Le bûcher est le premier livre que je lis de cet auteur hongrois né en Roumanie en 1973, Gyorgy Dragoman. Ce dernier est plus connu, je crois, en France, pour son livre Le Roi blanc dont le personnage principal est un garçon. Ici, c’est une fille, Emma, qui est au centre de ce roman d’initiation pas comme les autres. Elle vient de perdre ses parents tués dans un accident de voiture et est adopté par sa grand-mère qui l’amène dans son village. Pourquoi ses parents ne lui ont-ils jamais parlé de l’existence de la vieille dame ? Pourquoi sont-ils partis de chez elle sans jamais vouloir la revoir et pourquoi les habitants du village la tiennent-ils à l’écart ? C’est ce que va découvrir la jeune fille.
Nous sommes en 1989, au moment de la chute de Ceauscescu. Toute la population panse ses plaies, pleure ses morts, disparus dans les geôles du dictateur, fusillés pendant les soulèvements qui ont jeté le peuple dans la rue pour conquérir la liberté. Tous recherchent les corps de leurs proches dans les charniers qui sont mis à jour peu à peu. L’heure est au règlement de comptes et bien des victimes du passé deviennent les bourreaux du présent, adoptant les mêmes méthodes barbares que leurs prédécesseurs. Les uns persécutent, torturent, tuent, les autres en profitent pour s’enrichir aux dépens d’autrui tandis que les anciens membres de la police politique se replacent et sévissent toujours.
Il pensait s'être battu pour que tout le monde ait accès à tout, pour que personne n'ait plus jamais peur. Pas pour que des types comme le père d'Ivan, qui n'étaient même pas là, rachètent petit à petit la moitié de la ville. Il a entendu dire que non content de posséder la tannerie, il venait d'acheter la patinoire. Il secoue la tête, à quoi ça peut servir de posséder une entreprise, toute une usine, il ne pourra jamais comprendre ça. Et puis, comment une usine peut-elle appartenir à une seule personne ? Lui, il n'a certainement pas affronté la mort pour que tout redevienne la propriété d'une seule personne.
Certes, il s’agit d’un roman d’initiation : Emma va à l’école, fait de la course d’orientation, aime le dessin, tombe amoureuse, se dispute avec sa camarade de classe Krisztina… Tout paraît presque normal mais tout est perverti par l’horreur du passé.
Cependant, ce qui est le plus original est la manière de traiter le sujet. Le récit est fait à la première personne par la jeune fille et l’emploi du présent de narration- tout au moins dans la traduction française - établit un décalage entre ce qui arrive à la fillette et ce qu’elle perçoit. On a l’impression que la fillette décrit ce qui lui arrive comme si les faits étaient en train de s’accomplir devant elle. C’est à dire qu’elle est à la fois actrice et spectatrice comme si elle décrivait une scène dont elle était absente ou qui ne la concernait pas. Une sorte de dédoublement se crée, pendant lequel tous les gestes sont décomposés, comme projetés sur un écran, au ralenti .
« J’attends. je regarde le parc de la fenêtre. De chaque côté de l’allée, il y a des oiseaux perchés en haut des peupliers dénudés. Ce sont des corneilles.
J’observe les corneilles. J’attends.
Je me demande ce que la directrice me veut.
Cela fait presque six mois que je suis à l’internat.Tout le monde est gentil avec moi, les élèves, les profs, les surveillantes. Elles sont désolées de ce qui est arrivé à mes parents.
Je regarde l’arbre. Je ne veux pas penser à eux. J’attends.
la porte s’ouvre enfin.La directrice me dit : « tu peux entrer ».
J’entre.
Cet emploi du présent, ces phrases courtes, réduites au minimum, m’ont d’abord un peu arrêtée mais il faut persévérer car l’univers qui entoure Emma va s’animer d’une vie étrange, envoûtante où tous les sens participent, les bruits, le goût, les matériaux, leurs couleurs, leur contact, tout est noté avec minutie. C’est de la pure poésie. Les objets prennent une importance primordiale. Parfois, ils sont vus en si gros plan que l’on hésite à les reconnaitre, parfois ils semblent doués de vie à la fois par la force de l’imagination de la fillette et aussi peut-être parce qu’ils le sont réellement ! Entre réalisme et fantastique !
Ensuite les racines se racornissent, noircissent, prennent feu, gesticulent comme des petites pattes insectes, les touffes d’herbe rougeoient et brasillent, l’ensemble fait penser à une grande araignée de braise, velue, elle court le long de la branche, contourne les lettres en feu, s’arrête tout haut, se hisse comme pour regarder autour d’elle, son regard se pose d’abord sur moi, ensuite sur grand mère, revient sur moi, elle se recroqueville en crépitant, je sais qu’elle veut sauter du feu pour venir nicher dans mes cheveux.
Car il se passe de drôles de choses dans cette maison. La grand-mère est une sorcière, elle pratique des rites de sorcellerie avec de la farine, le fantôme du grand-père est souvent là, bienveillant, il guide la jeune fille, les poupées en chiffon pleurent et témoignent peut-être du douloureux passé de grand-mère. On ne sait jamais trop bien ce que voit l’enfant et ce qu’elle imagine.
Deux taches de buée de forme ovale, entremêlées, apparaissent sur la vitre, elles me font penser à l’hiver, au souffle blanc qui s’échappe des narines. Je recule notre un peu, les taches commencent à s’étendre, une forme humaine se dessine, c’est comme si quelqu’un se penchait vers la vitre, qu’il s’y appuyait des deux mains, et plaquait son visage entre ses mains, pour voir de l’autre côté.
Le dos des livres se profile dans la brume, mais je vois toujours ce visage blanc de l’autre côté de la vitre, il est vieux, mal rasé. C’est grand-père.
Le récit de la grand-mère s’insère dans celui de sa petite-fille, tandis qu’elle lui raconte l’histoire de sa petite amie Bertuka, juive, et de toute sa famille pendant la deuxième guerre mondiale, celle du grand-père et du grand secret qui pèse sur elle. Deux lourdes périodes historiques de la Roumanie (mais aussi de la Hongrie) qui font de l’Europe centrale, piétinée, occupée, démantelée, déchirée, une terre de souffrance et de deuil.
A travers ce double récit se construisent deux portraits de femmes, solides, courageuses, volontaires, qui font leur choix, souvent difficile, avec lucidité. Marquées par le passé qui expliquent peut-être leur étrangeté, à moins que ce ne soit leur qualité de sorcière - et pourquoi pas ? puisque nous aimons croire au surnaturel - , elles font passer la sincérité de leurs sentiments et l’amour avant tout.
Le tout forme un roman étrange et déconcertant, souvent poétique et cruel. Cruel, oui ! Il ne vous laisse pas en repos mais si parfois vous regimbez à y entrer, Gyorgy Dragoman vous rattrape toujours par cette manière de transcender la réalité, non pour la rendre plus belle, mais plus acceptable et peut-être même pour y puiser de la force.
Nous sommes en 1989, au moment de la chute de Ceauscescu. Toute la population panse ses plaies, pleure ses morts, disparus dans les geôles du dictateur, fusillés pendant les soulèvements qui ont jeté le peuple dans la rue pour conquérir la liberté. Tous recherchent les corps de leurs proches dans les charniers qui sont mis à jour peu à peu. L’heure est au règlement de comptes et bien des victimes du passé deviennent les bourreaux du présent, adoptant les mêmes méthodes barbares que leurs prédécesseurs. Les uns persécutent, torturent, tuent, les autres en profitent pour s’enrichir aux dépens d’autrui tandis que les anciens membres de la police politique se replacent et sévissent toujours.
Il pensait s'être battu pour que tout le monde ait accès à tout, pour que personne n'ait plus jamais peur. Pas pour que des types comme le père d'Ivan, qui n'étaient même pas là, rachètent petit à petit la moitié de la ville. Il a entendu dire que non content de posséder la tannerie, il venait d'acheter la patinoire. Il secoue la tête, à quoi ça peut servir de posséder une entreprise, toute une usine, il ne pourra jamais comprendre ça. Et puis, comment une usine peut-elle appartenir à une seule personne ? Lui, il n'a certainement pas affronté la mort pour que tout redevienne la propriété d'une seule personne.
Certes, il s’agit d’un roman d’initiation : Emma va à l’école, fait de la course d’orientation, aime le dessin, tombe amoureuse, se dispute avec sa camarade de classe Krisztina… Tout paraît presque normal mais tout est perverti par l’horreur du passé.
Cependant, ce qui est le plus original est la manière de traiter le sujet. Le récit est fait à la première personne par la jeune fille et l’emploi du présent de narration- tout au moins dans la traduction française - établit un décalage entre ce qui arrive à la fillette et ce qu’elle perçoit. On a l’impression que la fillette décrit ce qui lui arrive comme si les faits étaient en train de s’accomplir devant elle. C’est à dire qu’elle est à la fois actrice et spectatrice comme si elle décrivait une scène dont elle était absente ou qui ne la concernait pas. Une sorte de dédoublement se crée, pendant lequel tous les gestes sont décomposés, comme projetés sur un écran, au ralenti .
« J’attends. je regarde le parc de la fenêtre. De chaque côté de l’allée, il y a des oiseaux perchés en haut des peupliers dénudés. Ce sont des corneilles.
J’observe les corneilles. J’attends.
Je me demande ce que la directrice me veut.
Cela fait presque six mois que je suis à l’internat.Tout le monde est gentil avec moi, les élèves, les profs, les surveillantes. Elles sont désolées de ce qui est arrivé à mes parents.
Je regarde l’arbre. Je ne veux pas penser à eux. J’attends.
la porte s’ouvre enfin.La directrice me dit : « tu peux entrer ».
J’entre.
Cet emploi du présent, ces phrases courtes, réduites au minimum, m’ont d’abord un peu arrêtée mais il faut persévérer car l’univers qui entoure Emma va s’animer d’une vie étrange, envoûtante où tous les sens participent, les bruits, le goût, les matériaux, leurs couleurs, leur contact, tout est noté avec minutie. C’est de la pure poésie. Les objets prennent une importance primordiale. Parfois, ils sont vus en si gros plan que l’on hésite à les reconnaitre, parfois ils semblent doués de vie à la fois par la force de l’imagination de la fillette et aussi peut-être parce qu’ils le sont réellement ! Entre réalisme et fantastique !
Ensuite les racines se racornissent, noircissent, prennent feu, gesticulent comme des petites pattes insectes, les touffes d’herbe rougeoient et brasillent, l’ensemble fait penser à une grande araignée de braise, velue, elle court le long de la branche, contourne les lettres en feu, s’arrête tout haut, se hisse comme pour regarder autour d’elle, son regard se pose d’abord sur moi, ensuite sur grand mère, revient sur moi, elle se recroqueville en crépitant, je sais qu’elle veut sauter du feu pour venir nicher dans mes cheveux.
Car il se passe de drôles de choses dans cette maison. La grand-mère est une sorcière, elle pratique des rites de sorcellerie avec de la farine, le fantôme du grand-père est souvent là, bienveillant, il guide la jeune fille, les poupées en chiffon pleurent et témoignent peut-être du douloureux passé de grand-mère. On ne sait jamais trop bien ce que voit l’enfant et ce qu’elle imagine.
Deux taches de buée de forme ovale, entremêlées, apparaissent sur la vitre, elles me font penser à l’hiver, au souffle blanc qui s’échappe des narines. Je recule notre un peu, les taches commencent à s’étendre, une forme humaine se dessine, c’est comme si quelqu’un se penchait vers la vitre, qu’il s’y appuyait des deux mains, et plaquait son visage entre ses mains, pour voir de l’autre côté.
Le dos des livres se profile dans la brume, mais je vois toujours ce visage blanc de l’autre côté de la vitre, il est vieux, mal rasé. C’est grand-père.
Le récit de la grand-mère s’insère dans celui de sa petite-fille, tandis qu’elle lui raconte l’histoire de sa petite amie Bertuka, juive, et de toute sa famille pendant la deuxième guerre mondiale, celle du grand-père et du grand secret qui pèse sur elle. Deux lourdes périodes historiques de la Roumanie (mais aussi de la Hongrie) qui font de l’Europe centrale, piétinée, occupée, démantelée, déchirée, une terre de souffrance et de deuil.
A travers ce double récit se construisent deux portraits de femmes, solides, courageuses, volontaires, qui font leur choix, souvent difficile, avec lucidité. Marquées par le passé qui expliquent peut-être leur étrangeté, à moins que ce ne soit leur qualité de sorcière - et pourquoi pas ? puisque nous aimons croire au surnaturel - , elles font passer la sincérité de leurs sentiments et l’amour avant tout.
Le tout forme un roman étrange et déconcertant, souvent poétique et cruel. Cruel, oui ! Il ne vous laisse pas en repos mais si parfois vous regimbez à y entrer, Gyorgy Dragoman vous rattrape toujours par cette manière de transcender la réalité, non pour la rendre plus belle, mais plus acceptable et peut-être même pour y puiser de la force.
Gyorgy Dragoman
Nationalité : Hongrie
Né(e) à : Targu Mures (Roumanie) , le 10/09/1973
Biographie :
György Dragomán est un écrivain et traducteur roumano-hongrois d'expression hongroise.
En 1988, György Dragomán et sa famille quittent la Roumanie et émigrent en Hongrie. Il effectue ses études secondaires à Szombathely, puis de 1992 à 1998, il entre à l'Université Loránd Eötvös (Budapest) afin d'étudier l'anglais et la philosophie, puis s'inscrit au Eötvös József Collegium et au Láthatatlan Collegium.
De 1998 à 2001, il reprend le chemin de l'université de la capitale hongroise pour un doctorat de littérature anglaise moderne.
Son deuxième roman, A fehér király paraît en 2005 et reçoit, en Hongrie, les prix Déry Tibor et Sándor Márai. Le livre est traduit dans plus de vingt pays et c'est Gallimard qui le publie, dans sa collection Du monde entier, la traduction française, due à Joëlle Dufeuilly, sous le titre Le Roi blanc.
Parallèlement à son activité de romancier, György Dragomán traduit en hongrois des auteurs britanniques, entre autres, Samuel Beckett, James Joyce, Ian McEwan, Irvine Welsh. (Source : wikipédia )
Né(e) à : Targu Mures (Roumanie) , le 10/09/1973
Biographie :
György Dragomán est un écrivain et traducteur roumano-hongrois d'expression hongroise.
En 1988, György Dragomán et sa famille quittent la Roumanie et émigrent en Hongrie. Il effectue ses études secondaires à Szombathely, puis de 1992 à 1998, il entre à l'Université Loránd Eötvös (Budapest) afin d'étudier l'anglais et la philosophie, puis s'inscrit au Eötvös József Collegium et au Láthatatlan Collegium.
De 1998 à 2001, il reprend le chemin de l'université de la capitale hongroise pour un doctorat de littérature anglaise moderne.
Son deuxième roman, A fehér király paraît en 2005 et reçoit, en Hongrie, les prix Déry Tibor et Sándor Márai. Le livre est traduit dans plus de vingt pays et c'est Gallimard qui le publie, dans sa collection Du monde entier, la traduction française, due à Joëlle Dufeuilly, sous le titre Le Roi blanc.
Parallèlement à son activité de romancier, György Dragomán traduit en hongrois des auteurs britanniques, entre autres, Samuel Beckett, James Joyce, Ian McEwan, Irvine Welsh. (Source : wikipédia )
Voir le blog de Léo : ICI : Le bûcher