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mardi 15 octobre 2013

Paul Fournel : Jason Murphy Rentrée littéraire



Avec le nouveau livre de Paul Fournel, Jason Murphy, nous sommes toujours comme pour La Liseuse (ICI) dans le monde l'édition et de la littérature. Nous y retrouvons l'éditeur Dubois et Meunier, son abominable directeur commercial, et Valentyne, l'amoureuse intuitive des livres, mais ce ne sont plus eux les personnages principaux même s'ils tirent parfois les ficelles. Et de quelle manière!

Le personnage principal est un écrivain de la Beat génération, Jason Murphy, dont nous suivons les tribulations et approchons l'oeuvre à travers les recherches d'une étudiante, Madeleine.  Celle-ci a pris pour directeur de son diplôme de fin d'études le professeur d'université réputé Marc Chantier. L'ouvrage commence comme un roman d'espionnage ou une Mata Hari hilarante essaie de soutirer des renseignements à ce professeur à propos d'un "scroll" que celui-ci aurait eu, dit-on, entre les mains! Qu'est-ce qu'un "scroll"? C'est un rouleau mystérieux, tout autant qu'hypothétique, roman inédit de Murphy qui aurait inspiré Kerouac. Mais qui a envoyé cette espionne littéraire en cadeau à Marc Chantier? Les éditeurs à notre époque auraient-ils d'aussi vilaines manières? Irait-on jusqu'à dire que Kerouac est un plagiaire?
En ouvrant ce livre, n'oubliez pas que Paul Fournel est un oulipien et à ce titre un monsieur qu'il ne faut pas trop prendre au sérieux!Et comme il appelle à l'aide un autre oulipien, Harry Mathews, méfiance!  Et méditez ceci :

Le propre du vrai c'est d'être vrai. Le propre du bon faux c'est d'être aussi vrai que possible. L'écart n'est pas si grand.

En faisant de Jason Murphy, écrivain de la Beat generation, ami de Ginsberg ou de Kerouac, le  personnage principal de son roman, Paul Fournel nous plonge en pleine fiction. Car il n'y a rien de plus extraordinaire et de plus romanesque que la vie de cet homme toujours en partance, qui a vécu à Paris dans la misère, puis sur les routes aux Etats-Unis, vivant d'expédients, nourrissant ses voyages et ses visions poétiques aux sources de paradis artificiels… pour finir comme clochard dans les rues de San Francisco. Pourtant, Paul Fournel prend bien soin, non sans humour, et pour mieux nous mystifier, de brouiller la frontière entre fiction et réalité : Qu'en est-il réellement de ce Murphy dont on ne sait même pas s'il est vivant ou mort? Qu'en est-il de ce "scroll" dont se serait inspiré Kerouac? Mais qu'il ait existé ou non, nous sommes lancés à la suite de Madeleine, l'étudiante, et de Meunier, l'éditeur, à la recherche de ce précieux rouleau. Et nous ne sommes pas au bout de nos étonnements.

Vous ne connaissez pas Jason Murphy? Moi non plus! La Beat Generation ne vous intéresse que de loin, moi aussi! Mais il s'agit pas d'eux mais de Paul Fournel et de son humour! Et quand il vous prend par la main vous vous laissez rouler dans la farine, vous ne savez plus trop bien s'il se moque de vous ou si c'est du sérieux et il vous vous amène où il veut. Ces écrivains, il vous les fait connaître comme s'ils étaient vos amis, il les invite à votre table, voire dans votre lit*, il part avec vous en voyage à leur suite dans les rues de Paris ou de San Francisco. Il organise des rencontres loufoques entre Louise Labé (étudiée par Christophe, le petit ami de Madeleine) et Jason Murphy et… on s'aperçoit que ça marche!  Bref! si vous vous laissez aller, la littérature devient vivante, les auteurs sortent des étagères et viennent vous interpeller ce qui n'est pas toujours de tout repos avec Murphy! Vous lisez  son livre les semelles de Vent, (tiens un titre qui rappelle étrangement Rimbaud? Murphy serait-il lui aussi un plagiaire?) douillettement allongé(e) sur un lit, en compagnie de Sire-Pensif, le chat, qui semble tout droit sorti des poèmes de Louise. Et que Louise Labé comme Shakespeare  ou Jason Murphy aient ou non existé, vous vous en moquez, l'important c'est d'avoir partagé, grâce à l'écriture alerte érudite mais aussi protéiforme de Paul Fournel, leur oeuvre et leur vie, l'important c'est que la littérature soit gagnante!

Madeleine s'inquiétait pour Christophe à cause de publications récentes qui affirmaient que Louise Labé n'avait jamais existé et que ses poèmes avaient été composés par d'autres. Un autre? Une autre? Plusieurs autres? Cela laissait Christophe de marbre : " Si ses poèmes existent, disait-il, elle existe, et si elle n'existe pas, c'est moi qui la fais exister. Ce qui est peut-être encore mieux".

Louise Labbé et Jason Murphy

*Plus tard lorsque Madeleine et Christophe pensaient à cette période de leur vie, sans jamais se revoir et sans jamais en parler, ils se demandaient, chacun de leur côté, qui avait aimé qui et quel lien secret s'était noué dans leur dos par le truchement de leurs âmes et de leurs corps, qui avait agité leurs sentiments à son profit, quel vrai couple improbable et secret avait scellé en eux ses véritables épousailles.


dimanche 31 mars 2013

Atiq Rahimi : Syngue Sabour Un livre/Un film





Résultat de l'énigme n°61
Le prix de la Patience a été accordé à : Dasola, Dominique, Eeguab, K'gire, Keisha, Miriam, Pierrot Bâton, Sybilline, Thérèse...  Et merci à tous ceux qui ont participé!

le roman, prix Goncourt 2008 : Syngue Sabour d'Atiq Rahimi
                    
Le film : Syngue Sabour réalisateur Atiq Rahimi co-scénaristes Atiq Rahimi et Jean-Claude Carrière




Syngue Sabour est un roman que j'ai commenté lors de sa sortie après qu'il a été couronné par le prix Goncourt. Aussi j'ai été très curieuse de voir ce que Atiq Rahimi en avait fait puisque c'est lui-même qui adapte son oeuvre au cinéma. Il est à la fois le réalisateur et le co-scénariste du film avec Jean-Claude Carrière. Voilà ce que j'en écrivais à l'époque en 2008.

J'écris pour savoir pourquoi cette rage, pourquoi cette colère. Atiq Rahimi

Syngue Sabour, la Pierre de patience, c'est cette pierre noire si finement ciselée par Atiq Rahimi, l'orfèvre! Et elle est effectivement bien noire, cette pierre de patience à laquelle on peut confier toutes ses peines jusqu'à ce qu'elle explose et vous libère, car il y a peu d'avenir pour les femmes en Afghanistan (ou ailleurs) comme le précise l'auteur. Peu d'espoir de liberté, là où règne l'islamisme radical, le totalitarisme religieux et cela peut être vrai de n'importe quelle religion si elle rime avec intolérance, obscurantisme, mépris de la femme. Femme objet - viande pour reprendre une expression du livre-, objet de troc quand elle est enfant et qu'il s'agit de la donner à des vieillards concupiscents, objet sexuel, elle subit humilations, coups, viols, répudiation, elle est à la merci des hommes. Le livre est d'ailleurs écrit :

"à la mémoire de N.A. -poétesse afghane sauvagement assassinée par son mari-"...

J'ouvre le livre. Une prose très esthétique, -trop sans doute- car  je ne parviens pas tout de suite à entrer dans l'histoire. Trop belle, cette prose? trop recherchée? Je suis un peu déçue d'être trop attentive au style, d'être devant une porte ouverte sans pouvoir totalement y pénétrer. Je poursuis ma lecture, toujours interpellée par ces phrases simples, courtes, propositions indépendantes au présent de narration,  cette syntaxe  parfois désarticulée, groupes nominaux ou adjectifs isolés des substantifs, détachés par la ponctuation. Petites propositions rapides, donc, qui nous amènent à une lecture nerveuse semblable aux mouvements désordonnés de la femme qui gesticule dans la chambre, puis mots cadenassés par les deux points qui les encadrent : arrêt sur l'image, respirations par saccades du blessé. Mouvement/arrêt sur l'image. Alternance.
C'est donc de cette manière que j'entre dans le roman! Et certes, le style est efficace car naît devant mes yeux, dès les premières pages, une gerbe d'images; les couleurs d'abord : le cyan des murs, le rouge de la robe et puis la mise en place des personnages, cet homme allongé sur un grabat et cette femme dévidant son chapelet, une femme sous l'oeil de Dieu, soumise à la religion, recevant l'imam qui vient chaque jour lui rendre visite pour lui faire des reproches sur sa foi. Un huis-clos dans une chambre, un homme  mourant, immobile, une femme en mouvement, tous deux sur une scène de théâtre comme celle de Shakespeare, une représentation du Monde plein de bruits et fureur dont je suis spectatrice.
Un huis-clos avec un hors champ car le monde extérieur, lui, se manifeste par les bruits, pleurs des petites filles dans les autres pièces de la maison, prières du mollah, toux caverneuse de la voisine,  rumeurs de  la vie quotidienne  dans les rues, qui laissent de plus en plus place au tumulte de la guerre, explosions, tirs, cris, gémissements de douleur, interpellations des hommes armés, invocations d'Allah..  Et lorsque ces hommes - qui font la guerre parce qu'ils ne savent pas faire l'amour- pénètreront dans cette pièce  fermée, nous ne serons plus protégés de la violence et l'angoisse s'empare de nous. J'ai dit nous? Nous, bien sûr, non plus spectateurs, mais au coeur de la mêlée.
La prose travaillée d'Atiq Rahimi, savante dans sa simplicité, est toujours là et maintenant, je suis prise par sa musique, une petite musique obstinée, qui n'a rien à voir avec de grands rugissements à la Beethoven- Atiq Rahimi confiait qu'il écoutait tous les jours Le Chant du cygne de Shubert pendant qu'il écrivait son roman-  mais qui est âpre, mordante, violente dans sa retenue, qui surprend par la crudité des mots et de la pensée, qui fait mal, car elle exprime toute la souffrance des femmes humiliées.
Car le coeur du récit, ce n'est pas la guerre des hommes mais la lutte que mène la femme pour se libérer par étapes : en confiant les enfants à sa tante, elle les met à l'abri et n'est plus entravée par l'amour maternel; après le vol du Coran, elle ne se soumet plus à la religion;  en faisant de son mari, une pierre de patience, Syngue Sabour, elle vomit sa condition de femme, soumise au père d'abord, à la belle-mère, au mari ensuite, aux désirs de ses beaux-frères, au viol, à la prostitution, aux violences de la guerre. Elle se libère de toute sa haine, ses humiliations, ses souffrances jusqu'au moment où la pierre explosera et... ce sera pour elle la libération mais quelle libération! La seule issue, semble-t-il, possible pour la femme dans ce pays.
Car peut-on être heureuse en Afghanistan? C'est la question que pose le conte raconté par sa grand-mère et commenté par son beau-père qui, en vieux sage, en tire la leçon suivante :

Pour cela, (être heureuse) il faut  se résigner à un sacrifice, renoncer à trois choses : l'amour de soi, la loi du père et la morale de la mère!".

Et lorsque la femme demande si c'est réalisable : Il faut essayer, répond le vieil homme. Belle figure que celle de ce vieillard qui, s'il approuve le combat pour la libération du pays mené par ses fils, les renie lorsqu'ils ne font la guerre que pour le pouvoir. Et parce que Sage, il est, lui aussi, aussi condamné dans cette société de violence, rejeté par ses fils, maltraité par sa femme.
De plus, et c'est encore un des charmes de Syngue Sabour, cette intervention du conte  à la manière orientale dans un roman occidental. La confession de la femme, à propos du sage Hakim, qui pourrait sortir tout droit du livre Les Mille et une nuits,  prêterait à rire si elle n'était aussi tragique : superbe mélange des genres! On rit de ce qui arrive au mari mais l'on ne peut oublier ce que cela implique pour la condition féminine.
Puis, de temps en temps une inspiration à la Prévert :

La femme expire
L'homme inspire

la femme ferme les yeux
L'homme demeure les yeux égarés

quelqu'un frappe à la porte.

Avec çà et là, de purs moments de poésie :

La femme rouvre doucement les yeux.
Le vent se lève et fait voler les oiseaux migrateurs au-dessus de son corps.


Un très beau livre dans lequel il faut pénétrer lentement et dont la petite musique retentit dans votre tête longtemps après s'être tue.

voir  aussi Syngue Sabour (2): pour une interprétation du dénouement

Le film : Syngue Sabour
 Golshifteh Farahani dans Syngue Sabour

 Synopsis : Au pied des montagnes de Kaboul, un héros de guerre gît dans le coma ; sa jeune femme à son chevet prie pour le ramener à la vie. La guerre fratricide déchire la ville; les combattants sont à leur porte. La femme doit fuir avec ses deux enfants, abandonner son mari et se réfugier à l'autre bout de la ville, dans une maison close tenue par sa tante. De retour auprès de son époux, elle est forcée à l'amour par un jeune combattant. Contre toute attente, elle se révèle, prend conscience de son corps, libère sa parole pour confier à son mari ses souvenirs, ses désirs les plus intimes... Jusqu'à ses secrets inavouables. L'homme gisant devient alors, malgré lui, sa "Syngué Sabour", sa pierre de patience - cette pierre magique que l'on pose devant soi pour lui souffler tous ses secrets, ses malheurs, ses souffrances... Jusqu'à ce qu'elle éclate !

Le synopsis du film pourrait être aussi celui du roman dont il épouse la trame avec précision. Le film reste donc très proche de l'oeuvre écrite jusque dans le cadre, celui de la chambre, des couleurs et des rideaux qui portent des dessins d'oiseaux migrateurs comme dans le livre où ils prennent valeur de symbole et occupent une grande place au dénouement. Mais alors que le roman était le plus souvent un huis-clos enfermant la femme et l'homme blessé, le film, lui, s'aventure à l'extérieur et nous montre une ville en guerre, bombardée, chaotique, dangereuse. Les images sont très belles, la réalisation impeccable mais l'introduction du monde extérieur, le réalisme de la guerre enlèvent un peu la poésie du texte et son côté mystérieux qui sollicite l'imagination du lecteur. Bien souvent en lisant le texte de Atiq Rahimi, le lecteur se sent, en effet, dans un univers  qui offre un autre sens, dans la parabole, la fable ou même parfois le conte oriental. En voulant introduire l'action, le réel, en variant les angles de prises de vue, en focalisant sur la gestuelle dans le but d'introduire un langage cinématographique et peut-être aussi de ne pas lasser le spectateur, Atiq Rahimi perd un peu ce qui faisait la force de son texte écrit, la petite musique intérieure, et cela malgré les qualités évidentes du film.
Ce que j'ai regretté aussi par rapport au roman - et je ne comprends pas le choix des scénaristes- c'est la disparition du grand père qui me semblait essentiel. Il représente la sagesse et ce très beau personnage masculin évitait au récit de tomber dans le manichéisme. En effet, en le supprimant, le réalisateur semble dire que tous les hommes sont mauvais au risque de paraître caricatural.


L'actrice, Golshifteh Farahani, qui incarne la jeune femme est non seulement d'une grande beauté mais est aussi une remarquable interprète. Je lis dans un article du Nouvel Observateur (ICI) qu'elle est iranienne, vit en France et n'a plus le droit de retourner dans son pays.
"En bonne insoumise, elle a adopté la phrase de Brecht : « Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu. » Née dans la psalmodie des slogans, cinq ans après l’instauration de la république islamique, Golshifteh Farahani a dû quitter son pays. On l’accuse d’un seul et unique crime : en 2008, malgré l’embargo américain qui interdit toute transaction avec le régime des mollahs, la comédienne persane tourne, grâce à une mesure dite « d’exception culturelle », « Mensonges d’Etat », de Ridley Scott. "

Le rôle qu'elle interprète dans Syngue Sabour a été extrêmement important pour elle :
« Cette femme use de cet homme pour se libérer et j’ai usé du rôle pour me libérer, moi, analyse-t-elle. Gouverné par l’invisible, l’Iran vous apprend à mentir. Sur nos parents (les miens sont artistes, donc dans l’opposition), sur notre consommation d’alcool, sur nos lectures. Nous nous méfions des profs, des flics, de notre propre famille même. Prendre la parole impose de n’irriter personne, ni les gardiens de la révolution, ni les paysans, ni les classes moyennes. » Elle a tourné « Syngué Sabour » au Maroc sans obtenir le droit de se rendre en Afghanistan...
Un beau film, esthétique, mais...


Ecouter la musique de Schubert qui a inspiré l'auteur : Schwanengesang .



lundi 7 mai 2012

La Liseuse de Paul Fournel




 Robert Dubois est éditeur, un éditeur en difficulté et dont la maison vient d'être rachetée. Car le problème avec Dubois c'est qu'il aime trop la littérature et que ses choix ne se portent pas toujours sur des auteurs qui se vendent mais sur des auteurs qu'il aime. Pour lui - être éditeur- ce n'est pas comme vendre des petits pains ou n'importe quel objet de consommation! En attendant, il croule sous des piles de manuscrits à la recherche d'un nouveau Proust même si, comme chacun sait, le phénomène reste rare, même si l'on court le risque, en plus, de ne pas le reconnaître! 
Un jour, Valentine, jeune stagiaire, entre chez lui et lui apporte une liseuse, un des ces instruments modernes, un e-Book, un I-pad, ou l'on ne sait quoi, dans lequel on peut enregistrer tous les manuscrits. L'éditeur, sceptique, interroge la jeune fille :

-Et j'avance comment?
- On tourne les pages dans le coin d'en bas avec le doigt.
-Comme un bouquin?
-Oui, c'est le côté ringard du truc. Une concession pour les vieux. Quand on ne se souviendra plus des livres, on se demandera bien pourquoi on avance comme ç
a.

Le ton est donné, vous l'avez compris, ce roman est plein d'humour et chaque page est un petit délice à croquer avec gourmandise! Si Robert Dubois représente la vieille génération, celle du papier, des amoureux des livres, et s'il se méfie de cet objet dangereux, la liseuse, surtout quand il s'endort dans sa lecture et qu'elle le blesse au nez, il n'est pas passéiste pour un sou! Désormais, c'est muni d'une liseuse, et donc léger, que Dubois part en week end dans sa maison de campagne avec Adèle, son épouse, pour lire des manuscrits. Et comme Robert Dubois a un esprit ouvert et qu'il aime la jeunesse, il aide Valentine et ses copains, tous stagiaires chez lui, à créer une maison d'édition en utilisant ces nouvelles technologies. Et des idées, ces jeunes de la nouvelle génération n'en manque pas! Cela donne lieu à des situations hilarantes comme lorsque Valentine apprend à Robert Dubois que Le Clezio a accepté de les aider en écrivant pour eux. Stupeur de Dubois qui interroge, sidéré :

-Le Clézio?
-Oui, le Clézio, le beau monsieur écrivain qui a gagné le prix Nobel. Le Mauricien blond.
- Comment tu as eu Le Clézio?
- Je lui ai demandé un rendez-vous, je l'ai rencontré, je lui ai demandé ce que je voulais. Il a réfléchi un moment. Il m'a dit oui….


Un culot d'autant plus amusant que la même Valentine, par contre, meurt de peur quand il s'agit de parler pour la première fois à une jeune écrivaine dont elle a aimé le livre, un premier. Pleine de trac, elle interroge son patron :

-Bon, je vais téléphoner. Comment on s'adresse aux auteurs?
-Par leur nom. Globalement, ce sont des êtres humains.

De l'humour, oui, mais pas seulement, Paul Fournel nous montre aussi les coulisses de l'Edition où l'aspect financier prime désormais, bien souvent, sur d'autres considérations et surtout sur celles de qualité et d'authenticité. Le nouveau directeur de la maison d'édition, Meunier, est un gestionnaire, pragmatique. Son but, faire entrer de l'argent! L'édition devient un marché comme les autres. La guerre entre les maisons d'édition, les intrigues pour passer à la télévision, dans les émissions littéraires, les jalousies, l'égo malmené des écrivains, tout n'est pas rose dans ce milieu et les coups bas ne sont pas rares. La médiocrité y règne parfois en maître. Et un certain pessimisme pointe sous la désinvolture apparente. Un jour Dubois se trouve dans une librairie, quelqu'un s'approche de lui et lui pose cette question qui sonne comme un glas :

Vous n'êtes pas Robert Dubois, le vieil éditeur?
Et puis il y a des moments graves, la vie… et la mort. Car c'est de cela qu'il est question! Elle survient, ici, sournoise, alors que l'on ne l'attend pas et pourtant l'on s'aperçoit qu'elle était là, bien (trop) présente. Mais heureusement, il y a les livres, ceux que l'on a toujours voulu lire, les grands, les universels, ceux qui aident à vivre, un rempart contre le malheur et la solitude, car être vivant, c'est lire!  :

Et lorsque j'aurais terminé la lecture du dernier livre, je tournerai la dernière page et je déciderai seul si la vie devant moi vaut la peine d'être lue.

 Avec La liseuse, Paul Fournel a écrit un bel hymne à la littérature que tous les amoureux des livres  devraient apprécier. Un bon roman!

mardi 14 juin 2011

Syngue Sabour (2) Atiq Rahimi : Pour une interprétation du dénouement


Dans le premier texte que j'ai écrit sur le prix Goncourt, Syngue Sabour (1) , de Atiq Rahimi, un lecteur a laissé un commentaire dont je cite cet extrait :

Le passage que vous citez est situé tout à la fin, dans un passage d’une violence incroyable où elle joue sa vie : y réussit-elle d’ailleurs ? La dernière phrase est-elle porteuse d’espoir ? réussit-elle son improbable psychanalyse ? j’aimerais d’ailleurs avoir l’interprétation de Atiq Rahimi sur cette fin où on croit deviner une lueur… 

Comment, en effet, interpréter la fin de Syngue Sabour ? Est-elle extrêmement pessimiste ou au contraire, porteuse d'espoir? Les deux interprétations sont possibles.
Quand j'ai refermé le livre d'Atiq Rahimi je me suis évidemment interrogée sur ce dénouement brutal et surprenant où il faut voir la fin de la parabole de Syngue Sabour, cette Pierre de patience, à qui l'on peut livrer ses secrets "juqu'à ce qu'elle se brise... jusqu'à ce que tu sois délivrée de tous tes tourments". Ainsi  quand l'homme semble revenir à la vie et tue sa femme, c'est la Pierre de patience qui éclate, emportant avec elle tous les malheurs, tous les secrets qui lui ont été confiés. Mais en explosant il semble qu'elle entraîne la destruction de celle qui l'a utilisée comme déversoir de ses peines.

Lui (le mari) toujours raide et froid, agrippe la femme par les cheveux, la traîne à terre jusqu'au milieu de la pièce. Il frappe encore sa tête contre le sol puis, d'un mouvement sec, il lui tord le cou.(...)
La femme est écarlate. Ecarlate de son propre sang.
Quelqu'un entre dans la maison.
La femme rouvre doucement les yeux.
Le vent se lève et fait voler les oiseaux migrateurs au-dessus de son corps.
 
Pour moi, le sens de la parabole est très net. Dans ce pays en guerre, où règnent la violence et la loi d'une religion intégriste, il n'y aucun avenir pour la femme, aucune issue possible. Elle a pourtant essayé d'être heureuse comme le lui avait conseillé le Vieux Sage, père de son  mari :   elle a renoncé à la loi du père, à la morale de la mère et à l'amour de soi. Elle est restée auprès de son mari devenu sa Syngue Sabour pour dire sa révolte et son malheur et elle en est morte. Cela ne fait aucun doute à mes yeux.
Mais s'il n'y a pas aucun espoir,  comment expliquer alors les deux dernières phrases?
La femme rouvre doucement les yeux.
Le vent se lève et fait voler les oiseaux migrateurs au-dessus de son corps.
Au début du roman dans la pièce aux murs couleur cyan où se déroule le huis-clos entre le mari blessé et la femme, l'auteur décrit :
"deux rideaux aux motifs d'oiseaux migrateurs figés dans leur élan sur un ciel jaune et bleu."
A la fin  du roman, ces oiseaux jusqu'alors arrêtés dans leur mouvement prennent leur essor, survolant le corps de la femme. Il est  légitime de penser qu'ils signifient l'espoir d'un monde meilleur puisque la femme rouvre les yeux au moment de l'envol. Ne seraient-ils pas un symbole de libération de même que le souffle du vent qui, en animant les rideaux, leur redonne vie? Magnifique image!
Il est, cependant, significatif que Atiq Rahimi ait choisi des oiseaux migrateurs condamnés à l'errance. Un instant figés dans ce monde où la vie est impossible, ils s'échappent vers des terres plus hospitalières tout comme Atiq Rahimi a dû quitter son pays pour rester un homme libre. La femme rouvre les yeux sur cette image qui lui dit qu'il faut partir pour survivre mais il est trop tard pour elle.
Elle a donc échoué dans sa tentative. A moins que l'on ne considère comme une réussite le fait qu'elle se soit révoltée, qu'elle ait pris conscience de son aliénation et qu'elle l'ait refusée. Dès lors, elle ne peut être libérée que par la mort. Mais ce faisant elle a accédé à la dignité que les hommes lui refusent et c'est en ce sens, peut-être, que le roman est porteur d'espoir. Les oiseaux migrateurs pourraient être le symbole de la mort qui délivre et de cette intégrité physique et morale retrouvée?
Que de questions pour ce roman si dense et si riche! Moi aussi, j'aimerais bien que l'auteur nous donne "sa vérité".  Mais il me semble que si nous l'avions devant nous, il nous dirait que chacun est libre de trouver sa propre réponse. C'est cela qui fait la valeur de la littérature.


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Syngue Sabour (1), la Pierre de patience de Atiq Rahimi

 

J'écris pour savoir pourquoi cette rage, pourquoi cette colère.

Syngue Sabour, c'est cette pierre noire si finement ciselée par Atiq Rahimi, l'orfèvre! Et elle est effectivement bien noire, cette pierre de patience à laquelle on peut confier toutes ses peines jusqu'à ce qu'elle explose et vous libère, car il y a peu d'avenir pour les femmes en Afghanistan (ou ailleurs) comme le précise l'auteur. Peu d'espoir de liberté, là où règne l'islamisme radical, le totalitarisme religieux et cela peut être vrai de n'importe quelle religion si elle rime avec intolérance, obscurantisme, mépris de la femme. Femme objet - viande pour reprendre une expression du livre- objet de troc quand elle est enfant et qu'il s'agit de la donner à des vieillards concupiscents, objet sexuel, elle subit humilations, coups, viols, répudiation, elle est à la merci des hommes. Le livre est d'ailleurs écrit :

"à la mémoire de N.A. -poétesse afghane sauvagement assassinée par son mari-"...

J'ouvre le livre. Une prose très esthétique, -trop sans doute- car  je ne parviens pas tout de suite à entrer dans l'histoire. Trop belle, cette prose? trop recherchée? Je suis un peu déçue d'être trop attentive au style, d'être devant une porte ouverte sans pouvoir totalement y pénétrer. Je poursuis ma lecture, toujours interpellée par ces phrases simples, courtes, propositions indépendantes au présent de narration,  cette syntaxe  parfois désarticulée, groupes nominaux ou adjectifs isolés des substantifs, détachés par la ponctuation. Petites propositions rapides, donc, qui nous amènent à une lecture nerveuse semblable aux mouvements désordonnés de la femme qui gesticule dans la chambre, puis mots cadenassés par les deux points qui les encadrent : arrêt sur l'image, respirations par saccades du blessé. Mouvement/arrêt sur l'image. Alternance.
C'est donc de cette manière que j'entre dans le roman! Et certes, le style est efficace car naissent devant mes yeux, dès les premières pages, une gerbe d'images; les couleurs d'abord : le cyan des murs, le rouge de la robe et puis la mise en place des personnages, cet homme allongé sur un grabat et cette femme dévidant son chapelet, une femme sous l'oeil de Dieu, soumise à la religion, recevant l'imam qui vient chaque jour lui rendre visite pour lui faire des reproches sur sa foi. Un huis-clos dans une chambre, un homme  mourant, immobile, une femme en mouvement, tous deux sur une scène de théâtre comme celle de Shakespeare, une représentation du Monde plein de bruits et fureur dont je suis spectatrice.
Un huis-clos avec un hors champ car le monde extérieur, lui, se manifeste par les bruits, pleurs des petites filles dans les autres pièces de la maison, prières du mollah, toux caverneuse de la voisine,  rumeurs de  la vie quotidienne  dans les rues, qui laissent de plus en plus place au tumulte de la guerre, explosions, tirs, cris, gémissements de douleur, interpellations des hommes armés, invocations d'Allah..  Et lorsque ces hommes - qui font la guerre parce qu'ils ne savent pas faire l'amour- pénètreront dans cette pièce  fermée, nous ne serons plus protégés de la violence et l'angoisse s'empare de nous. J'ai dit nous? Nous, bien sûr, non plus spectateurs, mais au coeur de la mêlée.
La prose travaillée d'Atiq Rahimi, savante dans sa simplicité,  est toujours là et maintenant, je suis prise par sa musique, une petite musique obstinée, qui n'a rien à voir avec de grands rugissements à la Beethoven- Atiq Rahimi confiait qu'il écoutait tous les jours Le Chant du cygne de Shubert pendant qu'il écrivait son roman-  mais qui est âpre, mordante, violente dans sa retenue, qui surprend par la crudité des mots et de la pensée, qui fait mal, car elle exprime toute la souffrance des femmes humiliées.
Car le coeur du récit, ce n'est pas la guerre des hommes mais la lutte que mène la femme pour se libérer par étapes : en confiant les enfants à sa tante, elle les met à l'abri et n'est plus entravée par l'amour maternel; après le vol du Coran, elle ne se soumet plus à la religion;  en faisant de son mari, une pierre de patience, Syngue Sabour, elle vomit sa condition de femme, soumise au père d'abord, à la belle-mère, au mari ensuite, aux désirs de ses beaux-frères, au viol, à la prostitution, aux violences de la guerre. Elle se libère de toute sa haine, ses humiliations, ses souffrances jusqu'au moment où la pierre explosera et... ce sera pour elle la libération mais quelle libération! La seule issue, semble-t-il, possible pour la femme dans ce pays.
Car peut-on être heureuse  en Afghanistan ? C'est la question que pose le conte raconté par sa grand-mère et commenté par son beau-père qui, en vieux sage, en tire la leçon suivante :

Pour cela, (être heureuse) il faut  se résigner à un sacrifice, renoncer à trois choses : : l'amour de soi, la loi du père et la morale de la mère!".

Et lorsque la femme demande si c'est réalisable : Il faut essayer, répond le vieil homme. Belle figure que celle de ce vieillard qui, s'il approuve le combat pour la  libération du pays mené par ses fils, les renie lorsqu'ils ne font la guerre que pour le pouvoir. Et parce que Sage, il est, lui aussi, aussi condamné dans cette société de violence, rejeté par ses fils, maltraité par sa femme.
De plus, et c'est encore un des charmes de Syngue Sabour, cette intervention du conte  à la manière orientale dans un roman occidental. La confession de la femme, à propos du sage Hakim, qui pourrait sortir tout droit du livre les Mille et une nuits,  prêterait à rire si elle n'était aussi tragique : superbe mélange des genres! On rit de ce qui arrive au mari mais l'on ne peut oublier ce que cela implique pour la condition féminine.
Puis, de temps en temps une inspiration à la Prévert :

La femme expire
L'homme inspire

la femme ferme les yeux
L'homme demeure les yeux égarés

quelqu'un frappe à la porte.

Avec çà et là, de purs moments de poésie :

La femme rouvre doucement les yeux.
Le vent se lève et fait voler les oiseaux migrateurs au-dessus de son corps.

Un très beau livre dans lequel il faut pénétrer lentement et dont la petite musique retentit dans votre tête longtemps après s'être tue.

Ecouter la musique de Schubert qui a inspiré l'auteur : Schwanengesang en cliquant sur le titre dans musiques blog, colonne de gauche en bas.
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