Faire rire, "C'est le plus court chemin d'un homme à un autre", affirme Jean-Louis Fournier.
Il a raison comme nous le prouve son livre Où on va papa? dans lequel il parle pour la première fois de ses deux enfants handicapés, Mathieu et Thomas, afin "de les mettre en lumière" :
"Un livre que j'ai écrit pour vous. Pour qu'on ne vous oublie pas, pour que vous ne soyez pas seulement une photo sur une carte d'invalidité."
Et c'est par le rire qu'il communique avec nous, c'est par le rire que nous sommes tout de suite à l'unisson, par le rire que nous pénétrons dans le no man's land de sa souffrance. Une souffrance telle que l'on sent très bien qu'il pourrait ne jamais en revenir s'il n'y avait l'humour, l'auto-dérision... Et de ce rire naît une émotion qui ne fera jamais appel à la pitié, sentiment que l'auteur jugerait offensant, mais à une totale empathie.
Ce qui n'empêche pas ce rire d'être douloureux voire terrifiant. Car Jean-Louis Fournier sait nous transmettre d'abord toute la souffrance physique et morale de ses fils, de Mathieu qui n'a jamais su sourire, de Thomas qui peut répéter cent fois de suite : "Où on va papa?" sans jamais retenir la réponse, des deux garçons enfermés dans leur corset d'acier, le corps meurtri. Et puis il y a le désespoir du père! Il ne vivra jamais les joies des autres parents; et quand il énumère tout ce qu'il ne connaîtra pas, le lecteur prend conscience qu'avoir des enfants qui ne souffrent pas d'un handicap, loin d'être un dû, loin d'être naturel, est une sorte de conte de fées, une chance extraordinaire! Il décrit aussi l'ambivalence de ses sentiments envers ses fils handicapés, de l'amour à la haine... désirs de mort, fulgurances d'amour.
Mais que l'on ne s'y trompe pas, ce livre même s'il témoigne, n'est pas seulement un témoignage! C'est une oeuvre littéraire forte qui me fait parfois penser, non par le sujet, mais par la construction, aux tableaux sociaux, aux portraits que dressait un moraliste comme La Bruyère au XVIIème siècle. Où on va papa? est construit, en effet, par petits chapitres indépendants qui égrènent chacun un thème, de la présentation à la chute qui crée une surprise, voire un choc auprès du lecteur, chute qui exige beaucoup de maîtrise dans l'art d'écrire.
Cette chute peut-être tour à tour :
un rire de dérision :
Quand je parle de mes enfants, je dis qu'ils ne sont "pas comme les autres". Ca laisse planer un doute. Einstein, Mozart, Michel Ange, n'étaient pas comme les autres.
Qui va de pair avec la cruauté
J'ai pensé que quand ils seraient grands, je leur donnerai un grand rasoir coupe-chou. On les enfermerait dans la salle de bains et on les laisserait se débrouiller avec leur rasoir. Quand on n'entendrait plus rien, on irait avec une serpillère nettoyer la salle de bains.. J'ai raconté ça à ma femme pour la faire rire.
un cri de souffrance et d'amour
Quand je pense que je suis l'auteur de ses jours, des jours terribles qu'il a passés sur Terre, que c'est moi qui l'ai fait venir, j'ai envie de lui demander pardon.
un aveu d'impuissance
Je n'ai pas eu de chance. j'ai joué à la loterie génétique, j'ai perdu.
Et puis il y aussi la douceur, la tendresse
"J'espère quand même que mises bout à bout, toutes leurs petites joies, Snoopy, un bain tiède, la caresse d'un chat, un rayon de soleil, un ballon, une promenade à Carrefour, les sourires des autres, les petites voitures, les frites... auront rendu le séjour supportable."
Le style très concis, ramassé, d'une simplicité épurée, refuse l'émotion facile et renforce le propos. Jean-Louis Fournier définit ainsi sa manière d'écrire :
"Une phrase, c'est un mur de pierres sèches. Pas de ciment. Quand les mots se cognent, ça fait des étincelles."
Effectivement! Chaque phrase composée la plupart du temps de propositions indépendantes, est courte, rapide, sobre, sans fioritures, sans mots superflus, et porteuse de sens.
De plus, on se souvient que Jean-Louis Fournier à été le coauteur des Minutes de Cyclopède, grand ami de Desproges, amateur de l'absurde. Et il a l'art douloureux de mettre en avant l'absurdité de la vie telle qu'il la ressent devant les épreuves que subissent ses fils, devant l'inutilité de ses efforts, et aussi dans la confrontation de ses rêves avec la réalité.