Les éditions Gallimard édite un volume dédié à la mémoire de Jorge Semprun dans la collection Quarto, intitulé Le fer rouge de la mémoire. Ce livre regroupe cinq grands romans de l'écrivain, des essais et des préfaces sur Marc Bloch, Robert Anthelme, Paul Nothomb, Primo Levi ... Viennent s'y ajouter un glossaire sur les références littéraires qui jalonnent son oeuvre érudite, une notice biographique qui retrace sa vie en relation avec l'histoire de son pays, l'Espagne en proie à la guerre civile, avec son arrivée en France où il poursuit de brillantes études de philosophie, son engagement communiste dans la Résistance, son internement à Buckenwald puis avec son rôle politique dans l'après-guerre, lutte contre le franquisme mais aussi contre le stalinisme, dans une condamnation de tout ce qui est une atteinte à la liberté. Un bel hommage à l'écrivain disparu le 7 Juin 2011.
Le titre de cette véritable somme est emprunté à l'écrivain qui a fait du travail de mémoire une constante féconde et riche de son oeuvre car face à l'innommable, face à l'horreur, il faut continuer
" à remuer ce passé, à mettre à jours ces plaies purulentes, pour les cautériser avec le fer rouge de la mémoire". *Le titre de cette véritable somme est emprunté à l'écrivain qui a fait du travail de mémoire une constante féconde et riche de son oeuvre car face à l'innommable, face à l'horreur, il faut continuer
Toute l'oeuvre de Semprun est une interrogation sur la mémoire. Celle-ci est-elle fiable?
"Il se demande pourquoi il y a tant de neige dans sa mémoire, plein de neige crissante dans son insomnie. C'est le mois d'août pourtant..." ainsi débute le premier chapitre de L'évanouissement. Ce qui fait la richesse et la complexité de l'oeuvre de Jorge Semprun, c'est qu'il explore toutes les possibilités de la mémoire, irruption du présent dans le passé, mais aussi projection dans l'avenir au milieu du passé. Le souvenir est fragmentaire, capricieux, fragile, il se présente sous forme de strates, il échappe, il revient... et c'est dans cet effort de reconstruction, cette recherche à la fois philosophique et littéraire que Semprun va atteindre son but, nous faire partager ce qu'il a vécu, rendre compte de la réalité aussi difficile que cela paraisse. Car l'expérience des camps de concentration est-elle transmissible? Comment raconter ce qui dépasse l'imagination, ce qui n'est pas crédible. Les témoignages permettront aux historiens de consigner les faits, "tout y sera vrai.. sauf qu'il manquera l'essentielle vérité, à laquelle aucune reconstruction historique ne pourra jamais atteindre, pour parfaite et omnicompréhensive qu'elle soit... L'autre genre de compréhension, la vérité essentielle de l'expérience n'est pas transmissible... Ou plutôt, elle ne l'est que par l'écriture littéraire"**
C'est avec bonheur que que j'ai retrouvé les romans que je connaissais déjà de ce grand écrivain, Le grand voyage, Quel beau dimanche, l'écriture et la vie, et que je découvre les deux autres, L'évanouissement, Le mort qu'il faut. Le sentiment que je ressens devant cette écriture puissante, ces récits poignants qui dépassent le simple témoignage pour devenir oeuvre d'art et nous cueillir de plein fouet car "racontés avec suffisamment d'artifice", est celui que Jorge Semprun, lui-même, exprime dans sa préface à propos de L'Espèce humaine de Robert Anthelme, un autre résistant déporté : "Il y a longtemps que je n'avais pas lu un livre témoignant de la grandeur humaine d'une façon aussi nue, bouleversante (...). A première vue cette affirmation peut paraître paradoxale, puisque la vie qui y est décrite est la plus misérable, la plus méprisée..."
Et oui, c'est au moment où Jorge Semprun montre l'espèce humaine humiliée, conditionnée par la faim, réduite à l'esclavage, ravalée à l'état de bête, qu'il insuffle en nous l'espoir en l'humanité! C'est pendant ce voyage où entassés les uns sur les autres dans un wagon plombé qui les amène vers un camp dont ils ne peuvent encore mesurer l'horreur, que la beauté apparaît sous la forme de ces petites pommes juteuses que "le gars de Sémur" partage avec lui***. Par la force de la pensée, de la littérature, de la poésie, Jorge Semprun puise la force de survivre. C'est dans la contemplation d'un arbre sous la neige,"dans la certitude de sa beauté viride, prochaine, inévitable, survivant à ma mort"****, que s'affirme l'idée fondamentale développée par l'écrivain dans toute son oeuvre et qui - au-delà de l'expérience des camps- est universelle, celle de la grandeur humaine plus forte que la barbarie. Face au Mal, l'homme a toujours la liberté de choisir le Bien.
Si vous n'avez pas lu Jorge Semprun et ne connaissez pas encore la force de son écriture, n'hésitez pas! Ce volume en forme d'hommage, Le fer rouge de la Mémoire, vous donnera l'occasion de faire une rencontre inoubliable.
* Autobiographie de Federico Sanchez
** L'écriture ou la vie
***Le grand Voyage.
**** Quel beau dimanche
Merci à La librairie Dialogues