Pages

Affichage des articles dont le libellé est Brésil. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Brésil. Afficher tous les articles

lundi 18 mars 2024

Yan Lespoux : Pour mourir, le monde


Dans Pour Mourir, le monde, Yan Lespoux, historien, universitaire spécialiste de la civilisation occitane, s’appuie sur un fait historique, le plus grand naufrage de l’histoire de la marine portugaise en janvier 1627 sur les côtes françaises de Saint-Jean-de-Luz et d'Arcachon jusqu’au Médoc à la suite de tempêtes violentes. 
 
 
Francisco Manuel de Melo ,, écrivain portugais et marin

 
 
Yan lespoux s'inspire des mémoires du capitaine-mor dom Manuel de Meneses, qui publia un mémoire, de dom Francisco Manuel de Melo, écrivain et marin, qui raconta son histoire trente ans après, et du livre de Jean-Yves Blot et Patrick Lizé qui ont réuni de nombreux documents retrouvés dans les archives espagnoles, portugaises et françaises.
Voilà quel est le bilan de ces naufrages d'après ces études  : «  7 navires coulés, deux énormes caraques des Indes de 1800 tonneaux, chargées de pierres précieuses et d'épices, escortées par cinq galions de guerre portant la fine fleur de l'aristocratie portugaise, 2000 morts, 300 rescapés. Tout cela donna lieu à un imbroglio diplomatique entre la France et le Portugal, qui impliqua le duc d'Epernon, Richelieu, Louis XIII, l'Eglise et les grandes familles du Médoc. Car si les " bourgeois " de Saint-Jean-de-Luz recueillirent des naufragés, plus au nord, sur les côtes des Landes et du Médoc, les Français pillèrent les épaves et massacrèrent les survivants. »
 
 
 
 Une caraque

 
 De Gao :  Le roman débute avec le naufrage, sur la côte du Médoc, à Lacanau, de la caraque Sao Bartolomeu, avec à sa tête, le capitaine-mor Vincente de Brito, navire revenant des Indes.  ll y avait à bord cinq cents voyageurs et un chargement d’une valeur inestimable, épices, pierres précieuses, étoffes. Il n’y eut que douze survivants. Fernando Teixeira, jeune portugais, personnage fictif du roman est l’un des leurs. Pauvre, orphelin, il a été recruté de force dans l’armée portugaise et amené aux Indes où il eut une vie aventureuse qui finit par le conduire dans les geôles de la Sainte Inquisition à Goa. Gracié, il embarque pour un retour au Portugal sur le Saint Bartolomeu et projette de voler les diamants transportés à bord, avec l’intention de sortir de sa condition car « naître petit et mourir grand est l’accomplissement d’un homme » dit le poème d’Antonio Vieira, mis en exergue du roman :  « Pour naître le Portugal; pour mourir le Monde. »

Dans le Médoc :  Fernando va rencontrer Marie. Cette dernière, une fille qui sait se défendre, a blessé un fils de famille qui l’agressait et doit se cacher des autorités dans les landes sauvages du Médoc, chez son oncle Louis, un homme brutal, pilleur d’épaves. Celui-ci qui règne par la terreur sur un peuple de travailleurs primitifs et misérables. Ces hommes vont non seulement piller les richesses de la nef mais aussi achever les rares rescapés.


Piet Heyn, le commandant de la flotte hollandaise occupe Bahia

De Salvador de Bahia :  Au Brésil, vit Diogo, dont les parents ont été brûlés vifs pendant le siège mené par la marine Hollandaise pour enlever la ville aux Portugais. Ces derniers, avec à sa tête Dom Manuel de Meneses secondé par les espagnols, vont reprendre Bahia. A cette époque le Portugal, au grand dam des nobles portugais, était alors réuni à la couronne d’Espagne. Au cours de cette guerre Diogo et son ami, un indien Tupinamba, Ignacio, deviennent les aides de camp de Dom Manuel Meneses et partiront avec lui vers le Portugal. Plus tard, sommés par le roi d’escorter les caraques venues de l’Inde, leur galion le Santo Antonio et Sao Diogo fera naufrage devant Saint Jean de Luz.

C’est ainsi que Yan Lespoux mène ses trois personnages principaux à travers les océans et de points de l’horizon diamétralement opposés jusqu’aux côtes françaises où ils se rencontreront, une navigation houleuse et tumultueuse qui se double d’une traversée de l’enfance à l’âge adulte, tout au long de ce roman initiatique.

Le roman de Yan Lespoux est très enlevé et bien écrit ! Les descriptions sont à la hauteur des éléments déchaînés, des pays exotiques. De plus, l’écrivain se révèle un bon conteur et nous plonge dans un récit mouvementé et aventureux, agréable à lire par un effet proportionnellement contradictoire aux émotions rencontrées, plus j’ai peur, mieux c’est !  Oui, je sais ! Je dois avoir gardé mon âme d’enfant parce qu’après les romans qui parlent du froid, de la neige et de la survie dans le Grand Nord, juste après, j’adore toujours les récits de mers démontées et de bateaux en détresse, voire d’îles désertes.

 Découvrir la vie au bord d’une caraque ou d’un galion, braver les tempêtes, souffrir du scorbut, faire naufrage deux fois, échapper à l’inquisition, commercer avec les Indes, découvrir la misère et la sauvagerie des résiniers, des costejaires et des bergers des Landes dans notre France du XVII siècle, mesurer la misère des peuples, qu’ils soient colonisés, esclaves ou nés, comme Fernando, « au mauvais endroit », du mauvais côté de la barrière sociale, tout est passionnant !
 Le sérieux de la documentation nous permet de découvrir des faits historiques que je ne connaissais pas , ce naufrage, la reconquête de Bahia, la colonisation des Indes et la présence de l'Inquisition jusque là-bas,  et ceci, comme si on le vivait en même temps que les personnages. 

 

Dom Manuel de Meneses capitaine-mor du Sao Juilao et du Bartolemeu

De plus, le texte ne manque pas d’humour. J’ai aimé le personnage du noble portugais, le Fidalgo, Dom Manuel de Meneses, dont l’écrivain fait un portrait réjouissant par exemple lorsqu'il refuse d’échapper à la flotte anglaise plus nombreuse et mieux armée que lui à la faveur de la nuit. Il fait attacher un fanal à la poupe de son navire pour ne pas avoir l’air de fuir … d’où un premier naufrage quand il se fait canarder le lendemain matin  ! Ou encore en 1627 quand il discute de figures de style dans un texte de Lope de Vega avec Dom Manuel de Melo alors que son navire est en train de sombrer, malmené par les vagues de l’océan déchaîné. On rit de son sens de l’honneur qui n’a d’égal que sa stupidité mais qui finit par forcer l’admiration, porté à un degré tel que la démesure l’empêche d’être ridicule !  De plus sous ses airs de grand seigneur impassible, l’écrivain nous fait toucher l’homme, celui qui éprouve de la peur et trahit parfois ses faiblesses, un être humain, pas des meilleurs, mais humain, en quelque sorte ! Une personnalité historique que Yan Lespoux traite comme l'un de ses personnages et à qui il donne une complexité.
 

Donc un bon roman ! N'hésitez pas à embarquer ! A lire pour le plaisir de l’aventure et de la rencontre avec l’Histoire !  

Et puis, quand vous l'aurez lu, venez nous voir Fanja et moi,  pour nous dire ce que vous avez pensé de la fin ouverte du roman, l'écrivain ne précisant pas vraiment ce que ses personnages sont devenus !

Enfin, j'ajoute que j'aime ce livre parus aux éditions Agullo. Je trouve que c'est un bel objet  (conception de la couverture par Cyril Favory) avec la carte jaquette d'après Jan Huygen van Linschoten et les images de la première et quatrième de couverture d'Alfredo Roque Gameiro.

Fanja ICI 

Keisha ICI 

Je lis je blogue

Première de couverture

Quatrième de couverture
 


Chez Fanja

                    

samedi 23 juin 2018

Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux (3)




Voici la suite de la  LC que nous proposons Ingannmic et moi. Comme je l’ai expliqué dans le billet 1 nous avons décidé de publier chaque samedi du mois de Juin un texte donnant nos impressions sur ce livre  de Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux.
Nous avons divisé arbitrairement le livre en quatre parties.

La première partie du chapitre I au Chapitre VII. Voir Ici
La seconde partie du chapitre VIII à XV Voir ici

La troisième partie du Chapitre XVI au chapitre XXV

Anathase Kircher
Le roman de Jean-Marie Blas de Roblès est divisé en grands chapitres subdivisés eux-mêmes en sous-chapitres dont les titres expliquent, à la manière ancienne, ce qui va se passer ; et comme le roman se déroule dans des endroits différents, est précisé aussi le nom du lieu…

Par exemple, voici comment se présente  le chapitre XIX :  Où l'on apprend la conversion inespérée de la reine Christine
Canoe Quebarada : C'est pas un vrai défaut de boire
Fortaleza, Favela de Pirambu ; Angicos , 1938

Chaque chapitre commence toujours par une histoire de l’extraordinaire Anathase Kircher raconté par son disciple puisque c’est le vrai héros du roman malgré la multitude d’autres personnages qui gravitent autour de lui par le biais d’Eléazard. Décidément, Kircher, s’il n’existait pas, devrait être inventé tant il est par excellence « romanesque », au sens où ses aventures sont multiples et variées, sa personnalité inattendue et improbable, ses inventions farfelues ou géniales ! Comment croire à un tel personnage ? Et pourtant, il a existé !

Dans les chapitres XVI et XVII il condamne l’alchimie et démontre les supercheries du « sinistre alchimiste » Blaustaein, combattant ainsi l'obscurantisme au nom de la science. Plus tard dans la chapitre XXI, pendant l’épidémie de peste qui décime le pays, il utilise le  microscope, dont il est l’inventeur, pour étudier le sang mêlé de pus d’un bubon. Il y découvre « des petits vers » invisibles à l’oeil nu qui sont, selon lui, les responsables de la contagion. Et même si ces vermicules observés n’étaient probablement que les globules du sang, Kircher avait compris la cause de la maladie.
C’est aussi lui qui invente les cercueils à tube pour que les personnages enterrés de leur vivant puisse signaler leur présence. L’invention a des conséquences absolument burlesques, aussi hilarantes que morbides, que je vous laisse découvrir mais on peut dire qu’il est le précurseur des petites cloches munies d’une corde que les victoriens attachaient à la main de leurs présumés défunts !

Franz Vester (1868)

Dans cette troisième partie, j’ai des réponses aux questions que je m’étais posée dès le début dans le billet 1 de ma lecture sur Eléazard Von Waugan  et ses rapports envers Kircher à qui il reproche d’être un faussaire. Dans le chapitre XXIII  le savant ami d’Eléazard, Euclides, soutient brillamment, à ce propos, une idée  provocatrice : Toute création est un plagiat !  
Voltaire pille Maynaird, La Fontaine, Esope, Musset, Carmontelle, Machiavel, Plutarque, Virgile, Quintus Ennius …

Toute l’histoire de l’art, et même de la connaissance, est faite de cette assimilation plus ou moins poussée de ce que d’autres ont expérimenté avant nous. Personne n’y échappe depuis que le monde est monde. Il n’y a rien à dire, sinon que l’imagination humaine est bornée, ce que nous savons depuis toujours et que les livres se font avec d’autres livres. Les tableaux avec d’autres tableaux. On tourne en rond depuis le début, autour du même pot, de la même gamelle.

Voilà qui m’a rappelé mon cher Montaigne  : Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n'est plus thym, ni marjolaine : Ainsi les pièces empruntées d'autrui, il les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien : à savoir son jugement. »

S’ensuit une discussion qui affine le concept de plagiat. Où commence-t-il ? Qu’en est-il de l’imitation ? de la re-création ? Une discussion passionnante qui conduit à une réflexion sur les arcanes de la création

La favela de Pirambu

J’ai eu une réponse aux interrogations que nous avons eues Ingannminc et moi (billet 2) sur le sort de  la jeune Moema, la fille d’Eléazard, dans ce sous-titre aussi  mystérieux que poétique : Favela de Pirambu, la princesse du Royaume-où-personne-ne- va .

Le royaume où personne ne va qui résonne comme un titre de conte désigne la Favela de Pirambu, l'enfer sur terre, l'un des endroits du monde où la misère est à son comble. La description qu'en fait Roblès nous fait "voir" cette misère en grossissement comme avec le microscope de Kircher ou plutôt comme un grand  zoom sur l'horreur, la faim qui pousse à manger des rats, les maladies endémiques, les privations, les bordels d'enfants, l'inceste ...

On tirait sur la foule avec la même indifférence que sur une volée de moineaux. Comme si cela ne suffisait pas, il y avait aussi les rixes continuelles entre miséreux, l'alcool, l'héroïne, les morts enterrés assis - des fois, on butait sur leur tête pour aller pisser - les fous innombrables, le papier hygiénique sur lequel des voyous qui s'improvisaient propriétaires de votre taudis griffonnaient une quittance de loyer, les nourrissons vendus aux rupins, à toutes les bonnes âmes en mal de progéniture, la plage des harponneurs où l'on baissait culotte devant tout le monde pour faire ses besoins, les enfants, garçons et filles, nus jusqu'à l'âge de huit ans, qui s'éteignaient soudain, le ventre creux, après de vaines prouesses de yogis... quatre vingt dix millions de mal blanchis sans acte de naissance et sans identité, plus de la moitié de la population brésilienne réduite aux dernières extrémités.

Un vibrant réquisitoire contre la misère.


A samedi 30 Juin pour le dernier et quatrième billet sur ce livre.

samedi 16 juin 2018

Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux (2)



Voici la suite de la  LC  que nous proposons Ingannmic et moi. Comme je l’ai expliqué dans le billet 1 nous avons décidé de publier chaque samedi du mois de Juin un texte donnant nos impressions sur ce livre  de Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux.  Nous avons divisé arbitrairement le livre en quatre parties.

La première partie du chapitre I au Chapitre VII. Voir ICI

 La seconde partie du chapitre VIII à XV


Ecrire plusieurs billets sur un seul livre  donne certaines libertés. Comme il n’est pas question de rendre compte de tout le roman et surtout d’un roman fleuve comme celui-ci, j’ai décidé, aujourd'hui, de m’arrêter seulement sur ce qui me sollicite, m'intéresse, me pose question,  et ceci sans chercher à avoir une ligne conductrice.

Le Titre

Au chapitre XI, l’auteur revient sur le titre donné au roman : Là où les tigres sont chez eux. Déjà en exergue,  cette citation tirée d’un passage de Goethe extrait de Les Affinités électives intriguait  : «  Ce n’est pas impunément qu’on erre sous les palmiers, et les idées changent nécessairement dans un pays où les tigres et les éléphants sont chez eux ».
La première réaction est de se dire qu’il n’y a ni tigre, ni éléphant au Brésil ! C’est Euclides, un personnage dont je vais parler plus longuement, qui en donne l’explication même si Eléazard lui reproche de détourner la citation de Goethe : « nous avons ici, vous en conviendrez sans doute, bon nombre de mâles qui allient la lourdeur d’un pachyderme  à la  férocité du fauve. »
Le docteur Euclides da Cunha fait allusion ici au colonel Moreira  qui n’a de cesse d’accroître sa richesse dans de louches transactions en cherchant à vendre les terres de la presqu’île d’Alcantaraz. On sait que les américains du Pentagone sont impliqués. Et ceci à l’insu de sa femme Carlotta qui est la propriétaire d'une grande partie d'entre elles.  C’est ce que celle-ci découvre par hasard. Cette dernière est une femme humiliée par son mari, malheureuse, et qui ne vit que pour son fils Mauro, jeune chercheur, paléontologue, parti en expédition dans le Mato Grosso avec des chercheurs dont l’ex-épouse d’ Eléazard, Elaine. A travers le colonel Moreira apparaît une critique virulente des classes dirigeantes du Brésil, de leur corruption, leur absence de scrupules et leur immoralité .

Dans cette deuxième partie, l’expédition dans le Mato Grosso sur le fleuve Uruguay tourne mal. Nous sommes là, en plein dans le roman d’aventure qui montre un Brésil sauvage par sa nature mais aussi par les hommes qui y vivent, les trafiquants de drogue ! Encore des tigres ! Du coup, le suspense est à son comble.

Euclides da Cunha


Dès le chapitre VIII du roman, le lecteur fait connaissance avec le docteur Euclides da Cunha, un personnage qui tient une place modeste, pour l’instant, dans le développement de l’histoire mais importante par son influence morale et philosophique sur les autres personnages.
Euclides da Cunha, un ami d’Eléazard est un vieux monsieur aux vêtements désuets qui a « une bonhomie à la Flaubert mêlée à un calme et une courtoisie sans faille » et dont le savoir encyclopédique et la clairvoyance fascinent. Un sage. Lui aussi a été jésuite mais ne l’est pas resté et rien en lui ne fait penser à un homme d’église. On ne peut s’empêcher de faire un rapprochement avec Kircher, jésuite lui aussi, mais à une époque où l’inquisition exigeait que l’on soit dans l’orthodoxie, il ne peut avoir la liberté d'Euclides; Kircher, érudit lui aussi, avec un savoir encyclopédique mais la sagesse en moins.

Dans ce livre, Euclides est celui qui pose des questions qui me touchent parce qu’elles sont universelles et nous renvoient à nous-mêmes, à notre époque.
Il explique à son ami Eléazard que les jésuites disent d’un défroqué, qu’il s’est « satellisé », exprimant ainsi l’idée que celui-ci reste en orbite autour de la Compagnie de Jésus sans pouvoir s'en éloigner. Ce qui signifie qu'on ne peut échapper à "la domestication",  à "un dressage du corps et de l’esprit" qui a pour but d'obtenir l’obéissance.

« Transgresser une règle, toutes les règles, revient toujours à s’en choisir d’autres, et donc à revenir dans le giron de l’obédience. On a l’impression de se libérer, de changer son être en profondeur, alors qu’on a simplement changé de maître. Le serpent qui se mord la queue. »

Je suis frappée par la justesse de ces propos qui expliquent combien les mentalités sont longues à évoluer. On peut vivre dans un pays libre et se comporter comme si on ne l’était pas parce que l’on a subi antérieurement un « dressage du corps et de l’esprit ». C’est ce qui explique à mes yeux pourquoi ce sont souvent les femmes,  quand elles sont élevées dans certaines traditions, qui se montrent les plus conservatrices. Je me souviens d’une de mes voisines qui dans les années 60-70 m’avait dit : "Tu ne devrais pas faire de politique, ce n’est pas joli pour une femme ! "

Pour Euclides, l’obéissance est toujours servile et humiliante :

« Plus j’avance en âge, plus je suis convaincu que la révolte est le seul acte de liberté et pas conséquent de poésie. C’est la transgression qui fait avancer le monde, parce que c’est elle, et elle seule qui génère les poètes, les créatures, ces mauvais garçons qui refusent d’obéir à un code, à un état, à une idéologie, à une technique, que sais-je… à tout ce qui présente un jour comme le fin du fin, l’aboutissement incontestable et infaillible d’une époque. »

ou encore

« Ce ne sont pas les idées qui tuent : ce sont les hommes, certains hommes qui en manipulent d’autres au nom d’un idéal qu’ils trahissent avec conscience, et parfois même sans le savoir. Toutes les idées sont criminelles dès qu’on se persuade de leur vérité absolue et qu’on se mêle de les faire partager à tous. Le christianisme lui-même - et quelle idée plus inoffensive que l’amour d’autrui n’est-ce pas ? - le christianisme a fait plus de morts à lui tout seul que bien des théories de prime abord plus suspectes. Mais la faute en revient uniquement aux chrétiens, pas au christianisme ! A ceux-là qui ont transformé en doctrine sectaire ce qui n’aurait dû rester qu’un élan du coeur ! Non, mon  cher ami, une idée n’a jamais fait de mal à quiconque. »

Pas besoin de souligner combien cette remarque est d’actualité !

Moema


La fille d’Eléazard, Moema est un personnage ambigu qui m’interroge. Nous avons eu la discussion suivante chez Ingannmic, dans les commentaires.
Claudialucia
Ah! Tu as trouvé sympathique la fille d' Eléazard ? Bien sûr, ce qui est positif chez elle, c'est l'intérêt et même plus l'amitié et la solidarité qu'elle manifeste envers tous ces pauvres gens (les pêcheurs) qui survivent tant bien que mal et dont la misère la touche.. Mais son comportement envers son père me répugne. Elle se comporte en fille de riche et ne s'intéresse qu'à son argent. Si encore elle avait été mal aimée dans son enfance, mais ce n'est pas le cas. De même envers Thaïs, la fille qu'elle prétend aimer. En fait, je la trouve égoïste, assez cruelle, sans compter son immaturité qui l'amène à se droguer. Elle a bien des petits scrupules de temps en temps mais elle met bien vite son mouchoir dessus.

C'est quelque chose que je trouve émouvant chez Eléazard : son grand amour pour sa fille et sa trop grande indulgence qui finissent par se retourner contre lui. Sa fille pense que son père ne s'intéresse pas à elle et qu'il lui donne tout cet argent pour se débarrasser d'elle et ne pas avoir de problème ! Cela m'a interpellée et touchée. On ne peut pas avoir des enfants sans se poser ce genre de questions. Où s’arrête l’indulgence ? Quelles sont les limites ?  D'ailleurs, par la suite Euclides fera remarquer à Eléazard que l'on doit savoir mettre des limites. Mais j'anticipe !
Ingannmic 
Concernant Moéma, je suis d'accord avec toi sur son immaturité, mais je ne sais pas pourquoi, je suis confiante dans le fait qu'elle évoluera par la suite, et que ce sont là des errements de jeunesse qui disparaîtront avec les expériences de la vie, qu'elle saura alors ne laisser parler que ce qu'il y a de bon en elle, et rendra constructive son indignation face à l'injustice (je me fourvoie peut-être complètement).


Eléazard et Kircher

 

Hunt Emerson : Kircher  "Rien n'est si beau que de tout savoir"
Quant à Anathase Kircher, le brillant polymathe, il est toujours aussi fou et aussi génial ! J'ai cherché dans le Net des images des inventions de Kircher décrites dans ce livre. 
Par exemple, l'horloge fonctionnant avec des fleurs. En Provence, Kircher découvre que les tournesols  se déplacent suivant le soleil et cela donne :

Kicher : l'horloge avec tournesols

Kircher : orgue à chats
 Les chats sont placés selon le ton de leur voix et crient chaque fois que la touche en s'abaissant pince leur queue. Ami(e)s des chats s'abstenir !

Kircher : la lanterne magique
"A peine fûmes-nous plongés dans une totale obscurité que la Vierge Marie nous apparut, grandeur nature et irradiée de lumière, comme flottant sur les murs.  (...) le diable se manifesta environné de flammes mouvantes, cornu, grimaçant, épouvantable à regarder  !
- L'ennemi ! Hurla Kircher couvrant de sa voix de stentor les cris d'effroi de l'assitance..."

Et oui, inventeur de génie ! mais il s'en sert un peu trop pour mystifier !  D'ailleurs, dans ces chapitres, les relations d’Eléazard et d'Anathase Kircher  n’ont pas changé. Il ne l’aime pas plus qu’avant : "Kircher ne cherche pas la vérité ni même la vraisemblance, il cherche l'étonnement".

Holbein : anamorphose tête de mort premier rang


A propos des inventions de Kircher, Eléazrad écrit :

« Kircher appartient encore au monde d’Arcimboldo : s’il apprécie les anamorphoses, c’est parce qu’elles montrent la réalité « telle qu’elle ne l’est pas ». Pour exister vraiment, paysages, animaux, fruits et légumes ou objets de la vie courante doivent recomposer le visage de l’homme, de la créature divine à qui la terre est destinée. Avec les miroirs déformants ou ceux, au contraire, qui rétablissent des aberrations optiques savamment calculées, le christianisme de la contre-réforme prend à son compte le mythe platonicien de la caverne et le transforme en spectacle pédagogique : durant notre existence, nous ne voyons jamais que les ombres de la vérité divine. Parce qu’il incite à la luxure, ce beau visage féminin est voué à l’enfer, enseignent les miroirs qui le déforment atrocement; ce magma de couleurs sanguinolentes aura un jour une signification, promettent les miroirs cylindriques qui en redressent les formes et le métamorphosent en image du Paradis. »


Kircher était aussi l'ami du Bernin. C'est lui qui est imagine la Fontaine des quatre fleuves que Le Bernin réalisera : le Gange, le Danube, le Nil,  Rio de la Plata surmontés d'un obélisque égyptien. C'est Kircher aussi qui donnera la traduction des hiéroglyphes gravés sur l'obélisque, écriture qu'il prétendait connaître, alors qu'il n'en était rien !

Rome la Fontaine des Quatre Fleuves Kircher/ le Bernin
 
A ce stade du livre, au chapitre XV, non seulement je n’ai éprouvé aucune lassitude mais je suis impatiente d’en savoir plus. Parfois, lorsque je suis arrêtée dans la lecture d’un de ces récits enchâssés l'un dans l'autre, et que celui-ci laisse place à un autre, je me sens un peu frustrée car j’ai envie d’en savoir plus tout de suite ! Alors il faut que je prenne de l'avance.

Billet n ° 3  Samedi 23 Juin

samedi 9 juin 2018

Jean-Marie de Roblès : Là où les tigres sont chez eux (1)



Le roman de Jean-Marie Roblès Là où les tigres sont chez eux attendait patiemment dans ma PAL depuis de nombreuses années lorsque Ingammic  me l’a proposé pour une lecture commune.
Nous avons décidé toutes deux de mener cette LC un peu différemment par rapport à l’habitude. Nous allons consacrer chaque samedi du mois de Juin à un billet donnant nos impressions sur ce livre sous la forme d’un lettre envoyée à l’autre. Nous avons divisé arbitrairement le livre en quatre parties.

La première partie du chapitre I au Chapitre VII.
Alcaranta (source)

J’ai donc commencé ce roman fleuve dont l’action se passe au Brésil et dans biens d’autres lieux, un roman dense et labyrinthique comme la forêt amazonienne où l’écrivain nous entraîne (entre autres ! ), un roman aux multiples entrées, ce qui fait que je ne sais pas encore au moment où j’écris ces lignes sous quel angle l’aborder ! Les personnages sont si nombreux et les récits qui se croisent ne le sont pas moins. Car imbriquées les unes dans les autres, les histoires se déroulent d’un chapitre à l’autre en s’interrompant pour laisser place à une autre. En fait, il me semble lire plusieurs romans en même temps.
Le procédé n’est pas nouveau, certes, mais ce livre plein de ramifications, est malgré tout assez étonnant tant il aborde des thèmes différents et se collette à des genres littéraires divers, du roman d’aventure, à l’essai biographique, au roman historique, au roman social et politique..

 Au moment même où j’écris que je ne sais pas comment aborder ce livre, il m’apparaît que c’est finalement assez aisé si l’on suit les deux personnages conducteurs du récit liés si indissolublement l’un à l’autre qu’ils forment à eux deux le fil d’Ariane du roman.

Athanase Kircher, jésuite allemand, érudit, esprit encyclopédique affamé de savoir, curieux de tout, linguiste et scientifique, savant, inventeur de nombreux instruments, ayant vécu au XVII siècle est le sujet d’une biographie que Eleazard Von Wagau, correspondant franco-allemand au Brésil, installé dans l’ancienne ville coloniale d’Alcantara, doit annoter. A partir d’eux, directement ou indirectement, de près ou de loin, gravitent tous les autres personnages.

Je ne connaissais pas Athanase Kircher. C’est à lui que je consacrerai ce billet parce que le personnage et ses rapports avec Eleazard chargé de lire et d’analyser le personnage me passionnent et m’intriguent.
La curiosité de Kircher, sa mémoire hors du commun, sa culture encyclopédique sont admirables mais le personnage est complexe et plein de contradictions. On pense souvent à Vinci  en lisant ce passionnant récit qui nous amène d’Allemagne pendant la guerre de trente ans où Kircher fuit les persécutions menées contre les jésuites par les protestants en France  jusqu’en Italie, Rome, la Sicile. Il est accompagné dans son périple par son jeune disciple, Kaspar Schott, qui est aussi l’auteur, admiratif et médusé, de la biographie de son maître vénéré. 
Et c'est vrai que Kircher est fascinant, j'aime sa curiosité, même si ses recherches scientifiques  aboutissent très souvent à l’erreur.
Pour donner un exemple, son amour de la science le pousse à escalader l’Etna en éruption afin de s’approcher le plus près possible du cratère. Le savant ne recule devant rien pour étudier l’éruption en cours et ceci au milieu de roches en fusion et des coulées de lave. Le récit est à la fois grandiose et comique vu et raconté par le disciple qui, on le comprend, éprouve une peur bleue et décrit son maître à moitié rôti, inconscient du danger, tout à son étude !  Mais alors que Kircher fonde ainsi une science nouvelle, la volcanologie, il se trompe grossièrement en  concluant devant toutes sortes de bêtes fuyant le volcan, que « certains animaux naissent du feu lui-même, comme les mouches s’engendrent du fumier et les vers de la putréfaction. »

Cette propension à se tromper expliquerait-elle l’animosité que lui témoigne Eléazard ? Celui-ci s'interroge lui-même, troublé par les sentiments qu’il éprouve, ce mélange de fascination, répulsion :
« A mieux considérer les choses, il avait, en effet, du ressentiment dans sa façon de dénigrer le jésuite en permanence. Quelque chose comme la réaction haineuse d’un amant bafoué ou celle d’un disciple incapable d’assumer la stature de son maître. »
 Peut-être est-il déçu par ces erreurs monumentales qui pourtant accompagnent  des observations justes et des intuitions de génie ?
Ce serait injuste car la conquête du savoir se fait par étapes, et si Kircher a permis d’aller plus loin, il a donc oeuvré pour l’humanité même s’il n’a pas abouti à la vérité. De très grands savants se sont trompés avant lui.  Ou peut-être lui en veut-il de gaspiller son savoir pour servir les fêtes des grands, et se poser, en illusionniste, en magicien en utilisant les instruments de son invention. Il est d’ailleurs assez génial comme metteur en scène !
On a déjà, il me semble, à ce stade du roman,  un embryon de réponse :  quand Kircher arrive à Rome au moment ou Galilée est condamné. Loin de partager la colère de Peiresc, grand savant,  astronome, contre les inquisiteurs et leur obscurantisme, il défend ses frères jésuites et adopte une façon de penser qui ne lui créera pas d'ennui même s'il avoue par ailleurs qu'il tient pour vrai l'avis de Galilée et de Copernic. Lâcheté ? Eléazard va plus loin.  Il parle même d'escroquerie à son propos.
 Il faut dire qu'il a consacré 15 ans de sa vie à Kircher pour une thèse qu'il a fini par abandonner. Pourquoi ? On comprend alors qu'il puisse éprouver un sentiment d'échec cuisant. Il faut dire aussi que c'est un homme revenu de tout,  d'un pessimisme absolu.
Pourtant et c'est pourquoi il est attachant, il est capable d'amour envers sa femme Elaine qui le quitte, envers sa fille Moema, qui fait des études -si l'on peut dire-  à Fortaleza et abuse de sa gentillesse. Il a du respect et de l'indulgence pour Soledade, sa femme de ménage brésilienne, et s'il constate que Loredana, la belle italienne dont il fait connaissance dans le restaurant d'Alfredo, a un un "cul très intelligent", il ne lui saute pas dessus !

Voilà, je trouve ces deux personnages passionnants et à la fin du cette première partie, déjà très riches et complexes. Un autre personnage me plaît beaucoup, c'est Elaine qui part à la recherche de fossiles dans le Matto Grosso avec une équipe de chercheurs.  Mais son personnage demande à être étoffé. Je me pose aussi beaucoup de questions sur Loradana. Que fait-elle dans cette ville hors du monde ? Quel secret porte-t-elle ? Et puis il y aussi Nelson, un handicapé qui vit dans la favela de Pirambu à Fortaleza. Il s'est promis de venger son père mort dans une aciérie qui appartient au colonel José Moreira de la Roche , un personnage que nous découvrons odieux dès qu'il apparaît.

Enfin, autre personnage et non des moindres, le Brésil.  Jean Marie Blas de Roblès nous le fait voir - et c'est envoûtant- dès les premières pages à travers la description d'Alcantara, une ancienne ville baroque abandonnée, à moitié en ruines. Mais il ne s'agit pas d'une visite touristique ! Dès cette première partie, nous sommes confrontés à l'affreuse disparité qui règne entre les puissants corrompus à la fortune colossale, aux propriétés immenses (la fazenda du colonel Moreira à Sao Luis)  et la misère du peuple brésilien qui lutte pour la survie.

Je conclus ce billet par ce texte sur Alcaranta

Eléazard laissa errer son regard à travers la grande fenêtre qui lui faisait face. Elle s'ouvrait directement sur le jungle, ou plus exactement sur la mata, cette luxuriance de grands arbres, de lianes torses et de feuillages qui avait repris possession de la ville sans que nul n'y trouve à redire. Cette ancienne ville baroque, le fleuron de l'architecture du XVIII siècle, tombait en ruine. Abandonnée par l'histoire depuis la chute du marquis de Plombal, phagocytée par la forêt, les insectes et l'humidité, elle n'était plus habitée que par une infime population de pêcheurs, trop pauvres pour vivre ailleurs, que dans des cabanes de tôles, d'argile et de bidons, ou des taudis à moitié écroulés.


LC  avec Ingammic ICI

vendredi 25 juillet 2014

La Tisseuse de Paulo Balardim Compagnie brésilienne Caixa do Elefante : Festival Off avignon 2014


La Tisseuse

J'ai vu ce soir une superbe pièce de la compagnie Caixa do Elefante qui vient du Brésil : La Tisseuse créée et mise en scène par Paulo Barladim.

L'histoire emprunte à de nombreux mythes. A travers le le thème de la tisseuse sont évoquées les trois Parques qui apparaissent à plusieurs reprises, silhouettes sombres et macabres. Par son métier, la tisseuse est directement liée à la vie et la mort, à la divinité et à la magie. Elle peut tisser des objets et des êtres qui deviennent réels, et c'est ce qu'elle fait en créant un beau jeune homme dont elle tombe amoureuse, mythe de Pygmalion au féminin; on pense aussi à Hoffmann ou Collodi. Mais cette créature sortie de ses mains prend le pouvoir et se retourne contre sa créatrice. C'est alors un combat à mort entre la tisseuse et cette incarnation du Mal, un vampire qui se nourrit d'elle.
C'est du moins les thèmes ce que j'ai vus en référence à notre culture européenne, peut-être la pièce et les personnages ont-ils d'autres significations au Brésil.


Qui est la marionnette et qui domine l'autre?

Le spectacle est de toute beauté. La tisseuse-danseuse est une magicienne qui crée devant nous des illusions, nous emporte dans un univers irréaliste où tout est possible. Les objets et les êtres apparaissent puis se volatilisent sous ses doigts de fée qui tissent des fils multicolores. Les pelotes de fil dansent dans les airs. Les marionnettes sont magnifiquement animées soit à vue par la danseuse, soit dans le noir par les autres interprètes, le théâtre d'ombre,  les jeux de lumière, la projection vidéo, les costumes, la musique, tout concourt à faire de ce spectacle une moment magique et plein de poésie. Un coup de coeur! Il ne reste plus que deux jours pour aller le voir!

Présence Pasteur La tisseuse 18H 50 minutes Tout public jusqu'au 27 Juillet

Pour la première fois en Avignon cinq compagnies brésiliennes sont les invitées du théâtre Présence Pasteur afin de fêter le Brésil, à l'honneur cet année lors de la coupe du monde.
Compagnie Caixa do Elefante
Signataire de la charte du OFF Fondée en 1991, à Porto Alegre au Brésil, la compagnie Caixa do Elefante (boîte de l'éléphant) est un groupe de renom au Brésil. Formé par une équipe pluridisciplinaire, la compagnie organise des ateliers de marionnettes, construit des scénographies, produit des spectacles et initie des projets sociaux autour de la formation artistique.
Interprètes / Intervenants
Interprète(s) : Carolina Garcia, Viviana Schames, Rita Spier
Mise en scène et dramaturgie : Paulo Balardim
Décor : Fernanda Baltazar, José Baltazar, Paulo Balardim
Régisseur Son et projection vidéo : Zé Derly
Régisseur Lumière : David Lippe


Chez Eimelle
Chez Eimelle