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samedi 28 septembre 2024

Jane Austen : Persuasion


Le sens du comique de Jane Austen



 

En lisant la biographie de Jane Austen par David Cecil, j’ai eu envie de relire Persuasion, le dernier roman de l’écrivaine si l’on excepte Sanditon qu’elle commença en janvier 1817 mais qu’elle laissa inachevée, trop affaiblie pas sa maladie. Elle meurt le 18 juillet 1817.  Elle a 42 ans. Le biographe parle de Persuasion achevé en août 1816, édité après sa mort en 1818, comme d’une oeuvre plus grave, où le ton a changé par rapport aux précédents écrits :

« Le discours d’Anna ( le personnage principal de Persuasion) écrit David Cecil «témoigne d’une innovation de l’art de la romancière aussi bien que de sa thématique. C’est la première fois qu’elle exprime des sentiments passionnés de manière aussi réussie. »

Je crois me souvenir que Virginia Wool parlait elle aussi de Persuasion comme d’une oeuvre de la maturité, plus profonde que les autres romans. Je le dis tout de suite, ils ont raison, l’oeuvre est plus grave, plus mature, mais combien moins amusante, ironique et féroce. Jane Austen exprime des sentiments comme elle ne l'avait jamais fait auparavant mais un peu au détriment de son sens de l’humour ! ( pas complètement heureusement !). Certes, il y a encore des personnages ridicules et l’écrivaine a encore la dent dure comme  lorsqu’elle campe le personnage de Sir Walter Eliott  :

"Il avait été remarquablement beau dans sa jeunesse, et à cinquante-quatre ans, étant très bien conservé, il avait plus de prétentions à la beauté que bien des femmes, et il était plus satisfait de sa place dans la société que le valet d’un lord de fraîche date. À ses yeux, la beauté n’était inférieure qu’à la noblesse, et le Sir Walter Elliot, qui réunissait tous ces dons, était l’objet constant de son propre respect et de sa vénération."

Cependant, Sir Eliott ainsi que ses filles, Elizabeth et Mary, les soeurs d’Anna, s’ils sont l’objet d’un portrait chargé sont souvent plus méchants que comiques. Je ne retrouve pas la légèreté caustique de la Jane Austen campant une Mrs Bennett ou Mr Collins dans Orgueil et préjugés, ni la verve malicieuse  et comique lorsqu’elle met en scène la naïve Catherine de Northanger Abbey dont elle se moque avec beaucoup de tendresse.
Pour tout dire, j’aime Persuasion mais je préfèrerai toujours Orgueil et préjugés, quand Jane Austen s’adonne à la caricature, provoque le rire, quand sa jeunesse n’a pas encore rencontré les regrets de l’âge mûr, quand elle est encore enjouée, acerbe, quand elle croit que ses héroïnes sont maîtresses de leur vie et ceci avec brio et en présentant une satire impitoyable des ridicules de la société dont elle ne remet pas en cause, pourtant, l’ordre et la hiérarchie. Avec Persuasion, Jane Austen voit encore le comique des situations et de ses semblbles mais elle s’amuse moins et sa vision s’est assagie. Peut-être aussi a-t-elle plus d'indulgence envers les adultes, l'âge aidant, et ses jugements ne sont-ils plus aussi intransigeants que lorsqu'elle avait l'âge d'Elizabeth Bennett ?  Pensez à ce qu'aurait pu devenir le portrait de Lady Russel, l'amie qui est responsable de la rupture entre Anna et Frederic, du temps de Orgueil et préjugé ! Voilà comment elle est décrite dans Persuasion. Sagement ?

 Lady Russel avait une stricte intégrité et un délicat sentiment d’honneur ; mais elle souhaitait de ménager les sentiments de Sir Walter et le rang de la famille. C’était une personne bonne, bienveillante, charitable et capable d’une solide amitié ; très correcte dans sa conduite, stricte dans ses idées de décorum, et un modèle de savoir-vivre.

Jane a perdu en comique, peut-être a-t-elle gagné en humanité ?

 

Persuasion : le récit

 


Dans Persuasion, Anna Eliott, la deuxième fille du baronnet Sir Walter Eliott, être vaniteux et sec, a perdu sa mère quand elle était jeune. Elle accorde sa confiance et son affection à Lady Russell, amie de sa mère. Il faut dire qu’elle trouve peu d’affection dans sa famille, entre un père égoïste, imbu de lui-même, qui n’a de considération que pour sa fille ainée, Elizabeth, tout aussi vaniteuse et dure que lui. Son autre soeur Mary mariée à Charles Musgrove est égoïste et geignarde, toujours en train de se plaindre et d’appeler Anna au secours.

Il y a quelques années alors que Anna est amoureuse de Frederic Wenworth, jeune capitaine sans le sou, Lady Russel qui est snob et conservatrice lui conseille de rompre ses fiançailles.

Sir Walter, sans refuser positivement son consentement, manifesta un grand étonnement, une grande froideur et une ferme résolution de ne rien faire pour sa fille. Il trouvait cette alliance dégradante, et lady Russel, avec un orgueil plus excusable et plus modéré, la considérait comme très fâcheuse. Anna Elliot ! avec sa beauté, sa naissance, son esprit, épouser à dix-neuf ans un jeune homme qui n’avait d’autre recommandation que sa personne, d’autre espoir de fortune que les chances incertaines de sa profession, et pas de relations qui puissent l’aider à obtenir de l’avancement ! La pensée seule de ce mariage l’affligeait ; elle devait l’empêcher si elle avait quelque pouvoir sur Anna.

Anne se laisse « persuadée », elle rompt mais elle ne parvient pas à oublier son amour pour le jeune homme et sa vivacité, sa beauté se fânent. Or, le roman commence huit ans après cette rupture quand Frederic Wenworth, désormais capitaine de vaisseau et riche, revient dans la région et qu’elle ne peut éviter de le rencontrer à nouveau. Frederic s’est enrichi et s’est couvert d’honneurs dans les guerres napoléoniennes contre la France. Quand Anna le revoit, elle se rend compte que son amour pour lui est toujours aussi fort.

Elle l’avait vu ! Ils s’étaient trouvés encore une fois dans la même chambre !

Bientôt, cependant, elle se raisonna, et s’efforça d’être moins émue. Presque huit années s’étaient écoulées depuis que tout était rompu. Combien il était absurde de ressentir encore une agitation que le temps aurait dû effacer ! Que de changements huit ans pouvaient apporter ! tous résumés en un mot : l’oubli du passé ! C’était presque le tiers de sa propre vie. Hélas, il fallait bien le reconnaître, pour des sentiments emprisonnés, ce temps n’est rien. Comment devait-elle interpréter les sentiments de Wenvorth ?

 Manifestement, Fréderic n’a pas pardonné à Anna ce qu’il appelle sa faiblesse de caractère, il lui reproche d'avoir cédé à la persuasion, et courtise les filles de son voisin, les demoiselles Musgrove, Henrietta et Louisa. Epousera-t-il l’une ou l’autre ? Est-il vrai qu’il n’aime plus Anna ? Je vous laisse lire la suite !

 

De Raison et sentiment à Persuasion : L’évolution de Jane Austen


Anna Eliott et Marianne Dashwood de Raison et Sentiment ont des points communs : elles aiment toutes les deux un jeune homme sans fortune et souhaitent l’épouser. Mais dans Raison et sentiment, Marianne, passionnée, imprudente, n’écoute pas la raison (sa soeur Elinor et sa mère) et elle va déchanter, s’exposer aux railleries de la société et souffrir de la trahison de celui qu'elle aime. Le jeune homme, John Williboughby,  n’est pas digne d’elle et l’abandonne pour épouser une femme fortunée. La souffrance de la jeune fille est telle qu’elle risque d’en mourir. Certes, on n’est pas toujours maître de ses sentiments et de sa sensibilité mais la raison doit les dominer et guider notre conduite conclut Jane Austen. La jeune fille épousera un propriétaire terrien aisé, le colonel Brandon, paré de vertus, même s’il porte des caleçons de flanelle comme un vieux monsieur ( de 35 ans ! ) ! Pas folichon, tout de même pour une jeune fille de 17 ans !

Anna Eliott, elle aussi, aime Frederic Wenworth. Celui-ci n’est pas un propriétaire terrien, il est marin, il n’a pas de fortune mais il est bien décidé à faire son chemin. Il ne compte pas sur un riche mariage mais sur son travail, sa volonté, son courage et sa chance. Il réussit, prouvant à la jeune fille qu’elle a eu tort de ne pas lui faire confiance.

"La confiance qu’il avait en lui-même avait été justifiée. Son génie et son ardeur l’avaient guidé et inspiré. Il s’était distingué, avait avancé en grade, et possédait maintenant une belle fortune ; elle le savait par les journaux, et n’avait aucune raison de le croire marié."

 Nous sommes donc dans la situation inverse de Raison et Sentiment paru en 1811 mais rédigé vers 1795 alors que Jane Austen achève Persuasion en 1816, qu’elle est malade et qu’elle va bientôt mourir. Et voilà ce que pense son héroïne :

« Elle pensait qu’en dépit de la désapprobation de sa famille ; malgré tous les soucis attachés à la profession de marin ; malgré tous les retards et les désappointements, elle eût été plus heureuse en l’épousant qu’en le refusant, dût-elle avoir une part plus qu’ordinaire de soucis et d’inquiétudes, sans parler de la situation actuelle de Wenvorth, qui dépassait déjà ce qu’on aurait pu espérer. »

Il ne s’agit pas, bien sûr, de ne pas respecter la morale -  Jane Austen est une fervente protestante -  mais d’envisager le mariage non comme un contrat financier, non comme une assurance tout risques, mais comme un partage, une aventure à deux, qui, si elle est source de difficultés, doit être vécu avec amour. Il s’agit de surmonter ensemble l’absence de fortune, les difficultés de la vie : elle eût été plus heureuse en l’épousant. Il s’agit de bonheur ! Jane Austen regrette-t-elle de ne jamais avoir  écouté ses sentiments, d’avoir laissé parler la raison ? En tout cas, jamais Jane n’a prêté des accents aussi passionnés à l’un de ses personnages !  

 

Thomas Langlois Lefroy

David Cecil explique que le seul amour de Jane Austen, fut Thomas Langlois Lefroy, un jeune étudiant irlandais sans fortune qu’elle a rencontré dans le Hampshire. Elle avait 20 ans. Elle a dansé avec lui, bavardé, flirté, les jeunes gens se sont découvert des affinités (Elle l’avoue à sa soeur Cassandre dans une des rares lettres qui ont échappé à la destruction). Mais le jeune homme est comme elle, sans fortune. Sa famille attend beaucoup de lui. Il doit épouser une héritière et oui, comme dans Raison et sentiment. Leurs familles les éloignent bien vite l’un de l’autre. Bien sûr, certains biographes doutent que Jane ait réellement aimé le jeune homme. Il ne s’agissait que d’un flirt, disent-ils. Il n’en reste pas moins qu’à l’âge de la maturité alors que la maladie l’affaiblit, alors qu'elle va bientôt mourir, elle écrit   : 

"Elle ne blâmait pas lady Russel ; cependant si une jeune fille dans une situation semblable lui eût demandé son avis, elle ne lui aurait pas imposé un chagrin immédiat en échange d’un bien futur et incertain."

  Quand elle rédige Persuasion, sa nièce Fanny lui demande des conseils à propos d’un de ses amoureux. Que doit-elle répondre à une demande en mariage ? Jane Austen y répond en lui conseillant la prudence mais elle s’angoisse bientôt et craint de faire le malheur de sa nièce en l’éloignant d’un véritable amour !

"Combien Anna eût été éloquente dans ses conseils ! Combien elle préférait une inclination réciproque et une joyeuse confiance dans l’avenir à ces précautions exagérées qui entravent la vie et insultent la Providence !"

Enfin cette phrase n’est-elle pas un aveu fervent qui résume à mon avis cette évolution et révèle les regrets qui sont au coeur d'Anna-Jane : 

"Dans sa jeunesse on l’avait forcée à être prudente plus tard elle devint romanesque, conséquence naturelle d’un commencement contre nature."

 
Quant à la conclusion : 

"Qui peut douter de la suite de l’histoire ? Quand deux jeunes gens se mettent en tête de se marier, ils sont sûrs, par la persévérance, d’arriver à leur but, quelque pauvres, quelque imprudents qu’ils soient. C’est là peut-être une dangereuse morale, mais je crois que c’est la vraie...  "

 

jeudi 19 septembre 2024

David Cecil : Un portrait de Jane Austen


 

J’ai retrouvé sur une étagère de ma maison lozérienne, cet été, un vieux livre tout gondolé intitulé Un portrait de Jane Austen de David Cecil. Nul doute qu’il appartienne à l’une de mes trois filles puisqu’elles ont eu chacune leur période Jane Austen et nul doute aussi qu’il ait trempé dans une baignoire (du genre livre que l’on ne peut abandonner même pour aller se laver) comme en témoigne l’état piteux de cette relique !



J’ai dont lu ce pauvre rescapé qui avait échappé à ma vigilance ! Le lire c’est entrer dans la vie de Jane Austen et de sa famille, de sa soeur Cassandre qui était très proche d'elle mais qui a détruit la plus grande partie de ses lettres, de ses sept frères et ses nièces qu’elle aimait beaucoup et qui ont laissé des témoignages sur elle. Son neveu James Edward Austen Leigh a d’ailleurs écrit un livre de souvenirs sur sa tante. Mais je ne vais pas m’étendre sur les faits biographiques assez succincts du livre de David Cecil, je retiendrai avant tout son analyse de l’Angleterre du XVIII siècle pour expliquer l’oeuvre de l’écrivaine.

Jane Austen musée de Bath

Il y a une époque de ma vie où j’ai écrit sur Jane Austen dans mon blog (à la suite d’un voyage à Bath) et où je répétai d’un billet à l’autre que Jane Austen n’était pas romantique. Je suppose que celles qui m'ont lue alors devaient en avoir par dessus la tête de mes obsessions littéraires ! Mais là, pour cette biographie,  ce n’est pas de ma faute ! Comment commence David Cecil ? Devinez ? Il nous dit que Jane Austen, bien qu’ayant vécu un partie de sa vie d’adulte après 1800, appartient en fait au XVIII siècle par l’esprit (l’ironie, le côté comique de sa peinture de la nature humaine, la causticité et parfois la méchanceté car les ridicules l'énervent ! ) et par le style (loin des envolées lyriques du romantisme, par sa sobriété, sa concision, sa retenue). 

Vivant dans une famille aisée de la gentry campagnarde, elle est tout à fait à l’aise dans son milieu et épouse entièrement les idées de l’Angleterre du XVIII dont on retrouve les caractéristiques dans son oeuvre. Il ajoute que Jane Austen - à qui certains reprochent de n’avoir décrit qu’une société restreinte, celui de sa classe sociale, d’une bourgeoisie ou d’une petite noblesse campagnarde aisée -,  était très consciente de ses possibilités. 

« Je ne pourrai pas plus écrire un roman historique qu’un roman épique écrit-elle. (…) et si par hasard je pouvais m’y résoudre sans me moquer de moi-même ou du monde, je mériterais d’être pendue avant la fin du premier chapitre ».

Elle décrivait son milieu mais avec une connaissance de la nature humaine et un sens de la dérision qui fait que la plupart de ses oeuvres sont à la fois pleines de finesse et d’humour.

Walter Scott qui l'admirait beaucoup disait regretter que  "Cette exquise délicatesse qui rend les choses et les gens ordinaires intéressants dans leur banalité grâce à la vérité de la description et des sentiments..." lui soit refusée.

"En somme, écrit David Cecil, on peut décrire l’oeuvre de Jane Austen comme une peinture de la vie sociale et domestique sous la plume d’une femme et sur le mode comique."

 

Ozias Humpfry : Jane Austen

Mais quelle est cette société ?


L’Angleterre du XVIII siècle n’est pas une société démocratique mais hiérarchisée « dirigée par une oligarchie héréditaire des nobles et de châtelains dans laquelle tous acceptent les distinctions de rang comme relevant de l’ordre naturel des choses tel qu’il a été établi par Dieu ». »

Jane Austen ne remet jamais en question cet ordre social. L’individu doit régler sa conduite sur des critères définis  : le réalisme et le bon sens. Ainsi, même si Jane Austen admet les désordres de la passion et du désir charnel, elle pense qu’ils doivent être contrôlés par la raison. De même, elle estime que l’on ne doit pas se marier sans amour, uniquement pour des raisons financières,. Par contre, il  n’est pas raisonnable, non plus, de mépriser l’argent et la réussite sociale, ce qui serait contraire au bon sens.

Raison et sentiment comme le titre l’indique en est une démonstration qui oppose les soeurs Elinor (la raison) et Marianne (La passion). Mais le réalisme et le bon sens, précise Cecil, s’accompagnent d’un certain pessimisme. On doit rester à sa place et se contenter de ce que l’on a, la vie ne satisfait pas les passions et ne fait pas de miracles. C’est ce qu’apprend Marianne qui, après avoir failli mourir par amour, épouse un homme honorable qu’elle aime « raisonnablement »!  Seule Elizabeth de Orgueil et préjugés  échappe à  la règle et  monte dans l’échelle sociale en épousant Darcy mais c’est parce qu’elle a su faire preuve de mesure et de sagesse et a su maîtriser son orgueil et combattre ses préjugés.

Car la seconde règle du XVIII siècle est la morale : bienveillance, prudence, honnêteté, respect de la famille, obéissance à ses parents, esprit civique et amour de Dieu. Là encore un foi solide et contenue aux antipodes des tourments du doute ou du mysticisme exalté.
Jane Austen est très croyante mais sans pudibonderie contrairement à ce qui se passera après dans l’Angleterre victorienne. Son oeuvre est morale mais elle donne rarement des « leçons » de morale. C’est surtout sa philosophie de la vie qu’elle exprime dans ses récits sauf une exception : Mansfield Park.
C’est d’ailleurs le roman que j’aime le moins de Jane Austen dans lequel son héroïne Fanny Price est une bigote pudibonde qui fait la paire avec son pasteur Edmond (qu’elle  va épouser). Elle réprouve les  activités théâtrales de ses cousins, refusant d’y participer et critiquant le manquement à la bienséance et aux bonnes moeurs. Qu’arrive-t-il à Jane Austen dans ce livre ? Si ce n’est pas une leçon de morale, cela?  Sa Fanny Price ne manquerait-elle pas de fantaisie ? Quelle rigidité ! Mais il faut dire que le personnage de Fanny Price est plus complexe que l’on veut bien le penser. D’une part, elle paraît soumise, bégueule, moralisatrice et sans grande personnalité, d’autre part elle résiste à son oncle qui veut la marier à Henry Crawford qu’elle n’aime pas et nul ne pourra fléchir sa volonté ! Il faudrait donc approfondir le personnage mais, à priori, je n’aime pas ce côté moralisateur.

Lire cette biographie m’a redonné envie de relire Persuasion que, contrairement aux autres romans, je n’ai pas lu plusieurs fois. David Cecil explique que le ton est plus grave et que l’on sent la maturité de Jane par rapport à ses oeuvres de jeunesse.  Elle avait quarante ans quand elle l'écrivait, était malade et elle allait bientôt mourir. Je vous parlerai donc bientôt de Persuasion.



mardi 15 décembre 2020

Jane Austen et Honoré de Balzac : Orgueil et préjugé et La femme abandonnée

Portrait (controversé) de Jane Austen à l'âge de douze ans
 

A quelques années de distance en France et en Angleterre, Jane Austen et Honoré de Balzac présentent leur vision de la société provinciale. Balzac décrit la petite noblesse normande, ancré dans une ville, Bayeux, une noblesse imbue de ses privilèges, convaincue de sa supériorité mais bien éloignée de la brillante noblesse parisienne. Austen est le peintre de la "gentry" anglaise rurale, dont la rente reste attachée à ses propriétés terriennes. La France de Balzac est très ancré dans ce début du XIX avec la restauration de la monarchie alors que Jane Austen  tout en présentant les mutations de la société liées à son époque est encore tournée vers le XVIII siècle. L'histoire respective de leur pays, les écarts entre les époques, les modes de vie, les séparent. Pourtant les deux textes ont de grandes ressemblances quant aux moeurs de la société. En voilà deux extraits, l’un de La femme abandonnée de Balzac paru en 1832, l’autre de Orgueil et préjugés de Jane Austen paru en 1813 mais écrit en 1796.


 Balzac la femme abandonnée 1832

Le baron Gaston de Nueil, parisien, est obligé de s’exiler en Province, en Normandie, pour des raisons de santé.
Quand Gaston de Nueil apparut dans ce petit monde, où l’étiquette était parfaitement observée, où chaque chose de la vie s’harmonisait, où tout se trouvait mis à jour, où les valeurs nobiliaires et territoriales étaient cotées comme le sont les fonds de la Bourse à la dernière page des journaux, il avait été pesé d’avance dans les balances infaillibles de l’opinion bayeusaine. Déjà sa cousine madame de Sainte-Sevère avait dit le chiffre de sa fortune, celui de ses espérances, exhibé son arbre généalogique, vanté ses connaissances, sa politesse et sa modestie. Il reçut l’accueil auquel il devait strictement prétendre, fut accepté comme un bon gentilhomme, sans façon, parce qu’il n’avait que vingt trois ans; mais certaines jeunes personnes et quelques mères lui firent les yeux doux. Il possédait dix-huit mille livres de rente dans la vallée d’Auge, et son père devait tôt ou tard lui laisser le château de Manerville avec toutes ses dépendances. Quant à son instruction, sa valeur personnelle, à ses talents, il n‘en fut pas seulement question. Ses terres étaient bonnes et les fermages bien assurés; d’excellentes plantations y avaient été faites; les réparations et les impôts étaient à la charge des fermiers; les pommiers avaient trente-huit ans; enfin son père était en marché pour acheter deux cents arpents de bois contigus à son parc, qu’il voulait entourer de murs : aucune espérance ministérielle, aucune célébrité humaine ne pouvait lutter contre de tels avantages.

Orgueil et préjugé Jane Austen 1813

Les cinq filles de Mrs Bennett

C’est une vérité universellement reconnue qu’un célibataire pourvu d’une belle fortune doit avoir envie de se marier, et, si peu que l’on sache de son sentiment à cet égard, lorsqu’il arrive dans une nouvelle résidence, cette idée est si bien fixée dans l’esprit de ses voisins qu’ils le considèrent sur-le-champ comme la propriété légitime de l’une ou l’autre de leurs filles.
–Savez-vous, mon cher ami, dit un jour Mrs. Bennet à son mari, que Netherfield Park est enfin loué?
Mr. Bennet répondit qu’il l’ignorait.
–Eh bien, c’est chose faite. Je le tiens de Mrs. Long qui sort d’ici.
Mr. Bennet garda le silence.
–Vous n’avez donc pas envie de savoir qui s’y installe! s’écria sa femme impatientée.
–Vous brûlez de me le dire et je ne vois aucun inconvénient à l’apprendre.
Mrs. Bennet n’en demandait pas davantage.
–Eh bien, mon ami, à ce que dit Mrs. Long, le nouveau locataire de Netherfield serait un jeune homme très riche du nord de l’Angleterre. Il est venu lundi dernier en chaise de poste pour visiter la propriété et l’a trouvée tellement à son goût qu’il s’est immédiatement entendu avec Mr. Morris. Il doit s’y installer avant la Saint-Michel et plusieurs domestiques arrivent dès la fin de la semaine prochaine afin de mettre la maison en état.
–Comment s’appelle-t-il?
–Bingley.
–Marié ou célibataire?
–Oh! mon ami, célibataire! célibataire et très riche! Quatre ou cinq mille livres de rente! Quelle chance pour nos filles!
–Nos filles? En quoi cela les touche-t-il?
–Que vous êtes donc agaçant, mon ami! Je pense, vous le devinez bien, qu’il pourrait être un parti pour l’une d’elles.
–Est-ce dans cette intention qu’il vient s’installer ici?
–Dans cette intention! Quelle plaisanterie! Comment pouvez-vous parler ainsi?... Tout de même, il n’y aurait rien d’invraisemblable à ce qu’il s’éprenne de l’une d’elles. C’est pourquoi vous ferez bien d’aller lui rendre visite dès son arrivée.

Les similitudes entre les deux textes sont évidentes. Dans l’un comme dans l’autre, il est question d’un jeune homme riche qui s’installe en province. Il y est bien reçu mais avec une certaine indifférence par les hommes. Par contre et immédiatement, les mères et les jeunes filles sont très intéressées : « lui firent les yeux doux », et l’on s’aperçoit dans les deux cas que c’est sa richesse qui plaide en sa faveur. Personne ne connaît encore Bingley, personne ne se préoccupe de la valeur morale ou intellectuelle du baron de Nueil mais tous savent déjà le montant de ses rentes et le détail de ses propriétés. Dans La femme abandonnée, c’est la tante du jeune homme qui donne ces renseignements, dans Orgueil et préjugé, c’est une Mrs Long. Dans les deux, les commérages vont bon train et le but est le même :  le mariage de ces demoiselles avec un bon parti !

Oh! mon ami, célibataire! célibataire et très riche! Quatre ou cinq mille livres de rente! Quelle chance pour nos filles!

Certes, la sensibilité et le style de Jane Austen et Honoré de Balzac sont très éloignés l'un de l'autre mais ils sont tous les deux des observateurs perspicaces de leur société, des satiristes qui en relèvent les défauts et les faiblesses. Ils dénoncent dans les deux textes, l’avidité, le matérialisme, l’importance accordé à l’argent qui joue dans ces classes nobles ou bourgeoises un rôle prépondérant.

Balzac en tant que narrateur omniscient observe la société normande d'un point de vue extérieur. C'est en peintre et en moraliste qu'il dresse ce tableau. Dans cette nouvelle, il conserve un ton froid et détaché, presque scientifique, comme un ethnologue étudierait la vie humaine ou un entomologue celles des insectes. Il est loin, ici, de certaines descriptions qui, dans ses autres romans, lui ont valu le qualificatif de réalisme visionnaire.

Austen, en dédoublant le point de vue sous forme de dialogue entre le mari et son épouse nous donne une scène de comédie de moeurs dans laquelle s'exerce son ironie acérée, si efficace.  Après la célèbre introduction caractéristique de son style et de son esprit mordant : C’est une vérité universellement reconnue qu’un célibataire pourvu d’une belle fortune doit avoir envie de se marier ... Jane Austen introduit le dialogue entre Mr Bennet, esprit caustique et critique, qui feint l'indifférence et fait preuve d'une fausse naïveté : Nos filles ? En quoi cela les touche-t-il? Est-ce dans cette intention qu'il est venu ici ? et Mrs Bennet, trop sotte pour comprendre qu'il se moque d'elle, incarnant à elle seule l'étroitesse de sa classe sociale, la superficialité et le caractère intéressé. Que vous êtes donc agaçant, mon ami! Je pense, vous le devinez bien, qu’il pourrait être un parti pour l’une d’elles.

C’est aussi le statut de la femme qui y est montré. Le seul avenir des jeunes filles  est dans le mariage sinon elles restent à la charge de leur famille, parentes pauvres. Ce qui fut le cas de Jane. On connaît le mépris, voire la haine de Balzac, pour les vieilles filles ! D'autre part, si elles revendiquent leur choix et prennent un amant, elles sont mise au ban de la société comme la vicomtesse de Bauséant. D’où leur empressement à se marier et le souci constant des mères à qui incombe la chasse aux maris. Austen n’est pas romantique (même si c'est l'impression que cherchent à donner les adaptations hollywoodiennes de ses romans en affadissant ses propos ) et elle rejoint Balzac lorsqu’il faut montrer que, dans leur société, l’amour n’a aucune part dans le mariage et que seules les questions d’intérêt priment. Ainsi, dans La femme abandonnée, Gaston de Nueil est attiré par madame de Beauséant parce qu’elle a tout sacrifié à l’amour  : « Il n’avait point encore rencontré de femme dans ce monde froid où les calculs remplaçaient les sentiments, où la politesse n’était plus que des devoirs »

Dans les deux oeuvres on s'apercevra aussi que les héros de la nouvelle et du roman, tous les deux très jeunes, refusent cette vision mercantile du mariage. Gaston de Nueil est un romantique qui tombe amoureux d'une femme qu'il ne connaît pas encore parce que c'est une amoureuse, sincère, libre et indépendante bien que bafouée. Plus tard, il reniera ses sentiments de jeunesse pour obéir aux règles de la société mais sa mort prouvera qu'il avait tort.

Elizabeth Bennet a trop  d'orgueil et le sens de sa dignité pour tomber amoureuse d'un homme qui la méprise et pour vouloir l'épouser par intérêt. Comme Jane Austen, sa créatrice, elle préfère le célibat. C'est, pour elle, la raison qui prime sur les sentiments en véritable héroïne austenienne anti-romantique. Le dénouement du roman qui fait d'elle une femme amoureuse et comblée ne dément pas la vision lucide de Jane Austen sur la société, elle qui fait dire à Mrs Bennet : 

Mon enfant bien-aimée, s’écria-t-elle, je ne puis penser à autre chose. Dix mille livres de rentes, et plus encore très probablement. Cela vaut un titre.

Et finalement les deux textes se conclut de la même manière :

... aucune espérance ministérielle, aucune célébrité humaine ne pouvait lutter contre de tels avantages.


lundi 5 décembre 2016

Bath : sur les traces de Jane Austen

Bath : musée de Jane Austen Jane Austen center: N° 40 Gay Street
Jane Austen center: N° 40 Gay Street

Lors de ma visite en Angleterre, à Londres puis à Bristol, une visite s'est imposée ! La ville de Bath que j'avais déjà découverte il y a quelques années, sur les traces de Jane Austen. Je voulais compléter ma visite en allant voir la maison de la célèbre écrivaine.
Jane Austen à Bath
La cathédrale de Bath

 Le premier séjour à Bath de Jane Austen qui vivait dans le Hampshire remonte à 1797 avec sa mère et sa soeur Cassandra où elle loge au N° 1 Paragon Buildings. Elle y restera six semaines. Elle y retourne ensuite en 1799, invitée par son frère Edward qui venait y prendre les eaux.  Elle habite au 13 Queen Square pendant deux mois et a déjà en tête l'écriture de Northanger abbey. C’est dans cette ville, en effet, que Catherine Morland va tomber amoureuse et va recevoir la leçon amère d’une société hypocrite où l’amitié se mesure à la hauteur de la rente annuelle ou au montant de la dot.  C'est là aussi qu'elle écrit Les Watson, roman resté inachevé. Plus tard, Jane Austen placera à Bath l’intrigue de Persuasion. 

Voir Northange abbey 1 ICI  

Voir mon billet sur Northanger abbey 2 à Bath ICI 
Ce n’est qu’en 1801 que le père de Jane, le révérend George Austen, décide de se retirer à Bath où il meurt en 1805. En 1806, Jane quitte la cité dans laquelle elle a peu séjourné finalement mais qui a eu une grande influence sur son oeuvre et dans sa vie. Ses parents se sont mariés à Bath et son père y est enterré.


Le Centre Jane Austen de Bath

Le centre Jane Austen est installé au n°40 de Gay Street dans une maison semblable à celle qu’elle a habité au n°25 pendant quelques mois après la mort de son père. Elle avait dû déménager pour un appartement moins cher. Le musée est assez vieillot de conception avec beaucoup de panneaux à lire mais pour les amoureux de Jane Austen il évoque bien des souvenirs et présente un intérêt certain.

La famille Austen

On y voit des images de sa famille et de ses amis, un plan de Bath avec tous les endroits où elle a habité, des présentations et une analyse de ses romans, un mannequin portant une robe de l’époque, un bureau avec un encrier et une plume d’oie. 

Parmi ces documents, le portrait de Tom Lefroy, le premier amour de Jane mais qui n'a pas eu de suite.


... et Harris Bigg-Wither, frère de ses amies. Plus jeune que Jane, il la demande en mariage pendant un séjour qu'elle fait chez eux avec Cassandre. Jane accepte et la famille amie des Austen, fait un bon accueil à Jane malgré sa modeste dot. Mais après une nuit de tourment,  Jane est convaincue qu'elle n'aime pas assez Harris pour l'épouser. Le matin, elle rompt ses fiançailles. Devant la consternation de la famille elle prend rapidement congé et part en toute hâte avec sa soeur.
 
Harris Bigg-Wither


robe de mariée

Les revenus des familles à l'époque de Jane Austen

Parmi les documents les plus intéressants figurent le montant comparatif des revenus familiaux et ce que cela représente à l'époque de Jane. Quant il se marie, le révérend Austen a 100 Livres de rente annuelle et une terre de 200 acres qui lui rapporte 100 L de plus. Avec 200 L,  il peut prétendre appartenir à une classe sociale distinguée, de petite noblesse ou petite bourgeoisie (gentility)  mais avec un style de vie très modeste. Plus tard, quand ils viennent s'installer à Bath, George Austen a 700 livres, ce qui permet à la famille une certaine prospérité. Ils auront une voiture que le père abandonnera car il trouve la dépense trop onéreuse.
Avec 300 livres un célibataire vivait confortablement mais James, le frère de Jane, qui est marié, peut avoir avec cette rente deux serviteurs mais ne peut entretenir une voiture pour sa femme ni un meute de chiens de chasse pour lui-même.
Dans Northanger abbey, Isabelle Thorpe est désappointée d'appendre que, si elle se marie avec le frère de Catherine Morland, celui-ci n'aura que 400 livres. Avec ce revenu on peut avoir un cuisinier, une bonne et un serviteur. Mais Isabelle vise plus haut.

Dans Pride and Préjudice Mr Bennet a 2000 livres par an, une rente coquette qui lui permet de tenir son rang dans la gentry campagnarde (haute bourgeoisie, noblesse titrée ou non). Cependant avec cinq filles à marier, l'économie familiale doit  être stricte. Tandis qu'avec un revenu de 4000 livres, Darcy appartient à la classe supérieure qui peut  se permettre de vivre dans le confort et le luxe.

Le portrait de Jane Austen

Jane Austen : Portrait de Jane peinte par sa soeur Cassandre
Portrait de Jane peinte par sa soeur Cassandre

On ne connaît la jeune femme que d’après le portrait de sa soeur Cassandre qui, aux dires de sa famille et de ses amis, n’était pas ressemblant.  En 2002, Melissa Dring membre de la société des artistes médico-légale de la police a été chargée de produire un nouveau  portrait de Jane en cherchant à être au plus près de la vérité. Elle avait déjà exécuté un portrait de Vivaldi - dont on ne connaît aucune représentation fiable - pour un cinéaste qui voulait tourner un documentaire sur le musicien.

Elle s’est appuyée sur les nombreuses descriptions faites par ses amis ou sa famille entre 1802 et 1806 et elle explique qu’elle  a de plus «cherché des ressemblances avec les autres Austens, en commençant par ses parents avec leurs longs nez distincts ».  Jeanne, née en 1775,  est la septième des huit enfant et la deuxième fille de George Austen et Cassandra Leigh. Les portraits de ses frères et le profil de Cassandre en médaillon ont permis de dégager des traits distinctifs de la famille Austen.
                                                               
Reverend George Austen, père de Jane

Son frère Edward
Melissa Dring a tenu compte de la classe sociale de Jane et l’a vêtue d’une robe de mousseline tachetée de rouge que Jane a achetée et décrite dans une lettre à sa soeur. Et surtout, la peintre a voulu donner « une expression complexe d’amusement », de moquerie, une vivacité qui témoigne de son humour et des « idées qui bouillonnent dans sa tête ».  Et voilà Jane qui apparaît devant nous telle qu'elle a pu être il y a de cela plus de deux siècles !

Le nouveau portrait de Jane Austen
Jane Austen




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dimanche 23 juin 2013

Raison et sentiment : Les détracteurs de Jane Austen ou pourquoi ils ne l'aiment pas ?

Le mois anglais initié par Titine et Lou
La réponse à l'énigme d'hier est : Raison et sentiment de Jane Austen.          

Jane Austen

 En lisant les commentaires laissés hier pour l'énigme du samedi, je m'aperçois combien les avis sur Jane Austen sont partagés : Il y a ses admirateurs inconditionnels (et j'en fais partie) et ses détracteurs qui ne l'aiment pas mais avouent parfois ne pas avoir lu ses livres!
Je me suis demandée pourquoi ce rejet d'une des plus grandes écrivaines de la littérature anglaise, admirée par rien moins que Virginia Woolf et Henry James… pourquoi ces préjugés?

Les films qui adaptent son oeuvre en sont peut-être en grande partie responsables car ils ne rendent qu'une infime partie du talent de Jane Austen. En fait, ils s'en tiennent à l'histoire et, pour les meilleurs, rendent compte du sens du roman mais en même temps ils véhiculent une image lisse, celle de jolies jeunes filles amoureuses malheureuses mais qui finiront par connaître le bonheur. Des images bien léchées, de beaux costumes, de beaux acteurs dont les spectatrices tombent amoureuses, et voilà le tour est joué. On aime Jane Austen mais pour de mauvaises raisons ou en tous cas pas pour ce qu'elle est vraiment en tant qu'écrivain.
Et bien si l'on croit que Jane Austen est juste un auteur de romans à l'eau de rose, on se met le doigt dans l'oeil jusqu'au coude!

Raison et sentiment de Ang Lee

Jane Austen  au début du XIX siècle constitue un trait d'union entre la littérature du XVIII siècle  et le roman moderne. Elle n'appartient pas au courant romantique et semble un peu un OLNI (objet littéraire non identifié) dans ce début du XIX ème siècle.
Voilà une jeune écrivaine, Jane,  qui va parler bien sûr de la condition féminine dans ses romans. Et quel est le seul  avenir de la femme à son époque? C'est évidemment le mariage puisque celle-ci n'a aucun autre droit, aucun autre espoir. Là, ses détracteurs pourront dire que l'univers de Jane Austen est étriqué et qu'elle ne raconte que des histoires d'amour! Et c'est vrai, l'on ne parle bien que de ce que l'on connaît!
Mais Jane Austen possède un talent subtil pour peindre les travers de sa société et de ses contemporains; elle manie l'ironie sans avoir l'air d'y toucher, sans paraître porter de jugement; c'est un art du sous-entendu, c'est malicieux, vivant, piquant, mais lorsqu'elle épingle quelqu'un, on peut dire que le trait est féroce et que la personne qui passe sous sa plume n'en réchappe pas!  Les vieilles dames ridicules, égoïstes et sans intelligence comme Mrs Bennett, ou les pasteurs pleins de componction, de servilité et de sottise en sont un exemple. Ces figures secondaires sont de vrais personnages de comédie. Quant aux bourgeois nantis ou aux nobles qui n'acceptent de considérer leurs voisins comme leurs égaux que lorsqu'ils se sont renseignés sur leur fortune, ils ne sont pas mieux traités, ainsi le frère de Mrs Dashwood qui fait serment à son père, sur son lit de mort, de veiller au confort de sa mère et de ses soeurs puis les laisse dans le dénuement. Une société où l'argent régit les rapports sociaux et où l'apparence prime sur la vérité, voilà ce qui apparaît dans l'oeuvre de Jane Austen. Sous la raillerie, le pessimisme! La plume sait traquer tous les défauts de ses semblables et nous donner à voir la comédie humaine :  bassesse, mesquinerie, avarice, frivolité, orgueil et elle le fait avec l'élégance dont elle coutumière mais un brin de cruauté sans hésiter à appuyer là où ça fait mal!

 Virginia Woolf  rapporte à ce propos les paroles d'une dame qui a rencontré Jane :

Ensuite vient l'amie .... qui lui rend visite et selon qui  "elle  (Jane) s'est pétrifiée dans le bonheur du célibat pour devenir le plus bel exemple de raideur perpendiculaire, méticuleuse et taciturne qui ait jamais existé; jusqu'à ce que Orgueil et préjugés ait montré quel diamant précieux était caché dans ce fourreau inflexible, on ne la remarquait pas plus en société qu'on ne remarque un tisonnier ou un pare-feu... Il en va tout autrement maintenant, poursuit la bonne dame, c'est toujours un tisonnier, mais un tisonnier dont a peur. Un bel esprit, un dessinateur de caractères qui ne parle pas est bien terrifiant en vérité!"

En même temps, sous l'humour, sous l'ironie, Jane Austen est une moraliste (sans jamais être moralisatrice) et son propos est sérieux et parfois grave. Ses romans sont une réflexion sur la manière dont l'être humain se laisse prendre au piège des préjugés sociaux et religieux qui parviennent à  fausser le jugement. Le personnage perd sa lucidité, et résiste à la force de ses sentiments comme Elizabeth Bennet et Darcy dans Orgueil et préjugés. Les héros de Jane Austen sont souvent aveuglés, qui vont apprendre à leurs dépens ce qu'est la réalité. S'ils se font une idée fausse de la vie, ils le paieront par beaucoup de souffrances et la perte de leurs illusions. C'est le cas de Catherine Morland dans Northanger abbey ou de Marianne Dashwood dans Raison et sentiments. Certes,  la société de Jane Austen et la condition féminine ont bien changé depuis Jane Austen, mais les caractères et les sentiments, eux, sont toujours universels.

Jane Austen rappelle le XVIII français, Voltaire pour le trait satirique, Marivaux pour la profondeur et la subtilité dans l'analyse des sentiments. Marivaux aussi subit les mêmes préjugés que Jane Austen. On le dit léger, mais l'on ne voit pas sous le marivaudage brillant et plein d'humour, la cruauté et la perte des illusions. Tous les deux méritent une lecture plus attentive. On n'aborde pas Jane Austen avec des préjugés ou à la va-vite, on la savoure sinon on risque de passer à côté de l'essentiel.

Je vous livre ici ce que m'a écrit Nanou (blog rue de Siam)  à ce propos :

J'ai découvert Jane Austen assez tardivement, grâce à l'engouement de la blogosphère. J'avais beaucoup de préjugés sur elle et j'ai été très surprise lorsque j'ai lu Orgueil et préjugés et Persuasion. Je ne comprends plus maintenant comment j'ai pu être une lectrice pendant environ 40 ans sans avoir lu Jane Austen ! Cela dit, j'ai tenté de la faire lire à ma dernière fille de 16 ans, mais pour l'instant, je n'ai pas réussi à la convaincre !

Je me souviens avoir fait la même erreur avec ma fille qui adore Jane Austen maintenant. Il ne faut pas l'aborder trop jeune car -contrairement aux préjugés- c'est un auteur difficile si l'on veut en tirer la substantifique moelle.!

Je reprends ici ce que j'avais écrit il y a quelque temps sur Raison et sentiments :



Dans Sense et Sensibility (Raison et Sentiment) Marianne Dashwood la jeune héroïne incarne le sentiment  alors que sa soeur Elinor représente la raison. Les deux jeunes filles sont pourtant toutes deux pleines de sensibilité mais l'une, Elinor  pense que celle-ci ne doit pas nous gouverner. Marianne apprend à ses dépens, lorsqu'elle s'enflamme pour le brillant Willoughby, que le mariage est un  marché où les considérations financières ont plus d'importance que l'amour. Le sentiment ne doit pas prendre le pas sur la raison. Marianne épousera un homme qu'elle considérait comme vieux au début du roman, le colonel Brandon, mais dont elle découvre la valeur morale. Un amour fondé sur le respect et l'estime. La raison triomphe ... à l'opposé de la passion romantique qui emporte tout sur son passage. C'est un dénouement assez pessimiste et désabusé, une morale un peu triste et résignée. Et vous avez dit "eau de rose"?

Editions archipoche : Raison et sentiments et les autres romans de Jane Austen

La réponse à l'énigme de ce samedi 22 Juin :


 
  l'énigme n°71


Le roman : Raison et sentiment de jane Austen


le film : Raison et sentiment de Ang Lee


Les vainqueurs du jour  : Asphodèle, Dasola, Eeguab, Keisha, Nanou, Pierrot Bâton, Somaja. ..  Merci à tous et à toutes et bon dimanche!

mercredi 29 février 2012

Jane Austen : Lady Suzan






Lady Suzan est le premier roman de Jane Austen qui l'a écrit alors qu'elle n'avait que 18 ou 19 ans. Elle n'a jamais songé à le publier. Il ne parut qu'en 1871, soit 54 ans après sa mort.
Ce court roman épistolaire ne manque pourtant pas de piquant. L'ironie lucide et caustique de Jane Austen s'y exerce avec finesse. Certes, il ne s'agit pas d'un de ses grands romans, mais cette oeuvre de jeunesse est un petit régal!  Il est regrettable que l'écrivaine le termine, malheureusement, de façon si abrupte comme si elle s'en désintéressait. 

Plusieurs personnages s'y croisent mais les deux principales sont Lady Suzan Vernon et Catherine Vernon, sa belle-soeur. Elle s'adressent toutes deux à des destinataires différents, Lady Suzan principalement à sa meilleure amie Alicia Johnson, et Madame Vernon à sa mère Lady de Courcy dont elles reçoivent des réponses qui complètent le récit. D'autres correspondants interviennent aussi, ce qui permet à travers ces échanges de suivre l'histoire mais aussi de découvrir tous les protagonistes du roman. Ainsi Lady Suzan si l'on en croit sa première lettre où elle réclame l'hospitalité à son frère est une femme honorable, veuve  éplorée, injustement décriée par des amis et surtout par madame Manwaring qui l'accuse de coquetterie envers son mari. Elle adore sa fille Frédérica, désagréable et sauvage, dont l'éducation la préoccupe beaucoup. Elle est donc obligée de la mettre en pension, ce qu'elle ne fait qu'avec tristesse.
Mais les écrits qu'elle envoie à sa meilleure amie Madame Johnson présentent un autre éclairage : Lady Suzan est la maîtresse de M. Manwaring, elle déteste sa fille dont elle n'a pas envie de s'occuper. Elle veut la marier de force à Sir James et l'envoie en pension pour l'obliger à y consentir.
Les lettres de madame Vernon contrainte de recevoir lady Suzan chez elle, nous permettent de compléter le tableau. Lady Suzan a jeté son dévolu sur le frère de madame Vernon, Reginald de Courcy et entreprend de le séduire tout en continuant à voir son amant Manwaring. Frédérica se révèle une jeune fille charmante et timide, terrorisée par sa mère mais décidée à refuser le mariage que cette dernière veut lui imposer. De plus, elle tombe amoureuse de Reginald alors que celui-ci qui n'a d'yeux que pour sa mère.  Lady Suzan arrivera-t-elle à ses fins?  Fréderica et Reginald seront-ils ses victimes?

Ces lettres permettent une variation du point de vue et nous éclairent sur la vérité des caractères au-delà des apparences. Jane Austen nous livre là une comédie amère et mordante de la société de son temps.
Le cynisme dont font preuve les deux amies, Suzan et Alicia, dans leur correspondance nous montrent des femmes coquettes et égoïstes, uniquement préoccupées d'elles-mêmes, intéressées et même avides, habituées à s'épauler pour tromper leur mari. Plus encore que l'immoralité de Lady Suzan, c'est son hypocrisie que l'auteure fustige. Lady Suzan se sert de sa beauté mais aussi du beau langage, de l'art de convaincre, comme d'une arme. Elle sait que la beauté n'est pas tout, là où il n'y pas l'intelligence.
L'ironie déployé par Austen à propos de ces dames est assez jubilatoire. Je vous laisse en juger!
Extrait d'une lettre d'Alicia Johnson à lady Zuzan. Madame Johnson pensait profiter de l'absence de son mari qui partait à Bath pour s'amuser avec son amie et ses soupirants.

M. Johnson a trouvé le moyen le plus efficace de tous nous tourmenter. J'imagine qu'il a entendu dire que vous seriez bientôt à Londres et sur le champ il s'est arrangé pour avoir une attaque de goutte suffisante pour retarder, à tout le moins, son voyage à Bath, sinon pour l'empêcher tout  à fait.

Réponse de Lady Suzan

Ma chère Alicia, quelle erreur n'avez-vous pas commise en épousant un homme de son âge - juste assez vieux pour être formaliste, pour qu'on ne puisse avoir prise sur lui et pour avoir la goutte-, trop sénile pour être aimable et trop jeune pour mourir.

Mais si les femmes sont malmenés par sa plume acerbe, les hommes ne sont pas épargnés!  Le frère de Lady Suzan est un homme bon mais sans caractère, incapable de juger ce que fait sa soeur, ni d'avoir un peu d'autorité

Monsieur Vernon qui, comme on a déjà dû s'en apercevoir ne vivait que pour faire ce que l'on attendait de lui...

Quant à Reginald qui, au départ, se croit supérieur à Lady Suzan et la méprise, il n'a que ce qu'il mérite en tombant dans les filets de la dame et en ayant le coeur brisé! Brisé? Encore que...

Reginald de Courcy à force de paroles adroites, de flatteries, de ruses, fût amené à prendre du goût pour elle*, ce qui, compte tenu du temps nécessairement imparti à vaincre son attachement pour la mère, à renoncer à tout autre lien et à prendre les femmes en abomination, pouvait être raisonnablement attendu dans un délai d'un an. Trois mois peuvent suffire en général, mais Reginald avait des sentiments qui n'étaient pas moins vivaces qu'ardents.   * Frederica
Féroce, Jane Austen, je vous l'avais dit! Et dire que certain(e)s la jugent romantique!  J'ai parfois l'impression de lire du Voltaire dans le domaine du sentiment!


Voici un livre de Jane Austen que je n'avais pas encore lu. C'est chose faite aujourd'hui grâce à la lecture commune du blogclub! 

mercredi 16 novembre 2011

Mercredi Romantique : Jane Austen est-elle une romancière romantique?

 Jane Austen

Je voulais vous faire part d'un Forum où l'on débat de la question suivante : Jane Austen est-elle une romancière romantique? Je vous invite à aller le lire si ce sujet vous intéresse. Ici
Jane Austen est souvent considérée comme une romancière romantique. Mais l'est-elle? Damien Tilney, auteur de ce débat retient ces trois sens du mot Romantique. Je le cite.

LES DEFINITIONS DU MOT ROMANTISME

Le premier sens du mot romantique à la fin du XVIIIe. A l’époque de Jane Austen il existe deux définitions. Le terme "Romantique" est synonyme de romanesque, il désigne ce qui tient du roman, ce qui en a le caractère merveilleux et chimérique. Il est aussi associé à « sentimental » (adjectif issu de l’anglais).

 Au début du XIXe siècle le terme romantique désigne une nouvelle esthétique opposée au classicisme. Ce mouvement littéraire et artistique est européen. Sous cette bannière nous pouvons retrouver Victor Hugo, Musset, George Sand (en France), Byron, Walter Scott (en Angleterre), Schiller, Goethe (en Allemagne). Ce mouvement littéraire est une réaction au classicisme ordonné, rigoureux et rationnel. C'est ce sens que j'ai retenu pour notre challenge.

De nos jours le mot n’a plus tout à fait le même sens. "Romantique " dénote un tempérament sentimental, passionné, une propension à la rêverie et la mélancolique. Il désigne également la sentimentalité pure (dans des contextes souvent imaginaires) opposée à la réalité. .

LES PRINCIPALES CARACTERISTIQUES DU ROMANTISME AU XIX° SIECLE.

 Johann Heinrich Füssli : Cauchemar


1) Le Romantisme s'oppose à la Raison, elle privilégie l'irrationnel, le fantastique, le rêve.

Vers l'extrémité du cimetière, qui n'était d'ailleurs ombragé que de cette espèce d'ifs dont les fruits rouges comme des cerises tombées  de la corbeille d'une fée, attirent de loin tous les oiseaux de la contrée (...) il y avait un homme debout dans l'atittude de l'imprécation, un homme prosterné dans l'attitude de la prière
-T... cria  Jeannie!
Et laissant derrière elle toutes les fosses, elle s'élança vers la fosse qui l'attendait sans doute, car personne ne trompe sa destinée. 
(Trilby, Charles Nodier)


 2) Le héros romantique est souvent engagé dans un combat social; c'est un rebelle, un révolté, qui lutte contre la tyrannie; la liberté est un thème commun à tous, liberté dans la société mais aussi dans l'Art et la Littérature.
 La mort de Gavroche
Je suis tombée par terre
c'est la faute à Voltaire
le nez dans le ruisseau
c'est la faute à...
 Il n'acheva point. Une seconde balle du même tireur l'arrêta court. Cette fois il s'abattit la face contre le pavé et ne remua plus.Cette petite grande âme venait de s'envoler. (les Misérables Hugo)

3) Le Romantisme exalte le MOI, C'est une littérature qui contrairement à la littérature classique met en valeur l'individu, dévoile les sentiments, permet l'épanchement des passions, chante la douleur, la plainte

Rien ne nous rend si grand qu'une grande douleur
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux  Musset La nui de Mai

4) Le Romantisme se plaît à décrire des héros hors du commun, exceptionnels, rejetés par la société et qui éprouvent des sentiments violents, exacerbés ou au contraire des personnages rêveurs, mal adaptés à leur siècle, en proie au "mal du siècle"

Je suis une force qui va, agent aveugle et sourd des mystères funèbres!
Un âme de malheur faite avec des ténèbres!
Où vais-je? je ne sais. Mais je me sens poussé
D'un souffle impétueux, d'un destin insensé!   
Hernani Victor Hugo


5)Le Romantisme célèbre l'amour-passion, l'amour qui échappe aux règles de la raison, l'amour qui se joue des conventions et qui peut mener  à la destruction, à la mort.

Mes grandes souffrances  en ce monde ont été les souffrances d’Heathclift, je les ai toutes observées et ressenties dès le début : ma grande pensée dans la vie, c’est lui-même. Si tous le reste périssait et qu’il demeurât, lui, je continuerais d’être, moi aussi, et si tout le reste demeurait et qu’il fût anéanti, l’univers me deviendrait formidablement étranger : je ne semblerais plus en faire partie. Les Hauts de Hurlevent Emily Bronté


6) Le Romantisme cherche dans la nature ce qu'il y a de sauvage, de désolé; Il lui faut des paysages grandioses à la hauteur des sentiments éprouvés, montagnes aux pics élevés, précipices vertigineux.

 Le Barde John Martin

 Il aime les éléments déchaînés, l'orage, les éclairs, les tempêtes, les saisons tristes et froides en particulier l'automne, tout ce qui rappelle la mort : les ruines, les vestiges des civilisations passées. Elle est attirée par les grands espaces, l'océan par exemple

John Constable
 L'automne
Salut bois couronnés d'un reste verdure
Feuillage jaunissants sur les gazon épars!
Salut derniers beaux jours! le deuil de la nature
Convient à la douleur et plaît à mes regards.    Lamartine  Méditations poétiques

Peintre paysage

 7) Le Romantisme s'intéresse au  Moyen-âge mais aussi aux traditions populaires, les contes et les légendes des campagnes..

Puis une dame en sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs en ses habits anciens...
Que dans une autre existence, peut-être,
J'ai déjà vue- et dont je me souviens! Fantaisie de Gérard de nerval 

Il affiche un goût pour les pays lointains, l'exotisme, l'orientalisme.

Théodore Chasseriau

JANE AUSTEN EST-ELLE ROMANTIQUE?

D'après ces  caractéristiques il nous reste à déterminer si Jane Austen est romantique ou non. Je le ferai en m'appuyant sur quatre de ses romans principaux n'ayant pas relu récemment Mansfiled Park (dont le conservatisme ne plaide pas en faveur du romantisme) et Persuasion.

Rappelez-vous, dans Northanger Abbey de Jane Austen la jeune héroïne Catherine Morland est invitée dans une  abbaye, un vrai décor de roman gothique propice aux mystères, aux meurtres, à la découverte de trésors cachés. Catherine, jeune fille romantique, est toute excitée à cette pensée. Aussi quand elle trouve un parchemin au fond d'un vieux coffre, elle n'en doute pas, il s'agit d'un message secret, d'un mystère!  Elle le lit et ... découvre une facture de blanchisserie. Elle est amoureuse du sympathique Henry Tilney qui s'amuse gentiment de la candeur romantique de la jeune ingénue. Mais éprouve-t-il pour elle un amour passionné? Voilà la réponse de Jane Austen :

 À la vérité, s’il l’aimait, s’il se délectait au charme de son caractère et se plaisait fort en sa compagnie, je dois confesser que son affection avait eu pour origine quelque chose comme un sentiment de gratitude : il  l’avait aimée de l’aimer. C’est là une conjoncture toute nouvelle dans le roman et qui fait déchoir terriblement  mon héroïne .
En vérité Jane Austen ne cesse de se moquer  du romantisme de Catherine et en particulier de ses lectures, elle qui lit avec ferveur les romans gothiques d'Ann Radcliffe. 


Dans Sense et Sensibility (Raison et Sentiment) Marianne Dashwood la jeune héroïne incarne le sentiment  alors que sa soeur Elinor représente la raison. Les deux jeunes filles sont pourtant toutes deux pleines de sensibilité mais l'une, Elinor  pense que celle-ci ne doit pas nous gouverner. Marianne apprend à ses dépens, lorsqu'elle s'enflamme pour le brillant Willoughby,  que le mariage est un  marché où les considérations financières ont plus d'importance que l'amour. Le sentiment ne doit pas prendre le pas sur la raison. Marianne épousera un homme qu'elle considérait comme vieux au début du roman, le colonel Brandon, mais dont elle découvre la valeur morale. Un amour fondé sur le respect et l'estime. La raison triomphe.  A propos de ce roman la poétesse romantique Elizabeth Barett Browning critique le "manque d'expressivité émotionnelle" de Jane Austen et "une vision étroite, terre à terre et essentiellement non poétique"


Quant à Emma, l'héroïne éponyme du roman de Jane Austen y a-t-il une vie plus terne et plus monotone que la sienne? Les seules distractions dans son existence rangée sont les pique-nique champêtres et de temps en temps un bal, évènement assez rare pour que cela devienne une distraction fabuleuse dans la grisaille de la vie quotidienne. Cela ne semble pas déranger Emma qui doit servir de garde-malade à son père qu'elle adore, visiter ses ennuyeuses voisines, tenir compagnie à la femme du pasteur, sotte et pontifiante.  Mais son esprit romanesque compense le manque de rêve en cherchant à marier ses amis. Elle va se ridiculiser en essayant de former des couples qui ne se conviennent pas. Jane Austen fustige ainsi le goût de la jeune fille pour la romance. En fait, la notion de classe sociale et d'argent est présente dans tous les mariages, chacun cherchant  à assurer son confort et à s'élever si possible dans l'échelle sociale. Rien de moins romantique. Si Emma est romanesque intellectuellement, son caractère raisonnable ne lui fait pas rechercher l'amour passion pour elle-même. Elle éprouve d'ailleurs de forts préjugés de classe et son amour ne pourra être que pour un homme de son milieu, George Knightley.

 Cependant dans Orgueil et préjugés Elizabeth épouse Darcy, gentleman séduisant, riche, intelligent, un vrai prince charmant, alors qu'elle est d'un milieu modeste! Si ce n'est pas là une situation romantique! C'est vrai mais pour que cela puisse être, il a fallu que Darcy parvienne à vaincre son orgueil. L'amour triomphe, certes :
 En vain ai-je lutté. Rien n'y fait. Je ne puis réprimer mes sentiments. Laissez-moi vous dire l'ardeur avec laquelle je vous admire et je vous aime.(...)
mais il a fallu pour cela que Darcy affronte un long combat entre la raison et le sentiment, là où un héros romantique n'aurait écouté que sa passion et fait fi de tout calcul, de toute prudence. Son inclination s'était toujours violemment heurtée, disait-il, à la conscience de commettre une mésalliance et à l'obstacle que réprésentait la famille.



 Jamais la société n'a été autant analysée au scalpel, avec une froide précision et un humour décapant que dans Orgueil et préjugés. Vous avez dit Romantique?
 C'est une vérité universellement reconnue qu'un célibataire pourvu d'une belle fortune doit avoir envie de se marier, et, si peu que l'on sache de son sentiment à cet égard , lorsqu'il arrive dans une nouvelle résidence, cette idée est bien fixée dans l'esprit de ses voisins qu'il le considèrent sur le champ comme la propriété légitime de l'un ou de l'autre de leurs filles

Jane Austen n'est donc pas romantique même si elle vit en pleine période romantique. Elle privilégie toujours la raison sur les sentiments. Elle a hérité de l'esprit du XVIII siècle à la fois par le style très classique mais aussi par l'esprit caustique, l'ironie, le regard critique qu'elle porte sur la société qu'elle dissèque avec froideur et dont elle donne une vision réaliste.

POURQUOI LA CONSIDERE-T-ON COMME ROMANTIQUE?

Parce que Jane Austen parle de mariage :

Mais comment pourrait-il en être autrement puisque c'est la seule possibilité de changement qui est laissée à la femme dans la société victorienne?

Parce que la jeune  héroïne épouse toujours celui qu'elle aime :

C'est vrai mais cet amour est toujours "raisonnable" c'est à dire basé sur des notions de respect, d'estime et non sur des passions violentes ou emportées.  Quant aux jeunes filles qui cèdent à leur passion, se font enlever, ont des relations sexuelles espérant ainsi le mariage, elles  sont toutes présentées comme des petites sottes, des coquettes sans cervelle, de véritables "cruches" comme l'amie de Catherine ou la soeur d'Elizabeth,

Parce que les films qui ont adapté les romans insistent sur le côté sentimental et gomment ou affaiblissent la peinture sociale acerbe de Jane Austen.

Cependant, si vous voulez la lire pour le challenge romantique, ce n'est pas impossible. C'est ce que je viens de faire d'ailleurs! Vous pouvez vous intéresser à ce qui est anti-romantique dans les romans de Jane Austen ou vous pouvez dire pourquoi vous la ressentez comme romantique tout en gardant bien en tête la phrase de Valery  qui rappelle que toute tentative de définition du Romantisme est obligatoirement réductrice : Il faudrait avoir perdu tout esprit de rigueur pour définir le Romantisme.