Autant le dire tout de suite : le livre de Javier Cercas Les Soldats de Salamine est un coup de coeur! Il est écrit à la mémoire de ces soldats de la Guerre Civile d'Espagne qui ont combattu pour la liberté et la République comme les Grecs l'ont fait à Salamine contre les Perses de Xerxès Ier en 480 av.JC. Mais alors que les Grecs ont remporté la victoire, les républicains espagnols ont perdu, assassinés, emprisonnés, exilés, et bientôt oubliés, sans que nul ne leur ait gratitude du sacrifice de leur jeunesse et de leur vie. Inconnus.
".. ce fut là que je vis tout d'un coup mon livre, le livre que je poursuivais depuis des années, je le vis tout entier, terminé, du début à la fin, de la première à la dernière ligne, ce fut là que je sus, quand bien même nulle part dans aucune ville d'aucun pays de merde jamais aucune rue ne porterait le nom de Miralles*, que tant que je raconterai son histoire Miralles continuerait en quelque sorte à vivre, tout comme continueraient à vivre, pour peu que je parle d'eux, les frères Garcia Sergués -Joan et Lela- et Miquel Cardos et Gabi Bladrich et Pipo Canal et le gros Odena et Santi Brugada et Jordi Gudayol, bien que morts depuis tant d'années, morts, morts, morts..."
Un journaliste, Javier Cercas(?), auteur d'un seul livre, en panne d'inspiration, décide d'écrire sur Rafael Sanchez Mazas, ami personnel de José Antonio Primo de Rivera -tous deux fondateurs de la Phalange- après avoir interviewé le fils de celui-ci, l'écrivain Rafael Sanchez Ferlioso. En effet, une anecdote racontée par Ferlioso au sujet de son père pique sa curiosité : Mazas arrêté par les républicains à Barcelone, est emprisonné au sanctuaire du Collel, près de la frontière. Lors de l'exécution collective qui suit, il parvient à s'échapper et à se cacher dans un fourré. Une chasse à l'homme est organisée au cours de laquelle un soldat le découvre. Mais lorsque l'on demande à celui-ci si Mazas est là, il répond, en regardant le phalangiste droit dans les yeux : "il n'y a personne". Réfugié dans le bois pendant quelques jours, le fugitif ne doit son salut qu'à de jeunes républicains qui ont refusé l'exil après la défaite. Il les appelle les amis de la forêt. C'est le titre de la première partie à la fin de laquelle Javier Cercas décide d'écrire son livre. Celui-ci sera non pas un roman, mais un récit réel. Il s'intéressera au personnage de Rafael Sanchez Mazas mais aussi, et tout naturellement, au soldat de Collel qui lui a sauvé la vie.
J'aime tout dans ce bouquin : j'aime que l'on ne sache pas toujours la frontière entre le réel et la fiction. Le journaliste, auteur de ce livre est-il vraiment Cercas? quelle est la part de mise en scène dans son récit? Miralles existe-t-il vraiment?
J'aime la manière dont se construit l'histoire comme une enquête qui nous permet, au cours de rencontres avec ceux qui l'ont vécue où avec leurs descendants, de remonter le temps, de voir se dessiner le portait de Mazas que l'auteur nous peint dans toute sa complexité, ne cherchant ni à minimiser ses responsablités, ni à les excuser mais évitant le manichéisme. Cercas montre, par exemple, comment cet homme responsable de la barbarie fasciste a su rester fidèle à ses amis de la forêt et aider ces jeunes républicains à s'en sortir, payant ainsi sa dette.
J'aime me laisser embarquer dans une sorte de suspense sur les traces de Miralles, ce vieil espagnol qui finit sa vie dans une maison de retraite en France. Est-il oui ou non le soldat de Collel? Jusqu'au bout, je souhaite savoir pourquoi il a épargné celui qui fut l'un des grands responsables de la tragédie vécue par l'Espagne? J'aime aussi ne pas avoir les réponses à toutes mes questions et faire une partie du chemin toute seule car la seule réponse est l'absence de réponse. En écoutant les propos du vieillard qui nous rappellent à quelques vérités, je comprends que ce livre n'est pas l'apologie de la guerre même si l'on sent l'empathie de Javier Cercas envers les républicains :
l'écrivain : -Mais toutes les guerres sont pleines d'histoire romanesques, n'est-ce pas?
Miralles : -Seulement pour celui qui ne les vit pas. Seulement pour celui qui les raconte.(...) Les héros ne le sont que quand ils meurent ou qu'on les assassine. Il n'y pas de héros vivants, jeune homme. Ils sont tous morts. Morts, morts, morts.
Aussi ce soldat de Collel, quel qu'il soit, qui refuse de tuer alors que les guerres sont faites pour cela, est un homme intègre et courageux et on ne peut plus pur...
Quant à Miralles comme tous ces ces soldats de Salamine qui ont combattu jusqu'au bout les idéologies nazis et fascistes, même sous un drapeau qui n'était pas le leur, il fait partie, dit Javier Cercas - paraphrasant la devise de Rafael Sanchez Mazas et de Primo de Rivera mais en la détournant - du peloton de soldats qui sauve la civilisation dans ces moments inconcevables lors desquels la civilisation tout entière dépend d'un seul homme.
Mais, ajoute Cercas, Miralles serait mort de rire si quelqu'un lui avait dit alors qu'il était en train de nous sauver en ces temps obscurs, et peut-être précisément pour cette raison, parce qu'il n'imaginait pas que la civilisation dépendait de lui, il allait la sauver, et nous avec, sans savoir qu'il obtiendrait en guise de récompense une chambre anonyme de résidence pour pauvres dans une ville éminemment triste d'un pays qui n'était même pas le sien, et où... personne ne le regretterait.
J'aime la nostalgie et la tristesse grave que j'ai ressenties en refermant le livre car au-delà de ce récit captivant sur la guerre d'Espagne, et de ces personnages passionnants, marqués par leur époque, nous atteignons à l'universel. Comme Miralles, nous avons tous rendez-vous à Stockton, titre de la troisième partie, allusion à cette ville d'un film de John Huston intitulé La dernière chance. Pour Miralles, Stockton, c'est cette maison de retraite où il attend la mort. Nous aurons tous la nôtre, semble nous dire Javier Cercas. Comme le vieux républicain espagnol nous sombrerons dans l'oubli à moins qu'un écrivain ne nous recueille dans les pages de son livre et nous ramène à la vie.