C'est dans le manoir de Guernaham dans la commune Le Vieux-Marché, au sud de Lannion, Côtes d'Armor, qu'Anatole Le Braz nous transporte avec cette courte nouvelle.
Manoir de Guernaham (détail)
Emmanuel Prigent est un jeune homme pauvre. Il s'est engagé comme domestique à Guarnaham, chez Renée-Anne Guyomar, une cousine éloignée qui a épousé Constant Dahorn. Ce dernier, un ivrogne brutal la maltraite. Emmanuel veille discrètement sur la jeune femme, l'arrachant parfois aux brutalités de son vieux mari. A la mort de celui-ci, Prigent devient chef de labour de la jeune et riche veuve et l'aide à entretenir le grand domaine. La jeune femme, élevée en demoiselle, est vite courtisée par des voisins de son rang, ce qui provoque la jalousie muette et la tristesse du jeune homme. Une barrière sociale sépare les jeunes gens. Emmanuel se ferme et se replie dans une solitude douloureuse mais digne. Il refuse désormais de participer aux soirées dans la vieille demeure et s'absente chaque soir à la même heure. Renée-Anne dépite sans trop savoir pourquoi. Un soir, elle le suit en cachette, pensant qu'il va voir une autre femme et elle découvre....
Mais qu'est-ce que les noces noires? Un an après la mort du conjoint ont lieu des commémorations funèbres pour honorer la mémoire du disparu, la veuve est alors autorisée à se remarier.
Le ton de cette nouvelle est plus léger que Le sang de la sirène que je vous ai présenté hier mais elle a beaucoup de charme car les deux jeunes gens sont attachants et l'histoire d'amour aussi. Nous nous intéressons à la Bretagne, toujours présente dans l'oeuvre d'Anatole Le Braz qui décrit les mentalités de la campagne, les coutumes. Nous assistons au Pardon de Saint-Sauveur; L'hiver avec ses veillées au coin du feu lui succède. Chacun y apporte son travail, les hommes du chanvre à éfibrer, les femmes leur fuseau et leur quenouille.
Le sujet m'a fait penser à un roman de Thomas Hardy Loin de la foule déchaînée où l'on voit un berger amoureux de sa riche patronne. Evidemment, la comparaison s'arrête là car il s'agit ici d'une nouvelle rapide, peu développée, donc plus superficielle, contrairement au roman de Hardy. Mais comme dans l'Angleterre victorienne, la hiérarchie sociale dans les campagnes bretonnes y est très marquée. Il y a presque autant de différence entre la propriétaire d'un riche domaine et son valet que dans la noblesse entre une princesse et un roturier! Le mariage est un marché, une négociation commerciale où la fortune, l'étendue des terres, la possession du bétail, le rang, sont minutieusement étudiées avant la demande en mariage.
Le récit d'Anatole Le Braz tient un peu du roman courtois où l'amoureux doit gagner le coeur de sa belle par sa bravoure et son dévouement. Ici "le charrueur" devra être compétent, valoriser les terres, aimer son métier mais aussi avoir des sentiments élevés qui lui suggèreront comment devenir l'égal de sa maîtresse. Les sentiments amoureux, dépit, jalousie, douleur, méconnaissance de ses propres sentiments, découverte de l'amour, sont analysés avec finesse et non sans humour. On y voit aussi la condition féminine du XIX siècle. Renée-Anne n'est libre que lorsqu'elle est veuve. Mariée à une brute, elle doit subir ses violences qui mettent sa vie en danger. Le mari a tous les droits.
Une lecture agréable! Petite anecdote : J'ai lu que les descendants de Prigent sont toujours les propriétaires du manoir de Guernaham.