Pages

Affichage des articles dont le libellé est Station Eleven de Emily ST John Mandel. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Station Eleven de Emily ST John Mandel. Afficher tous les articles

vendredi 23 septembre 2016

Emily St John Mandel : Station Eleven


J’ai déjà beaucoup lu ou vu des livres ou des films décrivant la fin de la civilisation après une catastrophe et la situation de ceux qui survivent : Ravages de Barjavel ou Malevil de Robert Merle pour ne citer qu’eux.
Aussi j’avais peur de cette impression de déjà (trop) connu dans le roman Station Eleven d’Emily St John Mandel, jeune écrivaine canadienne. Mais le livre est placé sous le signe de Shakespeare puisque l’épidémie qui va décimer 99% de la population terrestre a lieu le jour suivant la mort de l’acteur Arthur Leander. Or, celui-ci s’écroule sur scène, victime d'une crise cardiaque,  au milieu de la représentation du Roi Lear. Alors ma curiosité a été piquée.

Mathieu rebuffat Nîmes après la fin du monde ICI
Bien sûr, j’ai retrouvé dans Station Eleven des situations récurrentes à tous les romans d’anticipation qui explorent ce thème et ceci est inévitable. La fin de la civilisation s’accompagne toujours d’un retour à la loi du plus fort. Et contrairement à la philosophie rousseauiste, comme l’homme est naturellement mauvais, il va s’emparer par la force de ce qu’il désire pour assurer sa survie, son confort (même relatif) et son plaisir! L’enfant et la femme sont une proie pour ces prédateurs. Le roman post-cataclysme développe donc, avec ce retour à la nature primitive, le mythe du chef qui est en général un homme. Souvent la femme, du moins chez les deux écrivains précédemment cités, occupe une place secondaire, importante surtout pour la survie de l’espèce !  Par contre, la femme chez Emily St John Mandel apprend à se défendre seule comme Kirsten, à combattre et à jouer du couteau, s’il le faut. De plus, elle aussi peut-être détenir l’autorité ! Ainsi la chef d’orchestre de la petite troupe autour de laquelle se rallient musiciens et acteurs. Ce qui est entièrement nouveau.
Le rôle de la religion est aussi un thème très présent. Dans Station Eleven le fanatisme est un moyen de manipulation et de contrôle du pouvoir. Le Prophète, nouveau gourou, s’empare d’une petite ville et soumet ses habitants.
Et puis, bien sûr, l’on retrouve dans toutes ces oeuvres la souffrance liée à la disparition d’êtres chers mais aussi du monde ancien. Ceux qui s’en sortent le mieux ce sont les enfants qui n’en ont plus le souvenir. Le regret lancinant des bienfaits de la civilisation disparue taraude les esprits : l’absence d’électricité qui plonge les nuits dans une obscurité angoissante, la lutte pour trouver à manger, la disparition des transports, du téléphone, d’internet qui abolissaient les distances, l’insécurité des villes et des chemins infestés de voleurs de tueurs. Et cette nostalgie donne une coloration au roman qui nous fait regarder d’une autre manière notre civilisation. Un point de vue différent qui nous permet d’en voir les aspects positifs et non, comme nous le faisons souvent à l’heure actuelle, ce qu’il y a de négatif. Nous prenons conscience de la facilité de notre vie liée aux sciences. Là aussi le roman va à l'encontre des idéologies qui critiquent le progrès, l'asservissement de l'homme à la machine.

Matthieu Rebuffat : Nîmes après la fin du monde l'autoroute  ICI
Mais la vraie réussite de ce roman, c’est d’avoir fait d’une petite troupe de comédiens itinérants le symbole insubmersible de la civilisation. En effet, les personnages d’Emily St.John Mandel sont des artistes. Ils se déplacent de ville en ville dans des voitures tirées par des chevaux, comme Molière, et oui, pour donner leur spectacle musical et théâtral. Ce sont eux qui maintiennent l’espoir, l’émotion, la beauté et redonnent un sens à la vie, de même qu'ils rendent aux survivants leur statut d’êtres humains. Pourquoi? «  Parce que survivre ne suffit pas ».
« Ce qui a été perdu lors du cataclysme : presque tout, presque tous. Mais il reste encore tant de beauté : le crépuscule dans ce monde transformé, une représentation du Songe d’une nuit d’été sur un parking dans la localité mystérieusement baptisée Saint Deborah by the Water avec le lac Michigan qui brille à cinq cent mètres de là. »
Et si les comédiens interprètent uniquement des pièces de Shakespeare, « c’est parce que les gens veulent ce qu’il y avait de meilleur au monde »
Et tant qu’il y a de la beauté sur cette terre, tant que la vie intellectuelle subsiste, la civilisation peut reprendre ;  témoin le renouveau avec la création d'un musée, d'un journal et la réapparition timide de l'électricité. Un livre assez optimiste, finalement.

Enfin, l’originalité du roman, c’est cette construction savante de récits conçus non comme des retours dans le passé, mais comme des espaces temps qui font coexister le présent et le passé ou même parfois anticiper l'un par rapport à l'autre. La vie de l’acteur Arthur Leander, de son fils Tyler et de ses trois épouses, sa mort, l’enfance de Kirsten et sa vie actuelle se déroulent en parallèle… Et entre passé et présent émerge un personnage très beau, celui Miranda, la première femme de Leander, une artiste elle aussi, qui écrit et dessine une bande dessinée. Elle y raconte une histoire de survie après la fin d’une civilisation, récit dans le récit, fil conducteur entre le passé et le présent et entre les personnages, en particulier entre Kirsten et Tyler, tous deux très jeunes au moment de la catastrophe.
Un roman bien écrit et intéressant qui trouve sa place auprès des bons romans illustrant ce genre.