Ceux qui m'ont lu sans prévention comprennent que j'ai écrit Indiana avec le sentiment non raisonné, il est vrai, mais profond et légitime, de l'injustice et de la barbarie des lois qui régissent encore l'existence de la femme dans le mariage, dans la famille et dans la société.
(La cause) que je défendais est-elle donc si petite? C'est celle de la moitié du genre humain, c'est celle du genre humain tout entier; car le malheur de la femme entraîne celui de l'homme...
C'est ce qu'écrit George Sand dans la préface de 1842 pour la réédition de ce livre, dix ans après la première parution. Cette vibrante déclaration n'est donc pas pour me déplaire surtout en des temps où le statut de la femme, partout dans le monde, reste si fragile. En 2010, une femme meurt tous les deux jours en France sous les coups de son mari. C'est donc avec un intérêt tout aussi vibrant que j'ai ouvert ce livre que je n'avais encore jamais lu.
Le récit d'abord : Indiana est une jeune créole de l'île Bourbon âgée de dix neuf ans. Venue en France après son mariage, elle vit dans un petit château de La Brie avec son mari, le colonel Delmare et son cousin, sir Ralph. Ce dernier après avoir veillé sur elle pendant son enfance continue à jouer le rôle de protecteur en détournant d'elle les sautes d'humeur et la violence de l'irascible colonel. Mariée contre son gré par un père qui ne l'aimait pas à ce vieil homme épais, au front chauve, à la moustache grise, à l'oeil terrible, la jeune femme, malade psychiquement, dépérit, sans amour, esclave dans sa propre maison, sans espoir d'une vie heureuse. En dehors de Ralph, elle n'a pour amie que sa suivante et soeur de lait, Noun, jeune créole à la beauté resplendissante. C'est au milieu de cet ennui mortel que survient un évènement qui va modifier le cours de sa vie. Le colonel Delmare tire sur un homme qui s'est introduit nuitamment dans sa propriété et le blesse. Celui-ci, un voisin du colonel,Raymon de Ramière, est transporté au château et soigné par Indiana. Le colonel, fou furieux, jaloux, croit qu'il s'agit de l'amant de sa femme puis est rassuré quand Ralph lui apprend que Monsieur de Ramière courtise Noun. Indiana l'ignore. Aussi quand Raymon après avoir séduit et abandonné la servante entreprend un siège assidu auprès de Madame Delmare, celle-ci qui ne connaît rien à l'amour ni à la société est une proie toute désignée pour ce jeune dandy parisien,héros des salons éclectiques.
Je ne dévoilerai pas plus longtemps l'intrigue mais disons qu'elle est assez complexe et parfois peu crédible surtout lors du dénouement. La confession de Ralph trop romantique à mon goût et un rien larmoyante, le suicide proposé, "organisé" et raté, ne m'ont pas toujours convaincue.
Pourtant ce premier roman de George Sand a des qualités certaines et c'est avec générosité, ferveur et conviction, qu'elle critique la haute société, son hypocrisie et dénonce la condition faite aux femmes. Il faut être une femme rompue aux règles de cette caste, en effet, pour survivre dans ce monde brillant mais corrompu. Indiana va croire naïvement aux serments de Raymon car elle ne connaît pas les jeux de la séduction; si elle aime c'est avec passion, complètement, sans songer aux conventions et aux regards des autres. Elle ne sait pas qu'il faut feindre, user d'artifice. Une femme avertie prend un amant mais à condition de présenter une façade irréprochable. Indiana a horreur de la tromperie, elle est prête à sacrifier sa réputation à son amour. Or, dans ce XIXème siècle où la femme n'a aucun droit devant la loi, il lui faut la protection de ses proches, le respect de ses amis, sinon elle n'a plus aucune ressource et est à la merci des violences conjugales. Lorsque sa tante, madame de Carjaval, se détourne d'Indiana, et une fois Ralph parti, celle-ci n'a plus de recours, plus d'issue. Mais Sand ne se contente pas de présenter la condition de la femme du monde. A travers Noun, elle montre celle de la femme du peuple qui a encore moins de valeur en tant qu'être humain qu'Indiana :
Que voulez-vous! Raymon est un homme de moeurs élégantes, de vie recherchée, d'amour poétique. Pour lui une grisette n'était pas une femme, et Noun, à la faveur d'une beauté de premier ordre, l'avait surpris dans un jour de laisser-aller populaire.
Le portrait de Raymon est subtil et réussi en Don Juan qui ne supporte pas qu'on lui résiste et dont la passion est attisée par le refus, par la difficulté. Pas forcément menteur, il est sincère - du moins l'espace d'un moment - quand il avoue son amour, séduit par ses propres paroles d'orateur brillant, entraîné par l'expression ardente de ses sentiments. Mais comme ceux-ci se dégonflent vite quand il faut faire face à des responsabilités ou courir le risque de se mettre au ban de la société! Raymon aime plaire, il aime briller, il tient à paraître dans le monde qui est le sien et qui l'admire. S'il est capable d'éprouver des remords, si sa conscience parfois le tourmente, le jeune homme agit en égoïste et fait toujours passer son bien être avant celui des autres. c'est pourquoi il peut s'accommoder assez bien du mal qu'il fait aux femmes surtout si elles ne sont que des servantes comme Noun.
C'est ainsi que George Sand elle-même résume le personnage dans sa préface : Raymon, c'est la fausse raison, la fausse morale par qui la société est gouvernée; c'est l'homme d'honneur comme l'entend le monde, parce que le monde n'examine pas d'assez près pour tout voir.
J'ai moins adhéré au portrait de Ralph que l'écrivain place face à Raymon pour représenter le type de l'homme d'honneur : L'homme de bien, vous l'avez à côté de Raymon; et vous ne me direz pas qu'il est l'ennemi de l'ordre; car il immole son bonheur, il fait abnégation de lui-même devant toutes les questions d'ordre social.
Tellement d'abnégation qu'il apparaît comme une figure insipide, sans grand intérêt tout au long du roman et quand enfin il se révèle, c'est pour faire pleurer les chaumières. En fait George Sand sacrifie avec lui à la mode romantique et le personnage me paraît trop idéalisé pour être crédible.
Quant à Indiana? Alors qu'elle se conduit avec dignité et grandeur face à la brutalité son mari, elle ne cesse de s'humilier devant son amant. Jugez plutôt : elle est séduite par Raymon avant de savoir qu'il a causé la mort de Noun. Elle l'apprend? elle continue à être éperdue d'amour. Il l'humilie, il lui ment, il la laisse, la jette, l'abandonne, revient, repart, la reprend etc... Indiana est toujours prête à revenir, plus on la bat, plus elle aime! Mais que faut-il faire à cette femme pour qu'elle cesse de se traîner aux genoux de son amant comme une chienne énamourée? Notons, cependant, que cet amour est toujours platonique car Indiana refuse l'amour physique et semble nier son corps, ne pas s'accepter en tant que femme. Ce que l'on peut comprendre étant donné la triste expérience qu'elle vit avec son mari.
Le personnage est donc complexe, plein de contradictions, une femme malade, une victime désignée pour la haine des hommes. Pourtant, Indiana m'a été carrément insupportable car avant d'être un personnage de chair comme Sand sait en créer, Indiana représente d'abord un type : c'est la femme, l'être faible chargé de représenter les passions comprimées, ou, si vous l'aimez mieux, supprimées par la loi, explique l'écrivain.
Et elle ajoute : Voilà ce que je vous répondrais si vous me disiez qu'Indiana est un caractère d'exception, et que la femme ordinaire n'a, dans la résistance conjugale, ni cette stoïque froideur, ni cette patience désespérante. Je vous dirais de regarder le revers de la médaille, et de voir la misérable faiblesse, l'inepte aveuglement dont elle fait preuve avec Raimon.
Et c'est parce qu'elle sert à une démonstration, je crois, que le personnage est moins intéressant. A force d'en faire le type de la femme faible, George Sand lui enlève toute crédibilité. Indiana finit par paraître inhumaine dans sa passion égoïste et peu intelligente dans son aveuglement. L'auteur qui en était sans doute consciente cherche à justifier son attitude par ces mots :
je crois que si Indiana eût voulu comprendre la sèche vérité, elle n'eût pas traîné jusque là un reste de vie épuisée et flétrie.
C'est peut-être aussi par calcul que George Sand a peint Indiana sous ce jour. Tel qu'il est son roman a été incriminé comme portant atteinte à l'institution du mariage, un plaidoyer contre l'ordre social. On lui a reproché son immoralité.
Pourtant George, consciente de ses hardiesses avoue avoir opté pour une certaine prudence, avoir mis une sourdine sur ses cordes quand elles résonnaient trop haut :
"Peut-être lui rendrez-vous justice, si vous convenez, écrit-elle en parlant de l'auteur c'est à dire d'elle-même au masculin, qu'il vous a montré bien misérable l'être qui veut s'affranchir de son frein légitime, bien désolé le coeur qui se révolte contre sa destinée.
On peut se demander, face à ces critiques, comment le livre aurait été reçu si elle avait tracé le portrait d'une femme forte et intelligente comme Marcelle de Blanchemont du Meunier d'Angibault? Les attaques auraient été plus virulentes encore certes mais à mon avis, le roman aurait gagné à montrer une femme faible peut-être, opprimée certes, passionnée soit, mais moins stupide. La cause des femmes aussi!