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lundi 13 novembre 2023

Neige Sinno : Triste Tigre

 


Triste Tigre de Neige Sinno qui a obtenu le prix Fémina et le prix du journal le Monde est un témoignage sur l’inceste que l'écrivaine a subi quand elle était enfant, pendant de nombreuses années, de la part de son beau-père. Dans une fratrie de quatre, Neige et Rose sont les filles d’un premier mariage de la mère, les deux autres sont nés du second mariage avec cet homme incestueux.
L’écrivaine analyse comment un tel acte peut rester secret et comment l’enfant violé n’a pas la possibilité de se libérer, subissant une domination qui annihile sa volonté, une sidération par la persuasion, la peur, la culpabilité. Elle a toujours été consciente que si elle parlait, elle détruirait toute la famille, sa mère restant seule à élever quatre enfants. Finalement, alors qu’elle est partie de la maison, elle finit par porter plainte pour protéger ses petits soeurs et frère.

Mais dans cette première partie qui s’intitule Portraits, ce qui l’intéresse le plus, c’est ce qui se passe dans la tête du violeur incestueux. Neige Sinno fait référence au roman de Nabokov, Lolita, où le lecteur est amené à voir l’inceste et le viol du point de vue du violeur.  

Lorsqu’il la violait, son beau-père prétendait que c’était le seul moyen qu’il avait trouvé pour se rapprocher d’elle parce qu’elle ne l’aimait pas et ne l’acceptait pas ! Elle refusait de l’appeler papa, refusait qu’il lui donne un surnom ridicule.
« Il avait sur moi une toute puissance qui lui donnait pendant le temps des viols la sensation d’être un surhomme. Il pouvait décider de ma vie et de ma mort. »
 
Il ne pouvait exercer sa domination sur elle autrement car, explique-t-elle, le viol, est davantage une question de pouvoir que de sexe. C’était le seul moyen pour lui de l’assujettir. Cette analyse la mène à s’interroger sur la frontière fragile qui existe entre le Bien et le Mal et sur ce qu’est l’essence de la monstruosité.

Si on avait le choix, qui ne choisirait pas le tigre plutôt que l'agneau, le loup plutôt que le chien ? Parfois je crois que je préfèrerais être ce personnage-là (...)  plutôt que d'être moi.  Cependant si je tendais vers cela, vers ce devenir de dominé devenu dominant, de guerrière qui se relève et se venge, de résilience nietzschéienne, est-ce que je ne risquerais pas d'écraser à mon tour plus petit que moi ? Comment faire pour s'élever vers une plus grande puissance sans que cela tourne à l'oppression de l'autre ? Comment transcender le mal dans la douceur et non dans un nouveau mal ? Et comment faire pour que cette douceur nous fascine autant que le côté obscur.

La seconde partie intitulé Fantômes est une allusion à la phrase de Nabokov dans Lolita : « C'était un sentiment très particulier : une gêne hideuse, oppressante, comme si j’étais attablé avec le petit fantôme de quelqu’un que je venais de tuer ». Là, elle et examine les conséquences du viol dans la vie de l’adulte.

Fantôme c’est ce devient l’enfant violé pour le restant de ses jours, c’est ce qui est arrivé à Neige Sinno mais contrairement à ce que l’on pourrait croire le viol n’entraîne pas que des problèmes sexuels mais concerne toute la personnalité. Les dommages sont irréversibles.
« La domination sexuelle est une forme de soumission qui atteint les fondements de l’être. »
« Les conséquences du viol … affectent depuis la faculté de respirer jusqu’à celle de s’adresser aux autres, de manger, de se laver, de regarder des images, de dessiner, de parler ou de se taire, de percevoir sa propre existence comme une réalité, de se souvenir, d’apprendre, de penser, d’habiter son corps et sa vie, de se sentir capable de simplement être. »


A travers Triste Tigre, Neige Sinno s’interroge aussi sur le fait littéraire et sur la langue. Pourquoi seule la fiction aurait prétention à être littéraire ?  Pourquoi un témoignage ne le serait-il pas ?

« Le témoignage est un outil d’analyse mais un outil bien affûté arrive jusqu’à l’os. Et quand on touche l’os, l’art n’est jamais loin. »

Pourquoi aussi faudrait-il le rejeter parce qu’il emploie le mot propre, le mot cru ?  C’est ce que constate Neige Sinno à propos des livres qui parlent de l’enfance violée, plus que le sujet, on leur reproche la manière dont il est traité. Il faudrait pour que la chose soit recevable, lisible, enrober le tout dans « la langue », l’ellipse, la métaphore, l’euphémisme, bref ! faire de l’art ! 

«  Faire de la beauté avec l’horreur, est-ce que ce n’est pas tout simplement faire de l’horreur ?

 «  Faire de l’art avec mon histoire me dégoûte. Cette distance qui nous protègerait, moi et mes éventuels lecteurs, des éclaboussures, des fluides qui dégoulinent de la vie réelle, me semble un peu hypocrite, un peu raide, un peu menteuse aussi. (…) Tant qu’on ne voit pas le pénis de l’homme de quarante ans dans la petite bouche de la fillette, ses yeux humides de larmes sous la sensation imminente de l’étranglement, tant qu’on ne voit pas, c’est encore possible de dire qu’il s’agit d’amour, une histoire d’amour fou…»
L’amour est souvent, d’ailleurs, l’excuse qui vient à la bouche des violeurs d’enfant pour qu'on les comprenne.

A propos de Tyger Tyger de Margaux Fragoso, la critique a d’ailleurs reproché à l’autrice de rendre le livre insupportable, « avec tout son sexe explicite ». Autrement dit, on doit rester entre gens bien élevés et  employer « le grand style » ?
Ainsi L’oeil le plus bleu, le livre de Toni Morrisson est rayé aux Etats-Unis des lectures scolaires, coupable de « sexe explicite », c’est pourquoi aussi en France où, paraît-il, ne règne pas le même puritanisme, un lycée privé de Bretagne a fait interdire Triste Tigre dans la liste des prix littéraires pour le Goncourt des lycées. Quelle hypocrisie ! Tout le monde est d’accord sur le fait qu’il faut en parler pour aider la jeunesse à se protéger mais finalement les mots dérangent plus que la chose !

Et quel courage il faut à celles ou ceux qui ont subi un viol pour écrire ce qui est, pour que cela ne reste pas un secret honteux !

« Laver son linge sale en famille, c’est souvent garder le silence sur de vilaines histoires, des histoires d’abus, de domination, d’inceste. Un procès public pour une affaire de viol c’est comme laver sa culotte devant tout le monde. J’avais un peu cette impression quand j’ai fait ce choix au procès. »
Pourtant quand on considère l’ampleur des chiffres des violences intrafamiliales, on se demande ce que signifie encore cette notion de vie privée alors qu’il s’agit en réalité d’un crime systémique commis dans le secret de centaines de milliers de familles. Ce linge sale, cette ignominie, ce n’est pas la mienne, c’est la nôtre, elle est à nous tous. »


En même temps que son talent d'écrivain, j’admire la force de Neige Sinno car il ne faut pas croire que son courage lui ait apporté des soutiens, ni dans son village ou l’on a fait semblant de ne pas la reconnaître, ni auprès de ses voisins qui ont continué à parler au violeur car « à nous, il ne nous a rien fait », ni dans sa famille où sa demi-soeur  n'en veut pas à son père parce qu’elle est sûre qu’il ne l’aurait pas touchée, elle, qui est de son sang ! Cet homme, condamné à neuf ans de prison et qui n’en a effectué que cinq pour bonne conduite, s’est remarié et élève quatre enfants avec sa nouvelle épouse ! C’est la réalité de la justice dans notre pays !

On dit que l'écriture sauve !  Ce n'est pas le cas de Neige Sinno et ce n'est pas pour cela qu'elle écrit.  A moment donné, l’écrivaine affirme : « je ne suis plus la petite fille vulnérable que j’étais, c’est à mon tour de protéger. » C'est la raison de ce texte et c’est ce qu’elle fait avec ce témoignage bouleversant qui touche à l’os, et oui, et qui peut aider à lever les tabous. 


Voir le billet d'Aifelle : ICI

Je lis un article dans Le Monde du 17 Novembre  qui corrobore bien ce que dénonce Neige Sinno quant à la défaillance de l'institution judiciaire en matière d'inceste et de viol.

L'article parle d'un juge, Edouard Durand, coprésident de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), qui est à l'écoute des victimes.  Ce qui est rare.

https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/11/17/le-juge-edouard-durand-porte-voix-des-victimes-d-inceste_6200684_3224.html

 

Un autre article du journal Le Monde mercredi 16 novembre est intéressant sur ce sujet :  Neige Sinno s'est rendu à Ploërmel,  dans la ville du lycée privé qui a interdit la lecture de son livre.  Elle y a rencontré  un public nombreux où se mêlaient des élèves du lycée ayant lu son livre et des professeurs trouvant cette interdiction aberrante. Elle a déclaré :

"Retirer un livre sur l’inceste d’une bibliothèque est une violence supplémentaire qui encourage le silence. Dans un lycée de 1 700 élèves, cela représente 170 adolescents. Ce chiffre est sidérant, insiste Neige Sinno. Grâce au bruit autour de mon ouvrage, mais aussi l’imminente publication du rapport de la commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, j’ai l’impression que le silence est attaqué. Mais pour combien de temps ? »




lundi 6 novembre 2023

Guy Boley : A ma soeur et unique



Je n’ai jamais lu Nietzsche. Pendant très longtemps il a été lié pour moi à Wagner et aux milieux antisémites du XIX siècle, et, plus tard, à l’idéologie nazie jusqu’au jour où j’ai lu un article sur le rôle pervers joué par sa soeur Elizabeth dans sa vie et son oeuvre. Aussi lorsque j’ai vu ce livre de Guy Boley  A ma soeur et unique , j’ai su qu’il me fallait ce livre tant le sujet m’intéressait.

La jeune Elizabeth Nietzsche


Fritz et sa soeur Elisabeth, tous deux marqués dans leur jeune âge par la mort de leur père suivie bien vite de celle de leur petit frère Josef, vivent d’abord une relation fusionnelle : la petite soeur en admiration devant le grand frère lui doit son éducation, le peu d’instruction qu’elle emmagasine auprès de lui, son introduction dans la société. En revanche, comme Friedrich est victime de problèmes ophtalmiques et de maux de tête violents qui le terrassent, elle est, pour lui, une garde-malade dévouée et une précieuse auxiliaire puisqu’elle lui tient lieu de secrétaire. 

Exemplaire, la petite soeur ? Hum ! Déjà, dans l’enfance, le caractère violent, autoritaire, l’orgueil de la fillette puis de la jeune fille, sa jalousie dès que son frère s’intéresse à une autre femme, s’affirment ! Ce n’est pas pour rien que son frère l’appelle Lama, allusion à ces animaux qui crachent sur ceux qui les contrarient.

 

Friedrich Nietzsche jeune
 

Fritz s’affirme rapidement comme un étudiant d’une intelligence brillante, devient professeur universitaire très jeune mais il étouffe entre une mère et une soeur bigotes, dans un milieu étroit d’esprit où ses écrits font scandale et où lui-même fait figure d’Antéchrist !

Mais la rupture entre le frère et la soeur ne surviendra que plus tard, lorsque Fritz, déçu par Wagner qui était devenu son ami, et révolté par l’antisémitisme de ce milieu rompt avec le musicien.

« Les juifs m’intéressent, objectivement, davantage que les allemands : leur histoire offre des problématiques bien plus fondamentales. (…) J’aimerais bien savoir jusqu’où, au bilan, il ne faudrait pas pousser l’indulgence envers un peuple qui, de tous, a eu - non sans notre faute à tous - l’histoire la plus malheureuse, et auquel nous devons l’homme le plus noble (le Christ), le sage le plus pur (Spinoza), le Livre le plus puissant et la Loi morale la plus efficiente que le monde ait jamais vus »

« … c’est pour moi une question d’honneur que d’observer envers l’antisémitisme une attitude absolument nette et sans équivoque, à savoir : celle de l’opposition, comme je le fais dans mes écrits. On m’a accablé ces derniers temps de lettres et de feuilles antisémites ; ma répulsion pour ce parti (qui n’aimerait que trop se prévaloir de mon nom) est aussi  prononcée que possible… »

Elizabeth, elle, non seulement s’épanouit dans ce milieu et adopte les thèses racistes mais elle épouse un professeur universitaire viscéralement antisémite, Bernhard Föster. Elle part ensuite avec lui au Paraguay pour recréer un royaume allemand qui, débarrassé des « juifs et de la juiverie », pourra retrouver la pureté de la race aryenne. L’histoire de ce voyage est un roman d’aventures à lui tout seul !

« Foster se sent un messie faiseur de Paradis où règneront les fils de Wotan et ceux de Parsifal dans un déferlement de chants de Walkyries  (…) Le grand avantage de la bêtise sur l’intelligence, c’est que la première, contrairement à la seconde, est totalement illimitée. Vu sous cet angle, Foster mérite amplement son royaume. ».

Elizabeth Föster-Nietzsche : Edvard Munch


Le frère et la soeur ne se retrouveront que lorsque Elizabeth, devenu veuve après l’échec de son royaume du Paraguay, revient au chevet de son frère, muré dans la maladie, et commence à exploiter financièrement sa célébrité montante et à tronquer, raturer, ajouter, déformer, bref! à falsifier ses œuvres.

« On aurait pu lui pardonner ses mensonges, son orgueil, ses tricheries; et sa bêtise aussi. On était même prêt à l’absoudre et à solder, quasi sans rancune, à la façon d’une fable, l’histoire de leurs vies : «  Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre, l’un d’entre eux devint fou et l’autre s’enrichit sur le dos de cette folie ». Cela nous aurait donné une morale acceptable, une fin un peu cruelle mais le monde aussi l’est. Mais d’avoir par la suite, vendu son frère, ses écrits, ses pensées, son âme et son esprit aux pires démons que le monde ait jamais en son sein fécondés, d’avoir fait de Friedrich une pensée bottée qui marche au pas de l’oie, la svastika taguée sur son Zarathoustra, cela mérite le pal, la corde et le bûcher. »

Le style de l’auteur est assez flamboyant, prolixe, une sorte d’avalanche de mots qui emporte tout sur son passage, torrent en crue qui m’a submergée, parfois un peu trop, en m’agaçant, parfois, au contraire d’une manière réussie qui emporte l’adhésion. L’auteur n’est pas neutre ( A vrai dire, cela n’a pas l’air d’être dans son caractère ! ). Le lecteur, lui aussi, cesse bien vite de l’être et éprouve de la compassion pour Nietzsche puis découvre avec stupéfaction et indignation la noirceur d’Elizabeth, un personnage digne d’illustrer le livre falsifié qu’elle a offert au Fürher, La volonté de puissance.

A ma soeur et unique est donc un bouquin passionnant tant la vie de Friedrich Nietzsche ressemble, comme le dit l’auteur, à une tragédie grecque ou à un drame shakespearien !


Nietzsche : Evard Munch
 

On peut parler à son propos d’un destin marqué par la fatalité, celle de la maladie, de la solitude, de la folie; c’est le destin d’un homme et d’un philosophe condamné de son vivant à l’incompréhension et qui n’obtiendra reconnaissance, succès et gloire, que lorsqu’il sera devenu un être diminué, un mort-vivant enfermé dans sa folie, dans l’impossibilité de communiquer avec autrui et sous la dépendance totale d’une soeur avide et sans scrupules.

C’est décidé ! J’ai acheté Ainsi parlait Zarathoustra et je vais le lire. Du moins, je vais essayer car ces écrits semblent difficiles. Ne disait-il pas de lui-même : « Malheur à moi qui suis une nuance »




 


jeudi 26 octobre 2023

Diego Vecchio : L'extinction des espèces



 Dénicher à la bibliothèque un livre : L’extinction des espèces de Diego Vecchio, écrivain argentin, découvrir qu’il raconte l’histoire de sir James Lewis Smithson, un savant anglais qui a légué sa fortune aux Etats-Unis d’Amérique à charge de développer une institution destinée à  promouvoir le progrès et la connaissance de la Science auprès de tous les hommes.
Et là, Tilt ! Tilt ! dans ma mémoire ! Les musées smithsoniens ou la Smithsonian Institution, à Washington, mais oui ! Bien sûr ! Et les souvenirs inoubliables des jours que j’ai passés dans cet espace extraordinaire qui réunit, à notre époque, pas moins de dix-sept musées, galeries, jardins de sculptures !
Et hop! Le livre aussitôt emprunté et … lu !


La création du premier musée d’histoire naturelle : le château

Le château :  Smithsonian museum

 

Si cet essai, raconte effectivement la vie de Sir James Lewis Smithson, il s’étend surtout longuement sur la création du premier musée d’histoire naturelle des Etats-Unis qui allait bien vite faire des émules et sur son premier directeur, Zacharias Spears*, lui aussi un scientifique.
Le musée créé par l’architecte James Hamilton en 1846 ressemble à un château de style gothique anglo-normand avec des motifs romans « inventant une architecture propre et typiquement Washingtonienne que certains visiteurs anglais mal intentionnés allèrent jusqu’à qualifier de « gothique bâtard ».

Château vers lequel afflua les collections entassées jusqu’alors dans les couloirs du département de L’Intérieur à New York, minéraux, végétaux insectes, invertébrés, mammifères, oiseaux et qui arrivèrent aussi d’un peu partout, restes de cabinets de curiosités, de collections dépareillées des différents états. De plus, des donations permirent de créer une galerie des Beaux-Arts et des portraits nationaux confiée à Annabeth Murphy Atwood.

Zacharias Spears* :  Personnage fictionnel, je l'apprends en même temps que j'écris ce billet ! Du coup, je ne sais plus trop ce qui est vrai ou non dans ce livre, tant l'auteur est facétieux ! C'est un peu déstabilisant !  Et je me demande si c'est un essai ou un roman ! Mais je crois que si Diego Vecchio s'amuse au dépens de son lecteur, son livre n'en reste pas moins un intéressant aperçu de la naissance et de l'évolution de la muséographie, de l'art de mettre en valeur une collection, de la donner à voir à un public non averti. De plus, à travers l'humour de sa description fantaisiste et dramatisée - donc  irrésistiblement comique-  de l'évolution de la vie depuis la nuit des temps, il aboutit à une réflexion sur intéressant sur notre époque  actuelle.

"Des mafias de poissons aux mâchoires acérées montaient la garde partout, prêts à planter leurs dents dans le moindre visiteur. Les assassinats au grand jour se multiplièrent, même dans les endroits les plus fréquentés, bien souvent gratuits, pour le simple clair de tuer. Cet accroissement de l'insécurité eut pour conséquence un des faits les plus importants de l'histoire de la vie : la conquête de la terre ferme."

 

La mode des musées : la concurrence

L'actuel musée d'histoire naturelle de Washington le château est à présent le siège de l'Administration de la Smithonian Institution.

Le musée d’histoire naturelle de Washington connut un succès retentissant, on venait de loin, d’autres états, et on faisait la queue pour le visiter. La mode était lancée ! D’autres musées virent le jour, Chicago, New York, Boston, Philadelphie, Houston … chacun cherchant à récupérer les trouvailles ramenées des expéditions scientifiques plus moins lointaines à une époque où les découvreurs ethnologues ou paléontologues sont encore des béotiens ou des aventuriers sans scrupules!  On se volait les découvertes, la fraude n'était pas rare. Un faux squelette de dinosaure fut même vendu au Smithsonian muséum.

Une guerre éclata, entre Spears et le directeur de musée de Chicago qui se disputèrent les fragments de Jonathan-Charles, un ptérodactyle ainsi baptisé, guerre fratricide qui conduisit ces hommes de sciences haineux devant les tribunaux. 
Et il fallut des années pour aboutir à ce qui peut se comparer à la signature d’un traité de paix :

« Mr Russell, directeur du Muséum Field de Chicago prit l’initiative en proposant à Mr Spears le prêt  d’un Velociraptor en échange des momies », momies qui avaient conquis les foules et drainaient un public dense jusqu’à la Smithsonian institution. 

On assiste aussi dans ce livre à la transformation de la notion muséale : spécialisation des musées, modernisation de la scénographie et progrès de la conservation.

La manière de l’auteur

Diego Vecchio

Ce qui fait le sel de cet essai, c’est donc la manière dont l'écrivain traite de son sujet, l'évolution de la vie  et des musées, une manière peu orthodoxe et un tantinet fantaisiste d’aborder les sciences, de présenter la création de notre planète et des espèces, dans un récit complètement surréaliste et vertigineusement accéléré à l'échelle des salles du musée, ce qui crée un effet comique :

Dès sa naissance  cette sphère (la Terre) fut heurtée par une planète jumelle qui n’avait rien trouvé de mieux que de tourner autour du Soleil sur la même orbite, mais dans le sens inverse de la Terre, faisant preuve d’une totale irresponsabilité. La collision laissa notre planète sur un axe de rotation vacillant, incliné à vingt-trois degrés, handicapée à vie.

Ou visionnaire et poétique !

Pour résister à leurs attaques effrayantes, de nombreux dinosaures s’ingénièrent à modifier leur anatomie, alliant la beauté à La Défense. Certains se parèrent d’une crête dorsale. D’autres hérissés de pointes, ressemblaient à des chevaliers médiévaux en côte de mailles et en armure. D’autres encore nimbèrent leurs protubérances en forme de collerette, faisant songer aux pages de la cour de la reine Elizabeth à la représentation d’une comédie sanglante de Christopher Marlowe.

Les personnages qui constituent le personnel ce musée à la fois réel et imaginaire sont aussi traités avec humour et l’on s’amuse par exemple de la croisade entreprise par Annabeth Murphy Atwood pour sauver ses tableaux maltraités, la galerie d’art étant sacrifiée à l’histoire naturelle et au coeur sec de Mr Spears qui n’a pas la fibre artistique. Les deux femmes Miss Sullivan et Mrs Atwood sont d’ailleurs amusantes et sympathiques !

Ceci dit, un avertissement aux lecteurs est nécessaire : trop sérieux s'abstenir !

L’extinction des espèces

Quant à l’extinction des espèces, nous apprenons  qu’elle laisse toujours la place à autre chose, à une autre forme de vie. Et j’aime beaucoup cette  affirmation de Diego Vecchio : 

La nature ne fait jamais marche arrière. Quand un obstacle surgit devant elle, elle prend des chemins de traverse. Au lieu de détruire, elle préfère raturer. Chaque période d’extinction est suivie d’un temps de régénération, à croire que la vie obéit à une arithmétique contraire à la logique et stipule que pour additionner, il faut soustraire.

Et là, c'est sérieux ! Elle nous permet d’imaginer que lorsque l’homme aura fini de détruire toutes les espèces, y compris la sienne, la planète Terre continuera à rouler dans l’espace sans nous et s’ingéniera à se réinventer !
 

mercredi 18 octobre 2023

David Grann : Les naufragés du Wager


 

En 1739, la Grande-Bretagne et l’Espagne se lancent dans une guerre maritime pour étendre leur Empire respectif et s’approprier les richesses des colonies. C’est ainsi que la Grande Bretagne arme cinq navires confiés au commodore George Anson chargé de doubler le cap Horn en direction des Philippines afin de détruire des navires ennemis, d’affaiblir les possessions espagnoles de l’Amérique du Sud et de s’emparer des richesses d’un galion que l’Espagne envoie deux fois par an du Mexique en Asie. Le Wager est un de ces cinq navires et l’on peut dire que, dès le début, le voyage s’annonce mal puisque l’escouade  prend la mer en 1740 avec des mois de retard rendant impossible le passage du cap Horn avant les grandes tempêtes d’hiver.

Pour écrire ce récit non-fictionnel Les Naufragés du Wager David Grann s’appuie sur les nombreuses archives qui ont documenté ce voyage tragique, journaux de bord des commandants, de leurs seconds mais aussi des membres de l’équipage, témoignages, correspondances, articles parus dans les gazettes de l’époque, compte rendu du procès qui eut lieu à l’issue de la mission, sans compter tous les ouvrages qui ont tenté de comprendre ce qui s’était passé et d’en donner une explication. Mais, conclut l'auteur,  il faut bien avouer que devant tous ces points de vue divergents, la vérité est bien impossible à établir.

 "Aussi, nous avertit-il, au lieu de lisser les dissonances ou d'obscurcir davantage les éléments de preuve, j'ai voulu présenter tous les aspects de cette affaire, en vous laissant le soin de rendre le verdict ultime : le jugement de l'histoire."

Ce travail se présente donc comme une enquête judiciaire qui cherche à éclairer les faits sans influencer notre jugement, un sérieux et impartial travail d'historien. 

John Byron, le grand-père du poète George Byron


 Mais c’est aussi un récit d’aventures car la réalité, parfois, dépasse  la fiction et l’on finit par penser que Robinson Crusoé avait bien de la chance d’être exilé en solitaire sur une île hospitalière, de même que les mutins du  Bounty sur une terre paradisiaque.

David Grann nous présente d’abord les membres de l’expédition, du moins ceux qui ont tenu un rôle important : le Commodore George Anson, le capitaine du Wager, David Cheap, l’enseigne John Byron (l’ancêtre du poète) et ses pairs Henry Cozens et Isaac Morris, le lieutenant Hamilton ainsi que certains hommes de l’équipage qui eurent une influence décisive sur les cours des évènements comme le canonnier John Bulkeley, le charpentier Cumming et bien d’autres. Ils nous apparaissent, dotés d’un passé, d’une famille, d’une personnalité avec leurs qualités et leurs faiblesses, leurs rêves et leurs ambitions. David Grann leur redonne vie tout en respectant scrupuleusement ce que l’on sait des personnages. Certains, les nobles, assez riches pour se faire portraiturer, ont aussi un visage.
Comme des héros de romans, l’écrivain les lance à travers l’Atlantique, livrant bataille, tout canons dehors, décimés par le choléra et le scorbut, bravant les vagues gigantesques du Cap Horn, description que le talent de David Grann rend terrifiante, faisant naufrage sur une île de la Patagonie désormais appelée l’île du Wager. Cette terre désolée, battue par les vagues, toujours recouvertes de sombres nuages, de neige, de gel, sans aucune ressource alimentaire à part quelques rares coquillages est bien ce que l’on peut appeler un enfer sur la terre. Les marins souffrent de faim, de froid, de maladie d’une manière qui semble être au-delà de tout endurance humaine.  Ils survivent grâce à quelques vivres retirées de l’épave mais les relations humaines se dégradent, la solidarité ne fait pas long feu, l’obéissance au capitaine non plus, mutinerie, vols, actes de violence, meurtre, cannibalisme… 

Le capitaine David Cheap
 

Finalement, avec le bois récupéré du Wager, les survivants vont construire des embarcations et s’enfuir,  le groupe des mutins en abandonnant le capitaine et ses alliés qui partiront de leur côté.  Lorsqu’ils reviendront en Angleterre les mutins et le capitaine David Cheap auront à répondre de leurs actes devant un tribunal. Aucun n’est irréprochable ! 


Famille de Kawesquars, les nomades de la Mer,


Un essai passionnant, donc, comme un roman d’aventures mais qui est aussi une réflexion sur la civilisation. Comme dans Sa Majesté des Mouches, l’ouvrage de William Golding, l’on voit qu’elle n’est qu’un vernis qui s’effrite face à l’adversité. L'homme cesse d'obéir aux lois morales de son pays quand il n'y est pas obligé s'il est réduit à la famine et au désespoir. Et l’on se dit que c’est une leçon d’humilité pour l'être humain ! Une leçon pour tous les pays colonialistes aussi, si pénétrés de la supériorité de leur civilisation ! 
Une leçon pour la Grande-Bretagne -car c'est elle qui est visée ici-  et sa prétention à la supériorité sur les autres peuples !  Les marins anglais sont secourus pas un peuple amical et altruiste, les Kawesquars appelés les nomades de la Mer.
 
 ...trois canoës avaient surgi du brouillard... Il y avait à bord plusieurs hommes à la poitrine nue et aux longs cheveux noirs, armés de lances et de frondes. Il pleuvait, un vent du Nord soufflait avec force et Byron, frigorifié, fut frappé par le spectacle de leur nudité. "Leur tenue n'était faite que de quelques morceaux de peaux de bête autour de la taille et d'un vêtement tissé de plumes sur les épaules", rapporta-t-il.
Le feu était allumé dans chaque canoë et les rameurs semblaient indifférents au froid lorsqu'ils manoeuvraient avec adresse au milieu des vagues. Ils étaient accompagnés de plusieurs chiens, "des animaux qui avaient l'air de corneaux", note Byron, qui surveillaient la mer comme des vigies à l'air farouche."
C'était un groupe de Kawesquars signifiant "peuple qui se vêt de peaux". Avec d'autres groupes  indigènes les kawesquars s'étaient installés en Patagonie, en Terre de Feu des milliers d'années plus tôt.
 
Navigateur chevronné, ce peuple, exceptionnellement adapté à ce climat extrême, connaissait les moindres recoins de la côte, les courants, les cheneaux, les récifs, les abris protégés. Ce sont les femmes qui pilotaient et qui plongeaient vers le fond, dans les eaux glaciales, pour pêcher des oursins. Les hommes chassaient le phoque, l'otarie, le lion de mer. Les Kawesquars ne restaient jamais longtemps sur la même place pour éviter d'épuiser les ressources. Leurs chiens leur servent de veilleurs de nuit, de compagnons de chasse, d'animaux domestiques. Les autotchtones apportent de la nourriture aux anglais, leur offrent des moules d'une taille inusitée et, conscients de la situation désespéré des naufragés, reviennent plusieurs fois pour les aider, apportant chaleur humaine et empathie. Loin d'en être reconnaissant, le groupe des mutins les considère comme des inférieurs et devient menaçant envers eux, cherchant à séduire les femmes et à voler les canoës.
 
Les autres naufragés, Byron et ses fidèles, sauvés par des guides incontestablement supérieurs à eux sur le plan de la navigation et de la connaissance de la nature trahissent "leur racisme viscéral". Byron  appelait les  Patagoniens "des  sauvages". Campbell écrivait : "Nous n'osions déplorer aucun manquement dans leur conduite, alors qu'ils se considéraient comme nos maîtres, et que nous étions obligés de nous soumettre à eux en toutes choses. "  
"En effet, le sentiment de supériorité des naufragés étaient chaque jour battu en brèche."
 
Et à cet égard, la séance du procès est un chef d'oeuvre d'hypocrisie que David Grann dénonce avec ironie et délectation. Mais je ne vous en dis pas plus.  Lisez plutôt le livre, il est passionnant !


***


 Participation au challenge des minorités ethniques initié par Ingammic





jeudi 12 août 2021

Challenge Jack London : cinquième et dernier bilan

 

 Et voilà le dernier bilan du challenge Jack London que j'avais laissé ouvert pour ceux qui avaient manquéde temps et pour les passionnés. C'est Ta loi du ciné blog de Dasola qui a été le plus assidu et a clôturé la dernière lecture. Merci à lui ! Et merci à toutes et tous d'avoir participé à ce challenge et d'avoir partagé avec moi vos découvertes sur ce grand écrivain américain.

Nous avons été nombreux à découvrir toutes les facettes de son oeuvre et son étendue, oeuvre que l'on croit bien souvent limitée à ses récits du Grand Nord. Nombreux aussi à avoir été frappés par ses contradictions, socialiste engagé qui prône la fraternité et la solidarité mais raciste, marqué par le colonialisme, égalitaire mais qui a le culte de la survie du plus fort. Féministe pourtant et très en avance sur son temps  quant à sa manière d'envisager le rôle de la femme. Son épouse Charmian en est l'exemple ! Une oeuvre riche et prolixe écrit par un homme tourmenté, qui meurt jeune, détruit par ses excès !

Les participants au challenge 

 


Aifelle   Le goût des livres   

 
 
 
 
 
 

 

 

 


 
 
 
 
 

   



 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 





 
 
 
 
 




  Electra La plume d'Electra




 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
  
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

dimanche 14 février 2021

Selva Almada : Les jeunes mortes

 

Dans Les jeunes mortes l’écrivaine argentine Selva Almada enquête sur trois crimes non élucidées qui ont eu pour victimes des jeunes filles de milieux sociaux défavorisés : Andrea (19 ans) Maria-Luisa (15 ans) et Sarita (20 ans). Ces faits se sont passés à la fin des années 80. Quand Andrea est morte en 1986, Salva Almada avait 13 ans.  
Et cette recherche l’amène à la découverte de nombreuses autres victimes dont on connaît ou non le meurtrier, mortes sous les coups d’un mari, d’un amant, d’un pervers, d’une brute, rappelant que le féminicide sévit partout en Argentine, comme ailleurs dans le monde mais peut-être plus encore dans ce pays. Beaucoup de ces affaires ne sont pas résolues par la police et ces crimes demeurent impunis.

" A Villa Maria, depuis 1977, on dénombre une vingtaine de crimes non résolus. En 2002, après la mort de Mariela la Condorito Lopez, l’association Verdad y justicia, Vérité et justice, a vu le jour. » Ce sont des religieuses qui l’ont créée et cette association se nomme maintenant Justicia para Todos."


Salva Almada consulte les dossiers judiciaires de ces jeunes filles, fouillant les archives, les articles de journaux, retrouve les personnes qui les ont connues, des témoins qui ont participé au recherche du corps, des membres de leur famille, des médecins, des voisins … Certains sont persuadés de connaître les coupables, d’autres, un grand frère par exemple, se souvient bien des faits et sa vie est devenu un combat pour faire justice à sa soeur.

Selva Almada parvient à dresser un portrait des jeunes filles et derrière leur silhouette se dessine la vie d’un pays où les adolescentes pauvres voire les enfants vont travailler très jeunes, où les filles peuvent être enceintes à 15 ans, ayant rarement l’occasion de poursuivre des études.

Andrea, qui est la seule des trois jeunes filles a faire des études payées par son fiancé n’a pas été obligée d’aller travailler dès son enfance. Elle a été tuée d’un coup de couteau dans son lit; ses parents ont été suspectés.  Marie-Luisa est toute fière de commencer à travailler à quinze ans, son premier emploi, son premier petit ami. Sa vie s’est arrêtée là. Elle a accepté de monter dans une voiture avec deux de ses amies et des hommes. Parmi eux son amoureux et le patron de celui-ci. On l’a retrouvée morte dans la vase d’un étang. Seul le squelette de Sarita a été retrouvé et l’on ne sait pas s’il s’agit vraiment d’elle ou d’une autre malheureuse.

A-t-on fait tout ce qu’il fallait pour retrouver les coupables ? C’est la question qui peut se poser. Parfois l’on a l’impression que le coupable présumé n’a pas été inquiété à cause de sa position sociale. Parfois que les hommes ont tous les droits. L’un prostitue sa femme qui est  "trop jolie pour faire le ménage", les jeunes s’amusent à des viols collectifs, les vieux jettent des regards concupiscents sur les petites filles. Et les maris ?

"Quand nous parlions de la femme du boucher Lopez. Ses filles allaient à l’école avec moi. Elle l’a accusé de viol. Depuis longtemps, en plus de la frapper, il abusait d’elle sexuellement. J’avais douze ans et cette nouvelle m’avait profondément marquée. Comment pouvait-elle se faire violer par son mari ? Les violeurs étaient toujours des hommes inconnus qui attrapaient une femme et l’emmenaient dans un terrain vague, ou alors qui pénétraient chez elle en forçant la porte. (…) Personne ne nous avait dit qu’on pouvait se faire violer par son propre mari, par son père, par son frère, son cousin, son voisin, son grand-père, son instituteur. Par un homme en qui on avait confiance."

Ce livre est paru en Argentine en 2014. Dans l’épilogue, Salva Almera écrit  :

« Ça fait déjà un mois que la nouvelle année a commencé. Au moins dix femmes ont été assassinées du seul fait d’être femmes. Je dis au moins car ce sont les noms publiés dans la presse, celles dont ont parlé dans les journaux. »
 

et elle conclut :

"C’est l’été et il fait chaud, presque comme ce matin de novembre 1986 quand, d’un certaine manière, ce livre a commencé à s’écrire, lorsque la jeune morte a croisé ma route. Maintenant j’ai quarante ans et, contrairement à elle et aux milliers de femmes assassinées dans notre pays depuis lors, je suis toujours vivante. Ce n’est qu’une question de chance."

Ce livre a le mérite, tout en rendant hommage à ces femmes assassinées, de dénoncer les violences que les hommes exercent contre les femmes et de réveiller les consciences. Ce n’est pas un roman. Il est écrit avec sobriété, en prenant de la distance. Il ne m'a pas touchées d'un point de vue littéraire mais il faut le considérer comme un témoignage important de l’inacceptable.

 


mardi 26 janvier 2021

André Comte -Sponville : Le dictionnaire amoureux de Montaigne

J'ai publié dimanche un billet sur le livre de Frans de Waal qui s'intitule : Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l'intelligence des animaux ICI 

 L'éthologue et primatologue Frans de Waal y explique comment, malgré les études scientifiques menées auprès des animaux et ceci pendant toute une vie, il se heurte, lui et les autres éthologues,  à l'hostilité et aux préjugés de ceux qui ne veulent pas reconnaitre les résultats de ces recherches pour des raisons idéologiques, religieuses ou tout simplement par orgueil, persuadés que l'Homme ne peut être que supérieur.

Or, en consultant le dictionnaire amoureux de Montaigne à la lettre A pour Animaux,  je lis la synthèse présentée par André Comte-Sponville sur ce thème et constate combien l'ouverture d'esprit et l'intuition  du philosophe du XVI siècle le rapprochent (malgré des différences) du scientifique du XXI ème siècle : Frans de Waal.

"Pour Montaigne, écrit A C-S , " les humains en font partie (des animaux), sans privilège aucun."N'est-ce pas un misérable animal que l'homme?" (I, 30)" Les autres animaux que nous appelons les bêtes sont nos confrères et nos compagnons que nous ne comprenons pas plus que ce qu'ils nous comprennent. C'est ce qui devrait nous interdire de les juger."  (II 12)

L'homme refuse de reconnaître l'intelligence des animaux : mais "connaît-il par l'effort de l'intelligence, les branles internes et secrets des animaux ?" Et par quelle comparaison d'eux à nous, conclut-il la bêtise qu'il leur attribue ? (II 12) Montaigne leur prête, au contraire une conscience, une intelligence et une volonté comparable aux nôtres. Il ne croit pas que l'instinct chez les bêtes fasse tout, ni qu'il ne fasse rien chez nous."

Les bêtes "ont plusieurs conditions qui se rapportent aux nôtres : de celle-là, par comparaison, nous pouvons tirer quelque conjecture; mais de ce qu'elles ont de particulier, que savons-nous ce que c'est ?"(II, 12)

 Pendant tout le XX siècle et même en ce début du XXI siècle, Montaigne aurait été considéré avec mépris et accusé d'anthropomorphisme. Mais s'il parvient, en vivant au XVI siècle, à rejoindre les scientifiques du XXI siècle, c'est parce qu'il cherche toujours autant qu'il est possible à se débarrasser des préjugés, qu'il se méfie de l'orgueil des humains. Dans sa lutte contre l'anthropocentrisme, il faut dire qu'il remet en question la Bible, ce qui n'était pas sans danger. Frans de Waal et ses pairs aussi se heurtent à l'obscurantisme mais ils ne risquent plus d'être censurés par le pape !

Peut-être aussi est-ce parce qu'il aime les animaux et vit avec eux ? Tous les "humains" qui vivent avec des chats et des chiens, n'ont pas besoin des scientifiques pour savoir que leurs compagnons éprouvent des émotions et sont intelligents ! Mais laissons parler Montaigne : 

Quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi, plus que je fais d'elle? Nous nous entretenons de singeries réciproques : si j'ai mon heure de commencer et de refuser, aussi a-t-elle la sienne.

Je vais rapporter ici un passage où Montaigne, citant Plutarque, explique comment un chien qui voulait boire de l'huile au fond d'une cruche jette des cailloux dans le récipient jusqu'au moment où il peut atteindre le liquide qui est monté jusqu'au bord. 

Cela, qu'est-ce, si ce n'est l'effect d'un esprit bien subtil ? On dit que les corbeaux de Barbarie en font de mesme, quand l'eau qu'ils veulent boire est trop basse (....) Mais cet animal rapporte, en tant d'aultres effects, à l'humaine suffisance, qui si je voulais suyvre par le menu ce que l'expérience en a apprins, je gaignerois ayseement ce que je maintiens ordinairement, qu'il se trouve plus de différence de tel homme à tel homme, que de tel animal à l'homme."

Cela me fait rire parce que Frans de Waal a réalisé cette expérience ( de l'eau que l'on ne peut atteindre) avec des singes et des enfants humains, et les singes s'en sont mieux sortis que nos têtes blondes ! 

 Enfin à la lettre B comme Bénignité (douceur) est cité le passage suivant : 

Il y a un certain aspect qui nous attache, et un général devoir d'humanité, non aux bêtes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mêmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la bénignité aux autres créatures qui en peuvent être capables (d'en bénéficier). Il y a quelque commerce entre elles et nous, quelque obligation mutuelle. (II, 11)


dimanche 24 janvier 2021

Frans de Waal : Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l'intelligence des animaux ?

 

Qu’est-ce qui distingue l’esprit d’un homme de celui d’un animal ? La capacité de concevoir des outils ? La conscience de soi ? L’emprise sur le passé et le futur ? Au fil des dernières décennies, ces thèses ont été érodées ou même carrément réfutées par une révolution dans l’étude de la cognition animale.
Voici des pieuvres qui se servent de coques de noix de coco comme outils ; des éléphants qui classent les humains selon l’âge, le sexe et la langue ; ou Ayumu, jeune chimpanzé mâle de l’université de Kyoto, dont la mémoire fulgurante rivalise avec celle des humains. Sur la base de travaux de recherche effectués avec de nombreuses espèces, Frans de Waal explore l’étendue et la profondeur de l’intelligence animale, longtemps sous-estimée.
Dans ce livre passionnant, le célèbre éthologue invite à réexaminer tout ce que l’on croyait savoir sur l’intelligence animale… et humaine.
L’essai de l’éthologue  Frantz de Waal. : Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l'intelligence des animaux ?  est, par bien des aspects, passionnant. (Quatrième de couverture)

Frantz de Waal, professeur  de psychologie à l’université Emory, docteur en biologie est aussi directeur du Living Links Center au Yerkes National Primate Research Center à Atlanta. Spécialiste des primates qu’il a passé des dizaines d’années à étudier en laboratoire mais aussi parfois dans la nature, il s’est intéressé aussi de très près à de nombreuses autres espèces.  Il rassemble ici les résultats des expériences qui ont lieu dans le centre dont il est le directeur et il recueille ceux de ses collègues dans le monde.

Ses recherches sur la cognition animale lui ont permis de faire des découvertes, de les vérifier, de les recouper avec celles d’autres chercheurs pour rester au plus près de la rigueur scientifique. Elles ont abouti à une constatation : oui, l’animal est intelligent, d’où ce titre provocateur :  Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence des animaux ?
Provocateur, certes, mais justifié ! car il se heurte, et les autres chercheurs avec lui, au refus voire au rejet  des philosophes, des scientifiques marqués par le behaviourisme ou partisans de l’animal-machine, il doit faire face aux accusations « d’anthropomorphisme, de romantisme, d’antiscience. »

Frans de Waall n’est pas un précurseur, il parle de ceux qui, avant lui, ont eu cette approche ouverte et sans préjugés de l’animal, à commencer par Charles Darwin, Konrad Lorenz, Jakob Von Uexküll, Donald Griffin et tant d’autres.

Quant à l’anthropomorphisme, nous dit Frans de Waal , c’est une notion dépassée. En réalité, « Il ne s’agit pas de comparer les humains aux animaux, mais une espèce animale - la nôtre- à une multitude d’autres espèces  car « il est indéniable que les humains sont des animaux ». « Je considère la cognition humaine comme une variété de la cognition animale. »

La cognition correspond, en fait, à l’adaptation d’une espèce à son milieu. Elle sera donc différente selon les espèces. Dire que l’une est supérieur à l’autre ne tient donc pas compte de la nécessité pour chacune d’assurer sa survie selon son milieu. Certes les humains ont le langage mais les animaux aussi, l’éthologie a permis de l’étudier;  certes, ils sont les seuls à avoir l’écriture et la pensée abstraite mais les autres animaux ont développé des qualités spécifiques, l'odorat pour certains, l’ouïe pour les chauves-souris, la mémoire pour le corbeau ou l’écureuil, -  supérieure puisqu'il qui est capable de retrouver les 20 000 pignons qu’il a cachés pour l’hiver dans des centaines d'endroits différents -  pour d'autres, les fourmis et les termites, la pensée collective, la cohésion de l’espèce… 
 Chaque espèce présente donc des qualités exceptionnelles que ne possèdent pas obligatoirement les autres.

Frans de Waal étudie donc les capacités cognitives des primates mais aussi des oiseaux et autres animaux… au point de vue de la socialisation, de la capacité d'empathie, d’émotion, du deuil, de la transmission des savoirs inter-espèce, de l'utilisation des outils, de la mémoire, de l’aptitude à acquérir de nouveaux savoirs, de leur habileté avec les nombres, de leur anticipation du futur ... L’essai s’appuie sur de nombreuses expérimentations qui sont souvent accompagnées de croquis pour plus de clarté. Et c'est bluffant ! Oui, bluffant de voir de quoi sont capables les animaux !
Mais il constate que, chaque fois que l'on découvre une compétence à un animal, compétence considérée jusqu'alors comme le propre de l'Homme, les détracteurs sont nombreux. Puis, lorsqu'ils sont obligés de s’incliner devant l’évidence, ils s’efforcent de redéfinir ce qui fait l'humain par d'autres compétences. Tout se passe comme s'il leur était insupportable de faire tomber les barrières qui séparent les espèces et de reconnaître que nous sommes des animaux parmi les autres ! Il n’y a plus de science qui tienne face à l’obscurantisme religieux, aux préjugés, à l’orgueil démesuré de l’homme.

J'aime beaucoup les conclusions qu'en tire Frans de Waal

" Redéfinir l'homme ne passera jamais de mode, et on saluera chaque nouvelle définition d'un : "mais oui, c'est ça!". Il y a encore plus honteux que cette manie humaine de se frapper orgueilleusement la poitrine - autre comportement typique des primates - c'est la tendance à dénigrer les autres. Et pas seulement les autres espèces : pensons à la longue histoire du mâle "caucasien" qui se déclare génétiquement supérieur à tout le monde. Le triomphalisme ethnique franchit les frontières de notre espèce lorsque nous décrivons les Néandertaliens comme des brutes épaisses...."

Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l'intelligence des animaux ?  est donc très intéressant et novateur. Il enrichit notre connaissance du monde animal et en cela, il est  passionnant. Par contre j’ai trouvé  la structure du livre un peu répétitive et touffue.

Lire aussi  Qu'est-ce qui fait sourire les animaux ? de Carl Safina. Voir ICI

Le chimpanzé Ayumu

Frans de Waal présente l'expérience réalisée par le primatologue Tetsuro Matsuzawa à Tokyo avec un chimpanzé nommé Ayumu dont la  mémoire étonnante rivalise avec celle des humains et la surpasse. Il n'a jamais été battu !

Ayumu est un jeune mâle qui, en 2007, a ridiculisé la mémoire humaine. Entraîné sur un écran tactile, il arrive à se souvenir d'une série de chiffres de 1 à 9 et à la taper dans l'ordre correct bien qu'ils apparaissent sur l'écran dans une disposition aléatoire et soient remplacés pas des carrés blancs dès qu'il commence à taper. Ayant mémorisé les chiffres, Ayamu touche les carrés dans le bon ordre. La réduction de la durée d'apparition des chiffres à l'écran ne semble pas le perturber, alors que les humains deviennent d'autant moins précis que le laps de temps raccourcit.


Si vous avez le temps, n'hésitez pas à regarder Ayumu et à vous mesurer à lui !