

 L’intérêt que Ivan Tourguéniev porte à ses semblables, du bas en haut de l’échelle sociale, fait de Mémoires d’un chasseur une splendide peinture de la société de son temps, toute une galerie de portraits, croqués par le crayon vif de l’écrivain, parfois à la limite de la caricature, mais souvent attestant de la sympathie de Tourguéniev pour les humbles et de compassion pour leur sort. Mais jamais Ivan Tourguéniev ne tombe dans le manichéisme en mettant en opposition les bons et les méchants. Il sait saisir les faiblesses et les défauts de chacun tout autant que les qualités, l’intelligence aiguë d’un paysan madré, l’avarice ou la dureté d’un pomiestchik (propriétaire terrien) ou au contraire sa bonhommie souriante, il sait aussi montrer les gens dans leur cadre de vie, avec leurs coutumes, leurs croyances, leurs préoccupations. De ces portraits, surtout lorsqu’il s’agit des paysans russes, naît un poésie du quotidien que j’aime énormément. C’est pour des pages comme celles-là que j’admire tant Tourguéniev.
Ainsi le moujik enrichi : Khor, surnom donné par les autres paysans et qui signifie en russe: le Putois dans le récit : Khor et Kalinytch.
Je chassai seul ce jour-là. Vers le soir, je me rendis chez Khor. Je rencontrai sur le seuil de l’isba un vieillard chauve, petit de taille, mais large d’épaules et bien bâti, c’était Khor lui-même. Je l’examinai curieusement. Son visage rappelle celui de Socrate : front très haut et bosselé, yeux petits, nez épaté. Il m’introduisit chez lui. Fédia m’apporta du lait et du pain bis, Khor s’assit sur un banc et, tout en caressant doucement sa barbe, entama la conversation avec moi. Il paraissait pénétré de sa propre dignité, parlait et se mouvait avec lenteur ; un rare mouvement de sa lèvre et de sa longue moustache trahissait un sourire. Nous causâmes des semailles, des bonnes années, de la condition du moujik… Il fut de mon avis sur tous les points. À la longue, cela me parut fastidieux. Je sentais que je me déconsidérais aux yeux du moujik par ce partage sans but. Parfois, Khor parlait d’une manière obscure, probablement par prudence… Voici un échantillon de notre conversation.
– Eh bien, Khor, lui dis-je, pourquoi rester serf ? Pourquoi ne pas te racheter ?
– Pourquoi me racheter ? Je connais maintenant mon barine, je sais combien j’ai à lui payer et c’est un bon barine.
– La liberté vaut toujours mieux que tout, repris-je.
Il me regarda un peu de travers.
– Sans doute, fit-il.
– Pourquoi donc ne pas te racheter ?
Khor secoua la tête.
– Et avec quel argent me rachèterais-je, mon petit père ?
– Allons donc, vieux !…
– Voilà Khor affranchi, poursuivit-il à mi-voix, comme s’il n’eût parlé que pour lui-même. Bon ! quiconque se rase le menton se croira le droit de commander à Khor*.

*quiconque se rase le menton : les fonctionnaires. L’administration lève les d’impôts sur les serfs affranchis et les paupérise. (Les moujiks, eux, portent la barbe.)

La dénonciation du servage

Alexandre II : abolition du servage le 3 mars 1861
 

Mémoires d’un chasseur a eu un grande influence sur la libération des serfs et a pesé dans la réforme agraire entreprise par le tsar Alexandre II et l’abolition du servage en 1861. Pourtant, comme le constate Georges Haldas dans la préface de mon édition, il n’y a que onze récits qui parlent du servage sur les vingt-quatre qu’en comporte le livre. Et encore trois ou quatre seulement critiquent ouvertement l’esclavage et en montrent la cruauté. L’écrivain n’essaie pas de dresser une classe contre l’autre. Certes la brutalité du servage peut apparaître autour d’une conversation avec un moujik. Ainsi dans le récit intitulé L’odnovorets* Ovsianikov :

Eh bien, Louka Petrovich, je croyais que vous alliez faire l’éloge de votre bon vieux temps.
– Non pas, je n’ai guère eu à m’en louer. Voilà, par exemple : vous êtes un pomiéstchik, comme votre feu grand-père, eh bien, vous ne feriez pas ce qu’il faisait, vous n’êtes pas le même homme. Sans doute, nous sommes encore opprimés, mais peut-être le faut-il : on tasse la recoupe sous la meule pour avoir le regain. À coup sûr, je ne reverrai pas, Dieu soit béni, ce que j’ai vu quand j’étais jeune.
– Quoi donc, par exemple ?
– J’ai nommé votre grand-père. C’était un petit potentat. Il nous opprimait. Vous connaissez, sans doute…, comment ne connaîtriez-vous pas votre terre ?… vous connaissez la portion de terrain qui s’étend du champ de Tcheplighine à celui de Malinine. Vous y faites vos avoines. Eh bien, il nous appartient, il est à nous. C’est votre grand-père qui nous l’a pris. Il est allé se promener à cheval de ce côté, a dépassé sa limite, étendu la main et dit : « Ce terrain est à moi. » Et il l’a pris. Feu mon père, homme droit, juste, mais violent, ne pouvant supporter cela sans colère – qui voudrait perdre son bien ? – porta plainte. Il n’avait pas été seul dépouillé ; mais les autres, plus timides, s’étaient tenus tranquilles. On annonce à votre grand-père que Piotr Ovsianikov vient de réclamer son champ devant les magistrats. Votre grand-père envoie aussitôt chez nous son veneur Bauch avec sa bande, et mon père fut traîné chez le pomiéstchik. J’étais alors tout petit. Je suivis pieds nus. Eh bien, on conduisit mon père devant le perron, sous vos fenêtres, et on le battit de verges. Votre grand-père était là ; au balcon, votre grand-mère aussi à une fenêtre ; tous deux regardaient : « Maria Vassilievna, intercédez pour moi, je vous en conjure ; vous, du moins, ayez pitié ! » criait mon père. Votre grand-mère se souleva et regarda plus attentivement. Enfin, mon père dut donner sa parole qu’il renonçait à son champ et remercier l’assistance d’être relâché vivant. Et c’est ainsi que la terre vous est restée. Demandez à vos vieux moujiks le nom de ce champ-là, ils vous répondront tous : « Le champ de la bastonnade », car on l’a baptisé du prix qu’il a coûté. Cela vous laisse entendre combien peu les petites gens ont à regretter le passé.

* l’odnovorets est un paysan libre à la différence du moujik qui est un serf.
 

Mais souvent, et l'écrivain me rappelle en cela Georges Sand qu’il admirait beaucoup, ce que fait Tourguéniev en faveur des paysans est plus subtil, plus profond, puisqu’il contribue à changer la mentalité et la vision des classes sociales supérieures sur les moujiks. Dans ses conversations d’égal à égal avec le paysan, dans la description poétique de son environnement, à travers le portrait plein d'humanité qu'il donne de lui, il lui confère une grandeur (que la classe noble ne pouvait qu’ignorer) qui en fait un véritable héros de la terre russe. 

Cette promotion à la dignité humaine des paysans prenait dans le contexte de la société russe de Nicolas 1er une allure sinon révolutionnaire, du moins presque de défi écrit Georges Haldas.

On a reproché aussi à Tourgueniev de ne pas avoir libéré ses serfs mais il savait très bien qu'il ne le pouvait pas; L'abolition du servage ne pouvait avoir lieu sans une réforme agraire qui donnerait des  terres aux paysans; sinon ceux-ci seraient  condamnés à mourir de faim. Quand Tolstoï en 1856 essaya de libérer ses serfs, ces derniers refusèrent ce qu'ils croyaient être un piège !

 Mémoires d'un chasseur est souvent considéré comme le chef d'oeuvre de Ivan Tourgueniev. Si j'aime beaucoup ces récits, je garde toujours une petite préférence pour Père et fils.

 



mercredi 3 mars 2021

Tourgueniev Ivan : Premier amour

  

Premier amour, c’est aussi le premier roman que j’ai lu de Tourguéniev, pas relu depuis ! Ce qui m’avait particulièrement marquée, c’est la scène où l’on voit le jeune homme de seize ans, pour la première fois amoureux, obéir à sa jolie voisine, la coquette Zinaïda, vingt et un ans, qui lui ordonne, par dérision, en pensant, bien sûr, qu’il ne va pas le faire, de sauter d’un mur de sept mètres pour lui prouver qu’il l’aime !  Et bien oui, je l’ai retrouvée, cette scène, et elle est toujours aussi puissante.
Ce récit est autobiographie. Tourguéniev y analyse avec finesse l’éveil du sentiment amoureux d’un tout jeune homme, une passion entière, sans limites, touchante et naïve.

 "En réalité, je m’assis sur une chaise et restai longtemps immobile, comme sous l’effet d’un charme. Ce que j’éprouvais était si neuf, si doux... Je ne bougeais pas, regardant à peine autour de moi, la respiration lente. Tantôt, je riais tout bas en évoquant un souvenir récent, tantôt je frémissais en songeant que j’étais amoureux et que c’était bien cela, l’amour. Le beau visage de Zinaïda surgissait devant mes yeux, dans l’obscurité, flottait doucement, se déplaçait, mais sans disparaître. Ses lèvres ébauchaient le même sourire énigmatique, ses yeux me regardaient, légèrement à la dérobée, interrogateurs, pensifs, et câlins... comme à l’instant des adieux. En fin de compte, je me levai, marchai jusqu’à mon lit, sur la pointe des pieds, en évitant tout mouvement brusqué, comme pour ne pas brouiller l’image, et posai ma tête sur l’oreiller, sans me dévêtir..."

 Le jeune homme est déchiré par des sentiments contradictoires entre admiration et colère, pour et contre le jeune fille qui s’amuse à tenir en laisse ses nombreux amoureux, entre émerveillement et reconnaissance pour un mot doux, un geste tendre, entre désespoir et désir de mourir quand la jalousie le taraude, quand la jeune fille semble s’éloigner de lui et de tous les autres jeunes gens qui la courtisent.

Le narrateur qui n’est autre que Tourguéniev lui-même à l’âge de quarante ans, s’étonne parfois lui-même de sa candeur, de son manque de compréhension du monde des adultes, de son aveuglement. Car Zinaïda va aimer et en femme passionnée va abandonner toute prudence pour celui qu’elle aime, un homme beau, altier, et mûr. Sous des apparences frivoles, la jeune fille va révéler une profondeur et une sincérité insoupçonnées, bien loin de la superficialité dont elle paraît faire preuve.. Mais qui est ce rival bienheureux ? C’est ce que se demande l’innocent jeune homme.
 A côté des jeunes gens, Tourguenéiev dresse des portraits de personnages qui ont aussi beaucoup d’intérêt. Celui de sa mère, de dix ans plus âgée que son mari, épousée par intérêt, en femme mal aimée et pourtant amoureuse, qui souffre et s’aigrit sans rencontrer beaucoup de sympathie autour d’elle. Celui de son père qu’il admire mais qui fait preuve pourtant de beaucoup de lâcheté et manque de caractère et d'empathie pour les autres. Celle aussi de la princesse, mère de Zinaïda, femme du peuple qui a épousé un prince, vulgaire et inintelligente, qui indispose ses voisins par ses jérémiades.
Ce court roman, récit d’une initiation amoureuse, pourrait être un histoire légère. Mais il n’en est rien. Elle est traversée de drames qui parfois passe au-dessus de la tête du jeune garçon et elle s’achève en tragédie. C’est une initiation cruelle dont l’écrivain d’aujourd’hui ne peut se souvenir qu’avec douleur.
 

Lu dans le cadre du mois de la littérature européenne des Pays de l'Est  : 

 



 

samedi 28 mars 2020

Ivan Tourgueniev : Terres vierges


Dans Terres Vierges paru en 1876, Tourguéniev explore la même période historique que Père et fils ou que Une nihiliste de Sophie Kavaleskaïa, celle de ces jeunes gens idéalistes qui « vont au peuple », cherchant à lui faire comprendre qu’il doit secouer le joug et prendre en main son avenir. Les serfs, en effet, ont beau être libérés depuis 1861, ils n’ont jamais pu récupérer les terres qui leur étaient promises et sont exploités par des profiteurs qui ont fait main basse sur les propriétés rachetées à la noblesse terrienne ruinée. D’autre part, le tsar libéral, Alexandre II, effrayé par les conséquences de l’abolition du servage qu’il a lui-même voulu, a fait machine arrière, revenant à des pratiques conservatrices et totalitaires qui éveillent une grande soif de liberté parmi la jeunesse.

Nous sommes en 1868. Alexis Nejdanof est le personnage principal de Terres vierges. Fils d’un prince et d’une gouvernante, Alexis a pu suivre des études grâce à son père naturel. Mais son appartenance au peuple et à la noblesse en fait un déclassé qui, bien qu’animé par des idées progressistes, ne parvient pas à agir, toujours tiraillé entre ses origines, mal à l’aise avec le peuple et en affinité avec le luxe d’une classe sociale qui ne le considérera jamais comme un égal. Il vit très modestement à Saint Petersbourg et conspire avec d’autres nihilistes, comme Machourina, et Ostrodoumof, tous deux humbles travailleurs et Pakline, fils disgracié d’un notable bourgeois, gagnés à la cause du peuple.

Alexis Nejdanof est engagé à la campagne, par le prince Sipiaguine, grand noble aux idées libérales, pour être le précepteur de son fils. En nous transportant dans cette maison campagnarde, après les quartiers populaires de Saint Petersbourg, Tourguéniev à l’occasion de nous présenter une grande tranche de la société de l’époque, de la grande noblesse terrienne libérale ou réactionnaire, aux jeunes nihilistes instruits mais venant de milieux très divers, aux ouvriers et aux paysans. Toute la société russe nous apparaît fidèlement peinte, et c’est là un des grands mérites du roman.

 L’épouse du prince, Valentine Sipiaguine, cherche d’abord à le charmer. C’est un belle femme coquette, raffinée, une noble qui professe des idées libérales, qui paraît très ouverte mais à condition que rien ne vienne mettre un frein à son autorité. Elle devient son ennemie quand elle le voit attiré par Marianne, nièce du prince, qui ne rêve qu’à servir « la cause du peuple ».
Il fait aussi connaissance du frère de Mme Sipiaguine, Serge Mikhaïlovitch Markelof, amoureux éconduit de Marianne, nihiliste actif et peut-être un peu trop fougueux et irréfléchi. A l’inverse il est obligé de cohabiter avec un ami de la famille, Simeon Kallomeïtsef, que Tourgueniev se plaît à caricaturer comme l’exemple typique du noble Petersbourgeois, guindé, « douceâtre », réactionnaire et rétrograde.

Alexis et Marianne décident de s’enfuir et vont se cacher chez Solomine, régisseur d’une fabrique, qui est aussi des leurs. Ils sont nombreux autour de Solomine qui semble être la tête pensante de leur groupe et ils se répandent parmi le peuple pour chercher à le convaincre. Ils échoueront lamentablement, dénoncés à la police par les paysans eux-mêmes.

SI Tourgueniev est libéral et partage l’idéal des nihilistes, il cherche aussi à nous montrer les faiblesses de leur organisation et les raisons de leur échec. Leur grande conspiration se passe surtout en palabres et vaines discussions et leur seule action consiste à être au plus près du peuple et aller lui parler.

  Alexis Nedjanov « …s’étonna surtout que l’on eût ainsi tout décidé sans aucune hésitation, sans tenir compte des circonstances, sans même se demander au juste ce que le peuple désire »

Le personnage d’Alexis Nedjanov manque tellement d’audace pour un révolutionnaire, est si hésitant, timoré qu’il agace le lecteur et aussi ses propres amis. Ce n’est pas pour rien que Pakline l’appelle le « Hamlet russe ». Incapable de prendre une décision, ses convictions politiques paraissent faibles, ondoyantes et même son amour pour Madeleine est tiède. On se demande s’il l’aime vraiment. C’est un être constamment tourmenté, insatisfait, mécontent de lui-même. ll ne parviendra jamais à comprendre le peuple et réciproquement.

« C’était un citadin ayant passé la plus grande partie de sa vie à Petersbourg, de sorte qu’entre lui et les paysans existait un abîme, que tous ses efforts ne parvenaient pas à lui faire franchir ».

Madeleine est par contraste, une personne réfléchie et décidée. En quittant sa famille, elle se met en accord avec ses idées, elle abandonne le luxe, les beaux vêtements et l’oisiveté propre aux riches. Elle a beaucoup de volonté et son amitié avec Tatiana, une femme du peuple à la langue bien pendue est un bon moment du récit.

Mais les autres sont surtout des idéalistes qui croient que se mêler au peuple consiste à s’habiller comme eux et à leur parler; or les paysans ne comprennent rien à ce qu’ils disent et se méfient de ces messieurs qui cherchent peut-être à les prendre au piège. Les nihilistes sont donc désorganisés, ils n’ont pas de plan précis, leur but est flou et ne correspond pas à une réalité et surtout ils ne  comprennent rien au peuple, en particulier aux paysans.
Solomine qui a plus de recul et de maturité constate « que la révolution doit se faire pas à pas » et que le peuple comme « une terre vierge doit être labourée en profondeur » C’est la leçon que Tourgueniev invite à tirer de ce récit. 



mardi 17 mars 2020

Tourgueniev : Les eaux printanières


Les eaux printanières de Tourguéniev conte l’histoire d’une vie gâchée par un moment d’égarement passager. Dimitri Sanine, amer et désenchanté, sent,  au seuil de la vieillesse, qu’il est passé à côté du bonheur. Un bijou retrouvé par hasard lui remet en mémoire ce qu’il a toujours essayé d’occulter, le moment où sa vie a basculé  définitivement.

Revenant d’Italie, il passe à Francfort et fait connaissance de Gemma Rosseli, une jeune italienne qui avec sa mère, son petit frère et un vieux serviteur,  tient un commerce de confiserie. La beauté de la jeune fille, son charme rieur, sa gaieté et la bonne humeur qui règne dans cette famille chaleureuse enchantent le jeune Russe, de noblesse terrienne, solitaire et qui a peu d’amis.

Lorsqu’il apprend que la jeune fille est fiancée, il s’efface d’abord mais s’aperçoit bien vite qu’il s’agit d’un mariage de raison, la famille Roselli étant désargentée après la disparition du père. Le jeune homme a toutes ses chances, et ceci d’autant plus que le fiancé se révèle un pleutre doublé d’un imbécile.
Sanine obtient donc la main de la jeune fille et comme il a besoin d’argent pour se marier, il se rend chez un ami dont la femme, très riche, pourrait lui acheter sa propriété en Russie. Le couple se livre sur lui à un jeu pervers et fait le pari que le jeune homme tombera dans les pièges de la baronne, coquette et dépravée, qui cherche à le séduire pour le plaisir du jeu.

Ce court roman psychologique dépeint avec finesse, à la fois, la sincérité du jeune russe, pur et candide dans ses émois amoureux, mais aussi sa naïveté et sa fragilité. Son amour pour Gemma, sans calcul, ne s’embarrasse pas de questions de classe sociale et c’est sans regrets qu’il est près à vendre ses biens en Russie et à s’installer avec sa bien-aimée. On peut dire que ce côté irréfléchi et spontané -qui le rend très sympathique- témoigne aussi d’une nature immature aussi bien dans la gestion de ses biens que dans sa vie amoureuse..
Aussi lorsqu’il tombe dans les rets de ce couple machiavélique qui n’est pas sans rappeler celui des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, on comprend bien vite qu’il n’est pas de taille à lutter. Il devient le jouet de cette femme cruelle qui règne sur lui par les sens, et qui aime dominer les hommes, se plaît à les humilier et les dégrader. Elle fait de ses amants ses mignons et ceux-ci doivent abdiquer toute fierté pour obtenir une caresse. Aussi ce n’est pas seulement Gemma, son amour de jeunesse, que Dimitri perd mais aussi l’estime de soi, le sens de l'honneur qu'il était pourtant toujours prêt à défendre, au péril de sa vie, ce dont il ne pourra jamais  guérir. Un roman d’initiation qui coupe les ailes de celui qui prenait juste son essor.
Les eaux printanières ont cessé de l’être, entraînant dans leurs flots la jeunesse, l’illusion, l’espoir, la foi en la beauté de la vie pour devenir les eaux glacés de l’hiver, de la vieillesse, du désespoir. Et tout ceci raconté avec l’élégance de la plume de Tourgueniev, c’est peu dire qu’il faut le lire!



lundi 12 mars 2018

Ivan Tourgueniev : Pères et fils


C'est avec Père et fils de l'écrivain russe Ivan Serguïevitch Tourgueniev,  paru en 1862, que j'ouvre Le mois de mars de la littérature de l'Est de l'Europe de :  Eva, Patrice et Goran


Une crise générationnelle : Pères et fils

Le tsar Alexandre II qui a succédé à Nicolas 1er, souverain réactionnaire et dictatorial, proclame l’abolition du servage en mars 1861. Mais avant cela, des propriétaires libéraux avaient eu à coeur de libérer leurs serfs, comme le fit l’écrivain lui-même.
 Dans ce contexte, Ivan Tourguénéiev décrit la crise générationnelle qui oppose les pères et les fils.
Les pères : Nous sommes en 1859. Nicolas Kirsanov, noble, propriétaire terrien, a toutes les peines du monde à maintenir sa propriété en ordre et à éviter la ruine après avoir aboli le servage. D’une grande bonté, il fait confiance à ses anciens serfs, devenus fermiers, qui le grugent et ne paient pas leur redevance. Poète et érudit, esthète, comme le fut Tourgueniev, il aime la beauté de la nature et les vers de Pouchkine. Il a toute la sympathie de l’auteur (et d’ailleurs du lecteur), il est ouvert aux idées nouvelles mais est complètement dépassé par la situation, contemplatif plutôt qu'actif. A côté de lui, Paul, son frère, ancien officier, conservateur, à cheval sur les principes, représente les idées anciennes mais il est tout aussi incapable d’agir que Nicolas. Ils sont l'incarnation d'un monde finissant !
L’autre père est Vassili Bazarov, ancien chirurgien militaire, roturier, petit propriétaire d’origine modeste. Il aime tant son fils Eugène qu’il ne veut pas le contrarier bien qu’il reste attaché aux idées anciennes et traditionnelles.

Arcade Nicolaievitch Kirsanov, le fils de Nicolas, fraîchement émoulu de l’université revient voir son père, accompagné d’un de ses amis un peu plus âgé, Eugène Vassiliev Bazarov, dont il épouse les idées par admiration, plus que par conviction. Voilà pour les fils.

Bazarov et les idées nouvelles

Nicolas et Paul Kirsanov, Bazarov (debout) et Arcade (de dos)

La situation va vite se dégrader entre les jeunes gens et les vieux propriétaires au cours de discussions politiques où le nihilisme de Bazarov, intelligent et brillant orateur, triomphe mais scandalise. Il prône non pas tant la révolution que la destruction de la société traditionnelle, le refus de la culture bourgeoise, poésie, art, l'indifférence envers la nature et sa beauté :
- La nature aussi c’est du vent, au sens où tu entends ce mot. La nature n’est pas un temple, mais un atelier fait pour que l’homme y travaille. »
 et glorifie le matérialisme scientifique. Il veut devenir médecin.
« Un honnête chimiste est vingt fois plus utile que n’importe quel poète, l’interrompit Bazarov .

Le personnage de Bazarov

 

Eugène Bazarov et Anna Odintsov
 
Bazarov n’est pas un personnage sympathique, contrairement à Arcade qui est gentil, naïf, enfantin et pour tout dire un peu falot. Arcade se laisse dominer par son ami, comme il le sera après par la femme qu’il aimera !
 Eugène Bazarov a des qualités certaines. C’est un homme qui refuse l’oisiveté. Studieux, il se consacre à ses études de médecine, il ne refuse jamais son aide à un malade et sait parler aux enfants. Mais si Bazarov est le brillant représentant de la jeune génération subversive, il sera pourtant vaincu par l’ordre social. En effet, il tombe amoureux d’une grande dame, Anna Odintsov, riche et noble, qui refuse son amour par orgueil, à cause de la modestie de son milieu social et du métier qu’il veut exercer. La révolution et l’égalité des classes sociales, n’est pas encore de mise !
En fait, Bazarov est un déclassé :  Il est fier de son grand-père qui était serf, il croit être resté proche des moujiks qui semblent le respecter mais ceux-ci se moquent de lui derrière son dos. De plus il est plein de contradictions. Il aime d’un amour passionné une femme qui appartient à une classe qu’il veut détruire ! Anti-romantique, il éprouve des sentiments amoureux tels qu’il se comporte en héros romantique.

  Les détracteurs du roman 

On comprend pourquoi Ivan Tourguéniev s’est fait des ennemis avec ce roman. Les libéraux lui reprochent, entre autres, d’avoir caricaturé les idées démocrates à travers les « fils », et en particulier à travers le personnage du nihiliste Bazarov, amer et désabusé. La haine de la société que professe celui-ci, son mépris des autres, son sentiment de supériorité intellectuelle, son inculture proclamée voire revendiquée, le rendent antipathique et empêchent que l’on adhère à ses théories.  Enfin, le dénouement du roman lui donne tort puisqu'il renie ses idées et n'a plus d'espoir de changer la société. C’est un personnage négatif et pourtant douloureux, tragique. Le lecteur oscille envers lui, surtout à la fin, entre le rejet et la compassion.
Mais Tourgueniev n'a pas plus de chance envers les conservateurs. S'ils  ont apprécié le portrait négatif du nihiliste Bazarov, ils sont mécontents, eux aussi, que l’écrivain ait peint les « pères » comme des vieillards dépassés, impuissants et inutiles.
Pourtant, Ivan Tourgueniev est un libéral, il a lui aussi libéré ses serfs mais être modéré n'est pas de tout repos !

Un personnage à part entière : La nature

Isaac Levitan paysage avec isba  
 
J’ai aimé aussi la présence de cette nature russe qui joue un grand rôle dans Pères et fils. Le réalisme et le lyrisme qui alternent dans le récit semblent épouser les pensées des humains et l’état d’âme de celui qui la regarde.
Ainsi le jeune Arcade, retournant au pays, est ému par la pauvreté des paysans en « guenilles et montés sur des rosses lamentables », les isbas « chétives et basses sous leurs toits de chaume sombre ». La nature qui sort de l’hiver semble répondre à la tristesse et la misère ambiante avec « les saules qui poussaient le long de la route(et qui) avaient l’air de mendiants en haillons, dépouillés qu’ils étaient de lambeaux d’écorce, leurs branches réduites à l’état de moignons »
Mais l’instant d’après, le lyrisme de la description donne l’impression que la joie de vivre et l’optimisme du jeune homme reprennent le dessus. La nature s’anime, tous les sens sont joyeusement sollicités, la vue, l’ouïe… tout est en harmonie avec l’âme du jeune homme.
« Tout, alentour, verdoyait d’un vert doré, tout palpitait et brillait, généreusement, suavement, au souffle ténu d’une brise tiède, tout : les arbres, les buissons, et les herbes; partout l’air ruisselait du chant sonore, interminable, des alouettes; les vanneaux tantôt criant et tournoyant au ras de l’herbe courte des prairies, tantôt, silencieux, couraient sur les mottes de terre… »

Une peinture de la Russie

 
Nikolaï Kouznetsov, Jour de fête, 1879  Moscou


Oui, décidément j’ai tout aimé dans ce roman. Non seulement les personnages principaux du roman sont des représentants des différentes classe sociales, politiques  et des courants d’idées qui agitent l’époque mais… ils sont véridiques, croqués sur le vif dans leurs gestes, leur mentalité, leurs croyances et leurs superstitions, leurs sentiments, leur manière de s’exprimer. Les pères sont  bienveillants et pleins d’amour mais ils éprouvent, sentiment qui semble éternel, une certaine douleur à ne plus se sentir en phase avec les nouvelles générations, à ne plus comprendre leur fils. 
Les personnages secondaires aussi sont attachants et bien observés comme la jeune paysanne, Fenetchka, maîtresse de Nicolas Kirsanov, qu’il finira par épouser, ou la mère de Bazarov dont Tourgueniev donne un portrait attendri mais plein d’humour.
Tous sont l’incarnation de la vieille Russie et de l’âme slave. Tous révèlent de la part de Tourgueniev une connaissance approfondie de la société russe.

 Intelligent, passionnant et riche, Pères et fils est un roman qui a beaucoup de charme. C’est avec plaisir que je renoue avec Tourgueniev dont j’ai envie maintenant de lire l’oeuvre complète !



Ivan Tourgueniev

Écrivain russe, Ivan Sergueïevitch Tourgueniev est né le 28 octobre 1818 à Orel (Russie). De trois ans l'aîné de Fedor Dostoïevski, de dix ans celui de Léon Tolstoï, Tourgueniev est le plus occidental des trois grands romanciers qui firent la gloire de la littérature russe dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Né en 1818, à Orel, une petite ville au sud de Moscou, Tourgueniev est issu d'une famille russe aisée. Elevé dans la demeure maternelle de Spasskoje, son éducation est stricte. Dès son jeune âge, il voit sa mère maltraiter les serfs, ce qui fera de lui, plus tard, un partisan de l’abolition du servage. À l'âge de quinze ans, il est envoyé en pension à Moscou, puis il poursuit ses études à Saint-Pétersbourg, où il rencontre Pouchkine qu’il admire. Il se met alors à écrire de la poésie.

De 1838 à 1841, il séjourne à Berlin. Il y fréquente les cercles culturels occidentaux. Son retour en Russie est marqué par sa rencontre avec la cantatrice Pauline Viardot, dont il tombe éperdument amoureux. La jeune femme est mariée, mais leur liaison est tolérée par son époux et leur entourage.
 En 1843, il écrit pour le théâtre. Il lui faut attendre une dizaine d'années pour que ses écrits soient publiés.
En 1847, Tourgueniev quitte la Russie pour Berlin, afin de se rapprocher de sa bien-aimée. Mais, dans les années 1850, elle s'éloigne de lui. Désabusé, il voyage, puis s'installe de nouveau en Russie. Il se consacre  à l'écriture de récits et de romans dont le thème récurrent est la vie russe. Des nouvelles écrites entre 1847 et 1852, réunies sous le titre  Mémoires d’un chasseur, paraissent en 1852 et assurent le succès de Tourguéniev.

Père et fils, considéré comme le plus accompli de ses romans, est publié, lui, en 1862. La violence des critiques qui accueillent son oeuvre éprouve Tourguenéiev qui en souffre beaucoup. Il s'expatrie définitivement, à Baden (Allemagne), puis à Bourgival (France). Il se lie d'amitié avec Gustave Flaubert, Emile Zola, les frères Goncourt. Elu vice-président au Congrès international de littérature en 1875, aux côtés de Victor Hugo, il conforte sa notoriété. Il reçoit d'ailleurs un accueil chaleureux lors d'un retour dans son pays d'origine.
 Il décède en 1883 à Bougival.  Voir source - biographie Ici et Ici


Ma première contribution, un peu en retard, à cause des vacances mais je vais vite me rattraper !