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samedi 2 juillet 2011

Joyce Carol Oates : La fille tatouée


 La fille tatouée de Joyce Carol Oates est un roman qui vous bouscule, que dis-je? qui vous malmène, vous rudoie, vous bouleverse, vous empoigne enfin. Tout, du récit au style, de l'intrigue générale aux détails, est dérangeant et je comprends pourquoi il a été si controversé à sa sortie! Une chose est sûre : s'il ne fait pas plaisir, si l'on n'en sort pas indemne, c'est parce que c'est un grand roman!

Deux personnages en opposition totale
Alma Bush est décidément une pauvre fille, une paumée.  Elle vient d'un pays, le comté d'Akron en Pensylvannie, qui ressemble  à l'enfer -  au sens propre-  avec ses fumerolles qui s'élèvent du sol, ses vapeurs, ses gaz toxiques, sa puanteur, avec les incendies de ses mines d'anthracite. Elle est issue d'une famille pauvre où le mot amour n'existe pas. Les hommes l'ont toujours traitée en objet sexuel, ils l'utilisent, ils la vendent, l'insultent et la seule chose qu'elle reçoit d'eux, ce sont des coups de pieds dans le ventre, ce dont ils ne se privent pas. Pourquoi accepte-t-elle? parce qu'elle n'a aucune estime pour elle-même, est persuadée que personne ne peut l'aimer, parce qu'elle pense le mériter!
Joshua Seigl est de famille juive. Ecrivain brillant et reconnu, il a écrit un livre, considéré comme un chef d'oeuvre, sur ses grands parents morts dans les camps de concentration. Lui aussi est fragile et prompt à se replier sur lui-même mais il est riche,  érudit, bel homme, habitué à recevoir l'admiration des femmes et les hommages des lettrés et des intellectuels qui l'entourent.  Cependant, quand, atteint d'une grave maladie, il est obligé de prendre un assistant, le voilà qui refuse tous les brillants étudiants qui se présentent chez lui pour prendre Alma Bush à son service!

L'intrigue psychologique et sociale
La réunion de Joshua et Alma sous le même toit, c'est la confontation explosive de deux extrêmes, de deux milieux sociaux que tout oppose, de deux Amériques qui d'habitude ne se connaissent pas et n'ont pas de rapport entre elles en dehors de l'exploitation de l'une par l'autre.
Pendant que les familles du comté d'Akron meurent les poumons rongés par l'emphysème et toutes sortes de maux au-dessus des mines incendiées, dans l'indifférence générale de ceux qui détiennent le pouvoir, pendant qu'Alma est ramassée mourante de faim dans le ruisseau, Joshua ne sait que faire de son argent. Il est si riche qu'il n'ouvre même pas les lettres qui contiennent des chèques de rémunération pour ses interventions dans des colloques ou ses publications. Si riche qu'il a le bon goût d'en avoir honte! Et si cultivé que chacun de ses mots blesse l'écorchée vive qu'est Alma!
Ce qui explique le sentiment qu'elle va paradoxalement éprouver pour son patron, la haine! Paradoxalement, car c'est le seul homme qui la respecte, le seul qui ne la touche pas, le seul qui se soucie de son bien être, de son avenir! Pourtant, il suffirait d'un mot, d'un geste, d'une attention pour qu'une étincelle s'allume dans le coeur d'Alma, pour parvenir à percer sa carapace, pour que la haine se transforme en amour.
Voilà pour la situation et comme vous devez savoir que Joyce Carol Oates n'est pas précisément une habituée de Cendrillon,  il est inutile de vous dire que le livre finit mal!

La condition de la femme
J'avoue que j'ai vraiment eu du mal à lire jusqu'au bout cette histoire si noire. Cela tient d'abord à la personnalité d'Alma. On ne peut ressentir de la sympathie, ni même de la pitié pour cette fille même si l'on sait qu'elle est victime. En fait, c'est parce que  l'écrivain nous invite à partager le point de vue des hommes, des brutes, sur elle, en particulier de Dmitri, ce garçon de café qui la prostitue. Et ce regard est tellement dégradant, tellement salace que, malgré la beauté de la jeune fille abimée par ses tatouages, l'on ne voit plus en elle qu'une "femelle" (sic) nécessaire à l'assouvissement de besoins sexuels et bonne à apporter de l'argent, une épave sans dignité, un objet dont on peut disposer à sa guise. On souhaiterait pouvoir s'intéresser au personnage mais le fait qu'elle se soumette, qu'elle paraisse n'avoir aucun orgueil, nous en empêche et  finalement, il est très incorfortable pour le lecteur d'éprouver pour elle indifférence ou mépris, bref! d'épouser le point de vue des salauds.  Et c'est là que réside la force de l'écrivain. Elle nous fait prendre conscience de l'exploitation sexuelle, financière et psychogique de la jeune femme issue d'un milieu modeste en nous amenant à être du côté de l'exploiteur non de de la victime. Et notre prise de conscience sera d'autant plus grande que nous serons amenés peu à peu à la voir sous un autre angle, celui de Josua, celui du narrateur ou encore le sien, de l'intérieur,  quand nous serons éclairés sur ses pensées et ses sentiments..
Ainsi le roman de Joyce Carol Oates est une dénonciation de la condition des femmes qui partent dans la vie avec un handicap social insurmontable et un capital d'amour égal à zéro..  Et cette dénonciation est d'une telle crudité, avec des mots si violents, que cela nous touche jusqu'au malaise.

Le thème de l'holocauste et l'antisémiste d'Alma
Un autre chose m'a gênée, c'est l'antisémiste d'Alma, un antisémiste qui ne lui est pas naturel, que lui appris son amant Dmitri à grand renfort de coups de  pied mais qu'elle fait sienne pour deux raisons : pour plaire à Dmitri  parce quelle veut être aimée par quelqu'un, fut-ce par la pire ordure, et parce qu'il faut bien aussi qu'elle  se raccroche à sa haine envers son employeur. C'est ce qui lui permet d'exister.  Là encore l'antisémistisme s'exprime d'une manière et dans des termes d'une telle violence que l'on a l'impression d'être traîné dans un bain de boue, de partager l'enfer de cette femme.
Quant à Josua, même s'il est très éloigné de la la religion, il reste hanté par l'holocauste  Il y a un moment très beau lorsque Josua  provoque une prise de conscience chez elle en cherchant à lui montrer la réalité de l'holocauste perpétrée non seulement contre les juifs mais contre toutes les autres victimes (merci à JC Oates de le rappeler) et le non fondé de sa haine pour les juifs. C'est comme s'il ouvrait une brèche  vers la conscience de la jeune femme. A partir du moment où Josua s'intéresse à elle comme être pensant, en se souciant de ses idées, il la fait naître en tant que personne. Et pour le lecteur, c'est une brève trouée de ciel bleu dans un univers sans espoir.

Prise de position politique
JC Oates n'hésite pas aussi à dénoncer les responsables de catastrophes écologiques, de pollution comme elle l'a fait à propos de la ville de Niagara dans "Chutes"... C'est un thème qui lui est cher. Même s'il est secondaire, il est  important parce qu'il éclaire la psychologie d'Alma et l'affrontement social entre les deux personnages :
On dit qu'on aurait pu éteindre les incendies dans ces  mines il y a des années mais que le comté d'Akron n'a rien fait. L'Etat de Pensylvannie n'a rien fait. Pourquoi?
C'est les politiciens. C'est les propriétaires-banquiers juifs avec leurs hypothèques sur Wind Ridge, Bobtown, McCraken, Cheet.  Que les mines brûlent, qu'elles déposent leur bilan. Personne n'a en rien 
à fiche des gens qui vivent ici, c'est comme ça que les banquiers juifs gagnent des millions de dollars, et le gouvernement américain approuve de la même façon qu'il soutient Israel.
Je pense  en lisant ces lignes aux accents de John Steinbeck dans Les raisins de la colère ou ceux d'Emile Zola dans Germinal.. car c'est le propre d'un grand écrivain de dénoncer l'inégalité sociale  à travers des personnages qui l'incarnent individuellement.

 Challenge de George

Joyce Carol Oates : Mère disparue




Joyce Carol Oates  a écrit ce roman Mère disparue en pensant à sa mère décédée en 2003, si j'en juge par la dédicace du livre... Il ne s'agit pas, cependant, d'une autobiographie mais d'une oeuvre entièrement fictionnelle puisque l'écrivain imagine  comment l'héroïne de son roman, Nikki, après une soirée de fête des mères ratée, retrouve sa mère  morte quelques jours plus tard, sauvagement assassinée. Le livre n'est pas non plus un  roman policier. Le lieutenant Ross Stabane retrouve tout de suite le meurtrier et clôt l'enquête.
Et pourtant, il y a enquête! Celle que Nikki va mener auprès des amies de sa mère, "l'hypocondriaque" Alice Proxmire,"le distingué" Gilbert Wexley, "la sévère" tante Tabitha,  pour apprendre qui était véritablement Gwen Eaton que ses amis avaient surnommée "Plume" et qui cherchait désespérement à rendre les gens heureux autour d'elle faute de pouvoir l'être vraiment elle-même. Au cours de cette recherche la personnalité de Nikki va évoluer ainsi que ses sentiments.
Au début de Mère disparue, Carol Joyce Oates s'adresse directement à chacun d'entre nous en ces termes : Je raconte ici comment ma mère me manque. Un jour, d'une façon qui ne sera qu'à vous, ce sera aussi votre histoire. J'ai pensé, à la lecture de ces lignes, que ce livre allait beaucoup me toucher ... et puis non! Il se lit, pourtant, avec intérêt.
En effet, il présente les qualités que j'ai rencontrées au cours de mes lectures de Joyce Carol Oates. Celle-ci excelle dans la peinture des relations humaines et de ses ambiguités, des rancoeurs, et des blessures qui ne peuvent se refermer. Les rapports, par exemple entre les deux soeurs, Nikki et Clare Eaton, la jalousie qu'elles éprouvent l'une envers l'autre, l'attrait-répulsion voire  le manque d'amour et d'affinités sont décrits avec beaucoup de finesse, de même que ceux plutôt équivoques entre Nikki et son beau-frère, Rob Chisholm.
J'aime beaucoup aussi, comment sans avoir l'air d'y toucher, l'écrivain sait faire comprendre la hiérarchie des rapports sociaux, le sentiment de supériorité éprouvé par une certaine bourgeoisie envers les classes dites inférieures, les non-dits au sein d'une même famille. Par exemple la  condescendance feutrée manifestée à la si "gentille" et si "petite" Plume qui fut dans les années 60 "une pom pom girl fadement mignonne", comme des "milliers- des millions?- d'autres jeunes filles instantanément reconnaissables pour des américains de la classe moyenne par tout non-américain".
Peu à peu se dessine aussi le portrait du père mort des années auparavant et c'est là, une fois encore, une  des grandes  forces de l'écrivain, celle de faire découvrir de manière allusive la relation entre Gwen et son mari, de faire revivre par petites touches impressionnistes cet homme silencieux, coléreux, imbu de lui-même, représentant l'autorité, et qu'il valait mieux ne pas taquiner, le père  impatient  et exaspéré par ses enfants, le mari amoureux de sa femme mais méprisant la famille modeste de celle-ci, les Kovach.
Par contre j'ai moins aimé le personnage de Nikki qui, contrairement à Ariah dans Chutes, est finalement peu intéressante. Superficielle, égocentrique, préoccupée uniquement de son pouvoir sur les  hommes, et de son apparence, elle est sensée changer après la terrible épreuve qu'elle a vécue. Or, son évolution me paraît peu convaincante et profonde. Joyce Oates m'a paru plus inspiré à d'autres  moments, pour d'autres personnages.
Enfin, et c'est ce qui explique une relative déception à la lecture de ce livre, l'auteur nous avait annoncé un roman sur le manque et je m'attendais à une réflexion sur la mort, sur le vide, sur les rapports mère-fille, sur l'amour maternel et filial ... Bien sûr, il est question de tout cela dans ce roman mais le fait d'avoir imaginé ce meurtre donne un côté anecdotique au récit. C'est pourquoi j'ai ressenti un manque de profondeur comme si ce n'était pas et ne pouvait pas être mon histoire. Peut-être est-ce pour cela que je n'ai pas été vraiment touchée par ce roman?


Joyce Carol Oates : Les mystères de Winterthurn


                            

Les mystères de Winterthurn de la grande romancière Joyce Carol Oates que l'on pourrait qualifier de roman noir gothique aborde un registre auquel je ne m'attendais pas  après avoir lu  Nous étions les Mulvaney bien ancrée dans la société américaine des années 1970.
Le livre est divisé en trois parties qui correspondent à trois énigmes, associées à des meurtres, résolues par le détective Xavier Kilgarvan :
          La vierge à la roseraie ou la tragédie du manoir Glen Mawr
          Le demi-arpent du diable ou le mystère du "cruel prétendant"
          La robe nuptiale tachée de sang ou la dernière affaire de Xavier Kilgarvan
Le fil directeur de ces trois récits est d'abord, bien sûr, Xavier Kilgarvan qui a seize ans au début du roman et les personnages récurrents  comme les deux cousines du jeune homme, Perdita et Thérèse Kilgarvan ainsi que les frères du héros; ensuite le lieu, le village de Winterthurn, et le genre, un mélange de réalisme lié au roman policier et de fantastique qui rappelle le roman gothique avec intervention du diable et de démons. L'intrigue se situe  à la fin du XIX ème siècle.
On peut lire cette oeuvre au premier degré, en tremblant, caché(e) sous sa couverture, fasciné(e)par les horreurs du manoir de Glen Mawr, terrifié(e) par les atrocités commises par le  "cruel prétendant" ou la robe couverte de sang de la belle et malheureuse Perdita.
Et puis, il y a le second degré : un humour sous-jacent au récit qui nous interpelle comme si l'auteur voulait attirer notre attention vers autre chose, vers un autre point de vue, d'autres centres d'intérêt, thèmes qui ne sont pas si éloignés, finalement, du roman que je citais plus haut : Le double visage d'un Juge, égoïste et incestueux dans le privé mais qui se prétend juste, sévère et impartial dans l'exercice de son métier et qui condamne à la pendaison une servante, séduite par son patron et jetée à la rue, parce que son bébé est mort de froid lors de l'accouchement. Un fils de famille coupable des pires atrocités, innocenté et libéré sous un fallacieux prétexte, mais en fait parce que les jeunes filles torturées et violées par lui ne sont après tout que des ouvrières d'usine. Calomnies, cruautés, vanités, superstitions, obscurantisme... Description d'une société bien-pensante et méprisante qui cache sous les aspects extérieurs de la vertu, les dépravations les plus totales. Même le pasteur n'est pas épargné, terminant en beauté (si j'ose dire!) la satire d'une société que l'auteur épingle d'un trait vigoureux, incisif.
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Joyce Carol Oates et Ian MC Ewan : Chutes (2) ; Sur la plage de Chesil

 J'ai découvert des correspondances certaines entre le roman de Carol Joyce Oates : Chutes et celui de Ian McEwan :  Sur la plage de Chesil.
Tous deux parlent  de jeunes mariés en voyage de noces, l'un aux Etats-Unis en 1950, l'autre en Angleterre, en 1962, une nuit de noces qui sera sans lendemain pour les deux couples. Tous deux seront en effet, des victimes de leur époque  et de leur milieu.  Si le récit de cette nuit de noces ne couvre que la première partie du long roman de Joyce Carol Oates, et ne représente qu'un moment rapide (mais décisif) de la vie de son héroïne, Ariah, il constitue par contre  le corps du court roman de Ian McEwan, le reste de la vie des personnages, Florence et Edward, étant résumé en quelques pages.
Les deux récits sont construits de la même manière avec des retours en arrière qui renseignent sur le passé, le milieu social, le caractère, les sentiments des personnages.
Pour le couple américain tous deux issus de milieux protestant puritains -lui est un pasteur évangéliste-  le sexe, considéré comme un péché, est une souillure. L'absence d'amour entre le couple, sa peur de la damnation, les non-dits sur les tendances homosexuelles du mari, tout va les conduire à un dénouement tragique. Le couple anglais, à priori, paraît moins marqué par le puritanisme et l'empreinte judéo-chrétienne, il doit surmonter pourtant tout autant d'inhibitions. Les années soixante sont encore une période où la sexualité est tenue secrète, où l'on cache la vérité sur la procréation aux enfants, sur les règles des filles aux garçons.. Les rares manuels d'éducation sexuelle sont maladroits et finalement malsains. Le sexe est associé à la peur d'avoir des enfants par "accident", à la crainte du contact physique ou d'échouer dans l'acte sexuel, de se ridiculiser. Pourtant si l'on devait parier sur l'un ou l'autre couple, j'aurais choisi celui de Mc Ewan car Florence et Edward ont une attirance physique l'un envers l'autre et s'aiment au contraire du couple de Oates qui n'éprouvent qu'un dégoût physique l'un envers l'autre assorti à un sens du devoir et des convenances peu réjouissant.
Les lieux éponymes des deux romans témoignent de l'influence déterminante qu'ils vont avoir sur l'avenir de ces jeunes mariés. Les Chutes du Niagara pour l'un, la plage de Chesil dans le Dorset, pour l'autre, vont consacrer la rupture du couple et décider de son avenir...
Le Niagara, fleuve à l'égal d'un Dieu, dans le roman de Oates, apparaît, en, effet, comme un personnage à part entière, obsédant par sa formidable présence, symbolique du destin des êtres humains qui gravitent autour de lui sans pouvoir lui échapper. Les chutes sont le symbole de la toute puissance de la Nature et de la Mort présentée comme un fléau et une délivrance à la fois. On dirait même qu'il s'impose comme la seule solution au mari d'Ariah. La plage de Chesil est présente, elle aussi, dans la soirée du couple; d'abord comme un paysage attrayant mais inacessible. Ils le contemplent par la fenêtre  lorsqu'ils sont à table mais n'osent se lever car ils sont retenus par les conventions sociales et gênés par les serveurs qui s'agitent autour d'eux.
Edward ne restait  pas insensible à cet appel venant de la plage, et, eut-il su comment faire ou justifier une telle suggestion, il aurait proposé de sortir sans plus attendre."
La plage représente donc un interdit que le couple s'impose et qui symbolise toutes leurs inhibitions au point de vue sexuel, tout ce qui, dans une éducation hypocrite et conventionnelle, brime la spontanéité et les élans du coeur et du corps. On se dit se dit que si le couple avait cédé à cet appel, il aurait trouvé dans toute cette beauté, "les falaises vertes et nues derrière la lagune, et quelques fragments de mer argentée,  l'air d'une douceur vespérale... la liberté de s'aimer.  Il est donc normal que, puisqu'ils sont trop polis, trop coincés, trop timorés, la plage ne puisse alors qu'être le témoin de leur rupture et de la fin de leur amour..
Ainsi les deux récits se terminent pour les deux couples par un échec à la suite de la nuit de noces. Pour ma part, j'avoue que j'ai été beaucoup plus séduite par le dénouement de Joyce Carol Oates non seulement parce qu'il est d'une puissance hallucinante mais parce qu'il est en accord avec la psychologie des protagonistes, des êtres entiers, tourmentés, exacerbés, marqués par la religion comme par un fer rouge, terrorisés par le sens de la faute et du péché.
Si le roman de Mc Ewan a de la force, je ne suis pas arrivée à adhérer à cette fin sur la plage car elle me paraît un peu superficielle. D'abord, parce que les deux jeunes gens s'aiment, et l'amour aurait pu, on le sent d'ailleurs à plusieurs reprises, leur permettre de surmonter la peur qui est sans commune mesure avec l'angoisse spirituelle qui précipite les héros de Chutes en enfer. Ensuite, parce que, pour justifier la rupture de Florence et Edward, Ian McEwan a dû préciser, dans le passé du jeune homme, sa tendance à l'emportement voire à la colère. Autrement dit si le héros n'avait pas été coléreux, il n'aurait pas brisé son couple. Ce fait paraît artificiel car il n'a rien à voir avec le sujet du roman qui s'énonce ainsi : Ils étaient jeunes, instruits, tous les deux vierges avant leur nuit de noces, et ils vivaient dans des temps où parler des problèmes sexuels était manifestement impossible.

Chutes de Joyce Carol Oates : (1)



Chutes, Le roman de Joyce Carol Oates raconte l'histoire d'une jeune femme, Ariah Littrell, fille de pasteur, devenue veuve après sa nuit de noce.  Au matin, en effet, son mari se suicide en se jetant dans les chutes du Niagara.
Cet épisode de la nuit de noces expose l'un des thèmes du roman : l'inhibition sexuelle liée à une religion et à une éducation puritaines, à l'ignorance de l'autre sexe, à la peur, la culpabilité mais aussi au mariage de convenance, sans amour. Mais il ne représente que la première partie du récit même si la jeune femme, devenue une légende sous le vocable de  "la veuve blanche", surnom donné par les journalistes, est à jamais marquée par cette tragédie.
La deuxième partie conte son mariage avec l'avocat Dirk Barnaby qui appartient à la bonne société de Niagara. Elle devient mère de trois enfants, Chandler, Royall et Juliet et mène un vie heureuse(?) si l'on peut employer ce terme en parlant d'Ariah...  jusqu'au moment où Dick Barnaby prend la défense des habitants d'un quartier de Niagara pollué par les industries chimiques. Autre thème très fort du roman. Mais c'est la lutte du pot de terre contre le pot de fer ...
L'accident de voiture qui le précipite dans le fleuve n'est pas dû au hasard.
La troisième partie est consacrée aux trois enfants de Dick et à la recherche que chacun d'entre eux entreprend pour mieux connaître leur père disparu, ce qui les amènera en même temps à une découverte des milieux industriels sans scrupules  qui ont dévasté la région et des élus corrompus qui étaient à leur solde dans les années 1950-60. Cette dénonciation sans complaisance montre comment une classe sociale aisée s'enrichit au détriment des défavorisés sans aucune considération morale, ne reculant devant rien pour satisfaire sa cupidité. Il faudra des décennies de lutte incessante pour qu'une relative justice soit rétablie.
Le  style de Joyce Carol Oates est d'une puissance extraordinaire. Elle seule peut nous faire ressentir avec autant d'intensité la présence obsédante du Niagara et de ses chutes, la grandeur, la puissance, la démesure. Elle nous en fait entendre le tonnerre, nous en fait percevoir la brutalité, nous imprègne de l'atmospère saturée d'humidité qui enveloppe la ville, nous noie dans sa brume. Elle établit entre les humains et la nature dans toute sa primitive sauvagerie, une échelle de valeurs qui réduit l'homme à ce néant dont parle Pascal. C'est une écriture absolument fascinante car l'on ne peut un seul instant oublier, au cours de la lecture, cette force maléfique liée indissolublement à la Mort qui pèse sur cette famille. Il n'est pas étonnant que les indiens d'Amérique ait vu en lui un Fleuve-Dieu. Comme un Dieu, en effet, il va s'imposer à tous les personnages du livre, il va  chercher à les attirer, les séduire; pour eux, il est, à la fois, châtiment et  promesse de consolation car il représente l'anéantissement mais aussi l'accomplissement d'eux-mêmes.
"Toute la nuit le fleuve tonnant l'avait appelé. Tout au long de la nuit, tandis qu'il priait pour rassembler les forces qui lui seraient nécessaires, le fleuve l'appelait. Viens! La paix est ici. La rivière du Tonnerre, ainsi l'avaient nommée les Tuscarora des siècles auparavant. Les chutes du Tonnerre. Les indiens d'Ongaria l'appelaient l'Eau-qui-a-faim. Elle dévorait les imprudents et les victimes offertes en sacrifice; ceux qui se jetaient dans ses eaux bouillonnantes pour être emportés vers l'oubli et la paix."
Le Niagara a toujours cherché à briser Ariah qui lui paie un lourd tribut. Il exerce sur Juliet une force d'attraction presque physique. Royall essaie de l'apprivoiser ou plutôt de se le concilier comme on le ferait d'une divinité  farouche en amenant les touristes en bateau jusqu'au pied des chutes. De plus, revient comme un leit-motiv, le personnage du funambule, le grand père de Dick Burnaby, qui marchait sur un fil tendu au-dessus des chutes et qui finit par y trouver la mort. La métaphore du fil au-dessus du Niagara et celle du point de non-retour, cet endroit  du fleuve où l'on est inexorablement entraîné par les chutes et où l'on ne peut plus échapper à son destin, courent, toutes deux, en filigrane tout au long du livre et symbolisent le destin de chacun des personnages.
Ariah Burnaby, est une femme hors du commun. Si sa vie est brisée par la lutte contre le fleuve, elle n'en laissera jamais rien paraître, s'accrochant à son orgueil et sa dignité, ne tergiversant pas avec sa conscience, intransigeante envers elle-même et envers les autres, refusant de s'avouer vaincue. Joyce Carol Oats brosse là le portrait d'un personnage hors du commun, aussi fascinante et dure que le fleuve, son adversaire; une mère "difficile" pense d'elle son fils Chandler. Les rapports qu'elle entretient avec son mari et ses enfants sont complexes et tourmentés.
Dick Barnaby, malgré sa richesse, le métier d'avocat qu'il exerce avec brio et compétence, son aisance sociale, est finalement plus fragile qu'elle mais sa faiblesse est le revers de ses qualités:   idéaliste, courageux quand il entreprend de prendre la défense des pauvres gens contaminés par les décharges toxiques, il a une haute conception de l'amitié et de la justice et ne peut envisager un seul instant la corruption, l'avidité, l'absence d'humanité qui sont la loi de ses amis, de sa propre classe sociale.
Chandler, Royall et Juliet, tous marqués par la tragédie vécue par leurs parents, vont réagir chacun selon leur caractère; Ce sont des personnages attachants, ce qui est encore un des intérêts de ce remarquable roman.