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jeudi 19 septembre 2019

Markus Zusak : Le pont d'argile


Cette année, ayant accumulé un retard considérable dans ma pile de livres à lire, j’avais décidé de ne pas céder à la sirène de la tentation de la rentrée littéraire ! Mais… car vous vous doutez bien qu’il y a un mais, quand j’ai vu le nouveau roman de l’auteur australien Markus Zusak, dont j’avais tant aimé La voleuse de livres, je n’ai pu résister.
Me voici donc lisant, que dis-je ? dévorant Le Pont d’argile dont le héros principal se nomme Clay (diminutif de Clayton) qui signifie argile ! L’auteur nous invite à tenir compte de cette homonymie pour mieux comprendre le personnage et le titre.
 J’ai eu du mal au début du livre car j’avais l’impression de ne pas comprendre ce que je lisais. Et  oui! Tout me paraissait peu clair et je ne cessais de m’interroger. Mais, heureusement, j’ai persévéré et peu à peu tout s’est mis en place, comme un puzzle ou peut-être aussi comme une image trouble qu’une mise au point va permettre de voir nette. Travail formidable de l’écrivain d’ajuster ainsi notre vision en nous livrant des moments de l’histoire avant même que nous en ayons l’explication et en en nous les faisant découvrir par la suite, sans chronologie précise, avec des retours dans le passé mais aussi des avancées dans le futur jusqu’au moment où nous avons tous les éléments pour comprendre. Mais de toutes façons, l'univers de Markus Zusak est toujours un peu étrange, échappe au rationnel et flirte avec la poésie.
 C’est le Frère aîné, Matthew, le responsable des enfants, devenu écrivain, qui raconte l’histoire de la famille et en particulier de Clay et de son pont d’argile. Pourquoi Clay ? Là aussi, il faut aller jusqu’au bout pour le savoir. Pourquoi est-il celui qui porte la plus lourde charge sur ses épaules, pourquoi doit-il construire ce pont  hautement symbolique, ce pont qui permet le passage de la vie à la mort et inversement, pourquoi l'argile, ce matériau aussi modelable et fragile que lui et qui pourtant tiendra bon? Clay est le quatrième de la fratrie, le plus sensible aussi, celui aime les histoires et ne s’en lasse jamais. Il est ainsi le plus proche de sa mère qui lui raconte son enfance d’émigrée polonaise et sa rencontre avec son père. C’est aussi celui qui souffre le plus, le plus silencieux, celui qui semble se sortir le moins bien des drames qui jalonnent sa vie. Il semble vouloir les oublier en s'exerçant à la course jusqu'à la limite de la douleur. Pourtant, il n’a rien d’un ange et sait faire le coup de poing à l’occasion.
La vie des cinq frères Dunbar restés seuls après la mort de leur mère Pénélope et l’abandon de leur père Michael, c’est une mêlée de jambes et de bras dans des bagarres échevelées, de slips sales jonchant le sol, de jurons, de coups de poing, de vaisselle amoncelée dans l’évier mais aussi de solidarité, de bourrades amicales, et de souffrance. Tous unis par un même amour de leur mère et peut-être aussi par la haine de leur père. Le lecteur s’attache à ces personnages qui sont parfois irritants mais toujours humains comme l'ignare Rory, "le dur à cuire", Henry, "l’homme d’affaires" qui ne perd pas une occasion de gagner de l’argent mais sait se montrer généreux, ou l’attendrissant Tommy, le benjamin de la bande, qui adore les animaux et en adopte cinq, pigeon, mulet, chien, chat, poisson, tous tenant une place réjouissante dans le récit, personnages farfelus, comiques, entêtés mais tendres. 

Hé, Tommy, c est quoi ce binz ?
- Comment ?
- Comment ça, « comment » ! Tu te fiches de moi ? Y a un âne dans le jardin.
- C est pas un âne, c'est un mulet.
- Quelle différence ça fait ?
- Un âne c est un âne, un mulet c'est le croisement entre ...
- Je me fiche de savoir si c'est le croisement entre un quarter horse et un poney Shetland ! Qu'est ce qu'il fout sous l'étendoir à linge ?
- Il mange l'herbe.
- Ca, je le vois !
... nous l'avons, finalement, gardé.
Ou, pour être plus précis, le mulet est resté.


Autour de l’image de Pénélope, gravitent les héros grecs, Ulysse, Hector, Achille et tant d’autres, même l'Aurore aux doigts de rose s'invite dans leur salon. Comme leur mère quand elle était enfant, les garçons ont reçu l’Odyssée et l’Iliade en guise de biberon depuis leur plus jeune âge. Il ne faut pas s’étonner alors si leur imaginaire en est nourri et si cela se répercute dans tous les aspects de leur vie jusqu’aux noms donnés aux animaux.  On ne se nomme pas Pénélope pour rien!

 Quand d'autres enfants s'endormaient en écoutant des histoires de chiots, de chatons et de poneys, Pénélope grandit avec Achille aux pieds légers, l' Ingénieux Ulysse ainsi que les noms et surnoms de tous les autres.
Il y avait Zeus, l' assembleur de nuées.
Aphrodite, qui aime les sourires.
Son homonyme : la patiente Pénélope.
Le fils de Pénélope et d' Ulysse : le prudent Télémaque.
Et toujours un de ceux qu'elle préférait :
Agamemnon, roi des hommes.


 Au demeurant, comme dans l'Odyssée, c’est une femme dotée de multiples surnoms dont le moindre n’est pas celui-ci :  La Jeune Mariée au Nez en Compote ! Une grande tendresse émane de ce portrait auréolé par l'admiration des garçons.
La mère, c’est aussi le piano, elle qui a dû abandonner sa carrière de pianiste pour émigrer. Mais il n’est pas dit que ses fils aient la fibre musicale, ce qui donne lieu a des scènes mémorables et hilarantes entre les cinq garçons rétifs et la mère obstinée.
Il y a aussi dans la mythologie familiale, un certain Buonarroti, l’homme au nez cassé, qui rapproche Clay de son père. Le jeune homme est le seul à entretenir des liens avec celui qui les a abandonnés.
Et puis … l’amour des chevaux, la vénération des champions équins dans ce quartier de la ville anciennement dédiée aux courses hippiques. C’est ce qui permet à Clay de rencontrer sa bien-aimée Carey qui mène, envers et contre tous, une carrière de Jockey, brillante cavalière, au caractère bien trempé... et d’endosser à son égard une responsabilité de plus.

Un livre riche de thèmes divers, riche de toutes sortes d'émotions, tendresse et fraternité, amour et colère, moments de bonheur et de désespoir. Un beau roman qui nous tient en haleine en nous faisant passer des rires à la tristesse et vice versa, incapables de lâcher le roman même lorsque l’on sent l’urgence du sommeil ! Et oui, encore une de mes nuits d’insomnie littéraire !

vendredi 28 septembre 2018

Donna Leone : Le cantique des innocents et Le garçon qui ne parlait pas


Le cantique des innocents


Des carabiniers agressent un pédiatre en pleine nuit pour lui enlever son fils de dix-huit mois. Venise est sous le choc. Puis les langues se délient : certains crient au scandale, d'autres soupçonnent la découverte d'un réseau de trafic d'enfants. Un vent de délation envahit la lagune ... Le commissaire Brunetti a bien du mal à distinguer les coupables des innocents.

Et voilà j’ai retrouvé une fois encore Donna Léone et le charme de la lagune, des promenades dans Venise avec Le cantique des Innocents. Comme d’habitude le commissaire Brunetti et son adjoint Vianallo arpentent la cité mais il est question cette fois d’un trafic d’enfants. Des parents stériles mais assez fortunés achètent leur progéniture à des mères en difficulté et désargentée et derrière tout cela un réseau maffieux, des milieux médicaux véreux épaulés par des politiciens qui le sont tout autant, agissent dans l’ombre. Le roman parle d’une réalité dont Donna Léone  dénonce les ramifications profondes et les zones d’ombre soigneusement cachées.
Comme d’habitude, j’ai lu le roman avec plaisir, retrouvant le commissaire Brunetti et ses petits arrêts gourmands dans les restaurants de la ville ou chez lui, petits plats préparés par sa femme, brillante universitaire mais épouse-cuisinière puisque, comme on le sait, les enseignants ne travaillant pas (ou presque), doivent -quand elles sont femmes- servir de larbins à leur mari ! Et là, Brunetti découvre que  sa vie familiale avec Paola est douce et paisible pour ne pas dire privilégiée. Le commissaire est, en effet, très secoué par cette enquête qui lui révèle le sacrifice des Innocents, enfants vendus comme des marchandises, puis arrachés à leurs parents adoptifs même si ceux-ci sont aimants, et finalement condamnés par la société à ne pas avoir de famille.

Le garçon qui ne parlait pas



Tandis que les feuilles d’automne commencent à tomber, le vice questeur Patta demande à Brunetti d’enquêter sur une petite infraction commise par la future bru du maire. Le commissaire Brunetti n’a guère envie d’aider son patron à récolter les faveurs politiques, mais il est bien obligé de s’incliner. Puis c’est au tour de sa femme, Paola, de lui présenter une requête. L’handicapé mental employé par leur pressing vient de mourir d’une overdose de somnifères, et Paola ne peut pas supporter l’idée que dans la vie comme dans la mort, personne ne l’ait remarqué ni aidé.
Brunetti se met au travail mais, à sa grande surprise, il ne découvre rien sur cet homme : pas d'acte de naissance, pas de passeport, pas de permis de conduire, pas de carte de crédit. Pour l’administration italienne, il n’a jamais existé. Plus étrange encore, sa mère refuse de parler à la police et assure au commissaire que les papiers d’identité de son fils ont été volés lors d’un cambriolage. Au fil des révélations, Brunetti commence à soupçonner les Lembo, des aristocrates, d’être mêlés à cette mort mystérieuse. Mais qui a bien pu vouloir tuer ce malheureux simple d’esprit ?

Dans ce roman, il est encore question de maltraitance, mais aussi d’éducation. Donna Leone démontre l’importance du langage comme vecteur de conscience et de socialisation. Nous y découvrons aussi ce qu’est la mort à Venise dans la vie quotidienne : comment enterre-t-on ses morts à Venise ?

Il vaut mieux ne pas lire plusieurs Donna Leone à la suite, ce que j’ai fait avec ces deux titres, parce que vous apparaît alors le fait que les romans de Donna Léone (que pourtant j’aime bien) obéissent à une recette bien rôdée, toujours la même :  la même structure de l'intrigue, des personnages prévisibles et superficiels pour ne pas dire codés, un soupçon de ville de Venise pour plaire aux nostalgiques, saupoudré de bonnes petites recettes italiennes, une confrontation, élégante et légère, entre mari et femme, Guido et  Paola, avec l'inévitable verre de vin,  intervention ou non des enfants Brunetti autour de la table !  Parfois m'agace aussi le mépris qu'éprouve la dame pour les italiens en particulier du Sud ! L’enquête policière y est plus ou moins intéressante mais ce n’est jamais ce qui est le plus important dans le roman.

Mais si l’on espace les lectures, le charme de la présence du cadre, Venise, agit ; nous découvrons le cité autrement qu’en touristes, ces touristes qui sont une mâne, à la fois, et une plaie (dixit la donna) pour la beauté et l’authenticité de la ville ! Et puis assurés que nous sommes de retrouver nos personnages familiers, leurs habitudes, leurs côtés sympathiques, nous nous glissons comme dans des pantoufles, dans le confort du roman, en terre connue! Et, c’est certain, il faut un talent écrivain pour cela même si le tout manque de profondeur.

mardi 9 septembre 2014

Andrea Molesini : le printemps du loup



Ce que j'ai éprouvé en lisant ce roman Le printemps du loup de Andrea Molesini est assez étrange : J'ai d'abord été fascinée par le récit et aussi par l'écriture  puis, peu à peu, j'ai fini par être lassée par le procédé stylistique et j'ai trouvé que l'histoire traînait. 

Le roman raconte l'histoire de deux enfants juifs, Pietro et Dario cachés dans un couvent vénitien, obligés de s'enfuir après dénonciation, poursuivis par les allemands. Ils sont accompagnés d'adultes, deux soeurs juives, Maurizia et Ada, le frère Ernesto, soeur Elvira et aidés par un pêcheur, personnage pittoresque et courageux surnommé Lirlandais. Le récit est raconté par Piero, interrompu par instants par les pages du journal intime de Soeur Elvira que nous apprenons à connaître peu à peu. Mais lorsqu'ils sont sur le point d'être faits prisonniers, Karl, un allemand, les sauve. C'est une fuite éperdue sous la protection de ce déserteur qui dit avoir pris conscience de l'horreur du nazisme. le petit groupe traqué se déplace dans un pays désorganisé, à la fin de la guerre, où fascistes et nazis sentent le vent tourner mais n'en sont pas moins dangereux.

Le récit est raconté par Pietro (10 ans), petit garçon "effronté", plein d'imagination et  à la langue bien pendue, dans un style faussement naïf, où l'on sent à la fois la vision de l'enfance, drôle, fraîche et spontanée, et le regard de l'écrivain qui la sous-tend. 
"On ne juge pas les gens sur les apparences qu'elles m'ont dit. Ca, c'est typique des grands, ils dépensent des sous pour s'habiller, ils se coiffent devant la glace pendant des heures, mais après ils vous expliquent que la beauté, ça compte pour du beurre. On peut toujours courir pour que les grands nous disent la vérité, alors moi, je la cherche tout seul et je suis assez fortiche."

Car, bien sûr, dans ce procédé narratif l'adulte n'est jamais loin de l'enfant et, au début, le charme fonctionne! Et même plutôt bien! Le décalage entre les deux produit un effet amusant ou poétique, en particulier quand Pietro se mêle de théologie ou quand il observe les adultes, s'étonnant de leur raisonnement ou quand il parle de la nature. Le garçon s'exprime dans une langue familière, parfois un peu incorrecte, mais toujours très originale dans laquelle sont introduites des images concrètes, étonnantes, qui ne manquent pas de beauté.
"Pour moi la faim est une bête à double rangée de dents aiguisées qui vous grignote de l'intérieur, d'accord, elle fait moins de bruit que la lune mais vous sentez ses dents une à une, parce qu'elles sont froides comme des perles sur le cou des femmes riches."

"Je sais que la mort est faite de fruits froids entre les murs des maisons quand il pleut de la pluie. Des fruits froids comme des yeux de chat. Des fruits dans les buissons noirs aux feuilles brillantes de pluie, même quand la lune repart en emportant son bruit."

Et vraiment j'aime beaucoup! Pourtant, par la suite, le style et les images ne se renouvellent pas. Si l'arrivée du loup, cette bête imaginaire qui permet à Pietro de résister à la peur était une belle trouvaille au début, la répétition en devient lassante comme celle de la poule de Dario. Et le procédé stylistique, cette fausse naïveté dont les effets sont trop répétitifs, finit par être irritant.
De plus la disproportion entre les écrits d'Elvira qui apparaît peu et le récit du petit garçon qui est omniprésent se fait au détriment du personnage de la jeune femme qui devient un peu secondaire et  est moins intéressante.
Enfin, si l'on ajoute que j'ai trouvé le secret de l'allemand assez décevant, on peut comprendre comment ce roman commencé dans l'enthousiasme m'a déçue.




mardi 11 mars 2014

Elizabeth Gilbert : L'empreinte de toute chose



Nous sommes au début du XIX siècle quand naît Alma Whittaker, fille de Henry Whittaker, un anglais originaire du village de Richmond près de Londres et de Beatrix van Devender, une hollandaise d'Amsterdam. Le couple s'est installé à Philadelphie. Comme son père qui a fait fortune dans le commerce des plantes en obtenant le monopole de le commerce du quinquina, comme sa mère, une femme supérieurement intelligente et cultivée qui se charge de son éducation intellectuelle et spirituelle, Alma aime l'étude et en particulier se passionne pour la botanique. Cet amour des plantes la conduira bien loin, vers des terres lointaines mais aussi vers des découvertes scientifiques novatrices.
J'ai beaucoup aimé le roman d'Elizabeth Gilbert parce qu'il possède un souffle romanesque certain et s'intéresse aux progrès scientifiques du XIX siècle en se faisant le témoin d'une époque où la science interroge le monde du vivant, explore le passé et met à mal les obscurantismes.

Des personnages contrastés

 Hortus Botanicus Amsterdam de Dirk van der Made (source)
Elizabeth Gilbert a créé des personnages au caractère fort, à la vie mouvementée : ils affrontent des aventures intérieures, spirituelles, rencontrent des obstacles dressés sur le chemin de la connaissance ou de l'amour ou partent dans des voyages vers des pays lointains, des aventures périlleuses. Elle présente aussi des couples symétriquement opposés dont les contrastes permettent d'explorer toutes sortes de nuances psychologiques.
Bien que Alma soit le personnage principal, le roman commence par un récit de la vie de ses parents et surtout de son père dont le passé aventureux et riche en péripéties est passionnant.
Henry Whittaker est né dans une famille pauvre et a bien peu de chance de s'en sortir dans la vie. Pourtant il fera fortune en utilisant les seules connaissances qui lui soient accessibles, celles de la botanique, car son père est un des jardiniers réputés du jardin botanique de Kew. Son culot allié à son savoir, son intelligence pratique et aussi à son courage, son endurance et sa bonne santé (car il faut bien tout cela pour réchapper aux dangers qu'il rencontre) lui permettront d'être envoyé dans des terres lointaines à la recherche d'espèces végétales rares qui seront à l'origine de sa prospérité. En dehors de cela, il est presque illettré. Nul couple ne peut être plus dissemblable que Henry et Beatrix : celle-ci est fille d'un riche famille bourgeoise dont les membres sont conservateurs, depuis des générations, du plus grand jardin botanique d'Europe, le Hortus d'Amsterdam. Extrêmement cultivée, lettrée, scientifique hors pair, elle possède cinq langues et gèrera les affaires de son mari avec intelligence et clairvoyance.
Leur fille, Alma possède une vive intelligence, une mémoire phénoménale qui fait que toutes les études qu'elle entreprend scientifiques, littéraires ou linguistiques lui sont aisées. L'intelligence d'Alma n'a d'égale que sa laideur. Avec un autre personnage, celui de sa soeur adoptive Prudence, Elizabeth Gilbert crée une fois encore un couple formé de contrastes. Prudence est loin d'être sotte mais elle n'a pas les facultés intellectuelles d'Alma; sa beauté est saisissante et son altruisme - elle devient abolitionniste et aide les esclaves noirs- répond à l'égocentrisme voire l'égoïsme d'Alma. D'autre part, au matérialisme, à la sensualité d'Alma, Elizabeth Gilbert oppose la spiritualité et l'angélisme d'Ambrose Pike, son mari. On pourrait craindre que ces effets d'opposition ne soient trop systématiques mais il n'en est rien. En bâtissant ainsi son roman sur des contrastes très forts, l'écrivaine crée des effets de clair-obscur, de fortes tensions qui génèrent des drames et qui nourrissent l'intérêt du roman.

 Une époque d'exploration scientifique

Pierre-Joseph Redouté (1759-1840)  ( source)


L'un des aspects du roman qui m'a le plus captivée est l'exploration d'une époque de conquêtes scientifiques. Menée par Alma dès son plus jeune âge jusqu'à ce qu'elle devienne une spécialiste des mousses, l'étude de la botanique ouvre des horizons. Qui pourrait croire que l'on puisse s'enthousiasmer pour les différentes espèces de mousses existant dans le monde mais aussi pour leur origine, leur passé? Et qui pourrait penser que le sujet soit assez vaste pour y consacrer une grande partie de sa vie? Et pourtant, oui, c'est fascinant non seulement pour Alma mais pour le lecteur car il est amené à comprendre par étapes, l'enchaînement de la pensée de la chercheuse et comment elle peut aboutir à une théorie scientifique qui a révolutionné le monde, secoué les croyances religieuses à tel point que même de nos jours l'on cherche encore à la nier. Car Alma parvient à bâtir une démonstration qu'elle appelle la "Théorie de l'avantage compétitif", qui rejoint celle de Darwin sur la sélection naturelle et l'évolution des espèces! L'habileté d'Elizabeth Gilbert, bien sûr, consiste à faire d'Alma une savante méconnue qui ne publie pas sa découverte et se fait coiffer au poteau par Darwin! Mais rassurez-vous, l'écrivaine nous le confirme, non sans humour, Darwin a devancé de peu Alma dans l'aboutissement de ses recherches, ouf! il reste le seul maître de sa théorie. Vous vous rendez compte si c'était une femme qui l'avait distancé! Elizabeth Gilbert s'appuie sur des recherches solides et c'est un réel plaisir que de se plonger dans son roman aux thèmes riches et variés, fourmillant d'idées et de connaissances.
Un roman passionnant qui procure un grand plaisir de lecture!


Quelques citations 

Charles Darwin

Elle écrivit :" Plus grande est la crise, plus rapide est, semble-t-il, l'évolution."
Elle écrivit : "toutes les transformations semblent mues par le désespoir et l'urgence."
Elle écrivit : La beauté et la variété du monde naturel sont tout au plus les témoignages visibles d'une guerre infinie." (...)
Elle écrivit cette existence est une expérience hésitante et difficile. Parfois il y aura une victoire après la souffrance, mais rien n'est promis. L'individu le plus précieux ou le plus beau peut ne pas être le plus résistant. Le combat de la nature n'est pas marqué par le mal, mais par cette unique loi naturelle, puissante et indifférente : il y a simplement trop de formes de vie et pas assez de ressources pour qu'elles survivent toutes."


Alma était une perfectionniste et plus qu'un peu tatillonne, et il n'était pas question qu'elle publie une théorie qui comportait une lacune aussi petite soit-elle. Elle n'avait pas peur d'offenser la religion, comme elle l'affirma fréquemment à son oncle, elle redoutait d'offenser quelque chose qui était bien plus sacré pour elle : la raison.
Car il y avait une lacune dans la théorie d'Alma : elle ne pouvait, malgré tous ses efforts, comprendre les avantages de l'altruisme et du sacrifice de soi au point de vue de l'évolution. Si le monde naturel était effectivement le théâtre d'une lutte amorale et incessante pour la survie qu'il y paraissait, et si terrasser ses rivaux était la clé de la domination, de l'adaptation et de l'endurance - dans ce cas, que faisait-on, par exemple, de quelqu'un comme sa soeur Prudence?  

L'unique crime impardonnable est de couper court à l'expérience de sa vie avant sa fin naturelle. Agir ainsi est une faiblesse regrettable, car l'expérience de la vie s'interrompt déjà assez vite, dans tous les cas, et on peut tout aussi bien avoir le courage et la curiosité de demeurer dans la bataille jusqu'à ce que survienne l'inévitable décès. Tout ce qui est moins qu'un combat pour survivre est lâche. Tout ce qui est moins qu'un combat pour survivre est un refus de la grande alliance de la vie.


Un grand merci aux éditions Calmann-Lévy et Babelio

mercredi 9 octobre 2013

Patricia Highsmith : Carol Rentrée Littéraire



"J'aime échapper aux étiquettes" affirme Patricia Highsmith dans la préface de son roman Carol paru en 1952 et réédité aux éditions Calmann-lévy pour cette rentrée littéraire. 
Effectivement lorsque j'ai choisi ce titre, je pensais à L'inconnu du Nord-Express que je venais juste de lire après avoir revu le film d'Hitchcock. Or Carol est un roman très différent. Il traite de l'homosexualité féminine. 

Therese, une jeune fille timide et solitaire, décoratrice de théâtre sans emploi, travaille dans un magasin au rayon de jouets pour enfants. Elle y fait la rencontre de Carol, une cliente qui vient acheter un cadeau pour sa fille. Therese se sent très attirée par cette belle jeune femme, élégante  et sûre d'elle, d'un autre milieu social que le sien. Carol l'invite chez elle et peu à peu Thérèse découvre la nature de ses sentiments. Une histoire d'amour naît entre elles, difficile à vivre à une époque où, dans les années 50, l'homosexualité ne pouvait se vivre que cachée : Avant ce livre, écrit Patricia Highsmith, les femmes et les hommes homosexuels des romans américains devaient payer leur déviation en s'ouvrant les veines, en se noyant dans une piscine, ou en se convertissant à l'hétérosexualité (tels étaient les termes employés) ou encore en sombrant dans une dépression comparable à l'enfer.

Rien de tout cela dans Carol. Patrica Highsmith analyse le thème de l'homosexualité avec beaucoup de finesse, de naturel et de simplicité. A aucun moment, le lecteur n'a l'impression qu'il s'agit d'un sujet tabou. Si Patricia Highsmith souligne les difficultés que vont rencontrer les deux jeunes femmes pour vivre leur relation, en particulier pour Carol, mariée et mère d'une petite fille, ce qui l'intéresse avant tout c'est l'évolution de la toute jeune Therese, sa "timide ingénue". Les sentiments qu'éprouve Therese ne diffèrent en rien de ce qu'elle aurait pu ressentir pour un partenaire d'un autre sexe. On peut donc dire que le roman de Patricia Highsmith n'est pas un livre sur l'homosexualité mais est, avant tout, un roman d'initiation. 
Therese prend conscience que ses rapports avec les hommes ne sont pas satisfaisants, elle s'éveille à l'amour mais aussi elle va mûrir, régler ses comptes avec son enfance, assumer enfin l'indifférence et l'abandon de ses parents, avoir confiance en elle. Les relations entre les deux femmes vont évoluer subtilement car le roman traite aussi de la différence sociale. La jeune Therese, pauvre, vendeuse dans un grand magasin, est en admiration devant Carol, sa voiture, ses visons et sa riche maison. Il y a entre les deux femmes un rapport de domination qui exclut l'égalité. Mais la souffrance va révéler Therese à elle-même et c'est désormais en égale qu'elle pourra vivre son amour et assumer sa vie. Un beau roman.





Merci à la Librairie Dialogues et aux éditions Calmann- Lévy

mardi 11 juin 2013

Les lavandières de Brocéliande : Edouard Brasey



Avec Les lavandières de Brocéliande de Edouard Brasey nous explorons  les croyances de la Bretagne traditionnelle et les récits des chevaliers de la Table Ronde. Le titre doit d'ailleurs son nom à la légende des lavandières de sang, ces femmes infanticides, qui reviennent après leur mort chaque nuit pour laver éternellement les langes ensanglantés de leur bébé. Malheur aux voyageurs attardés qui les rencontrent sur leur passage car ils seront eux aussi battus à mort par ces terribles spectres!
Le roman combine habilement l'évocation de ces légendes qui hantent la forêt de Brocéliande où à lieu l'action, dominée par les personnages d'Arthur, de la fée Morgane et  de la Dame du Lac, et le récit policier, lorsque la légende et la réalité se confondent et débouchent sur un crime.


Forêt de Brocéliande (source)

Qui a tué, en effet, la jeune Annaïg, retrouvée noyée dans le lavoir des lavandières du village de Concoret? Sa mère, Dahud, surnommée ainsi par allusion à la fille du roi d'Ys responsable de la destruction de la ville par l'océan, à moitié sorcière, accuse les lavandières du sang, venues au lavoir en cette nuit du Samain (La Toussaint.  Gwenn, la jeune fille qui l'a trouvée, est suspectée. Loïc le charbonnier, bossu, dont tout le monde se moque et se méfie dans le village est lui aussi désigné par les habitants du village. Mais ne serait-ce par plutôt le jeune noble Philippe de Montfort qui aurait eu aussi des raisons pour se débarrasser de la jeune fille? De plus quel secret pèse sur la naissance de Gwenn et d'Annaïg?

L'Ankou
Le récit se déroule sur deux périodes : En 1914, juste avant la déclaration de la guerre, lors des fiançailles secrètes de Edern de Montfort et de  Solenn Josselin, en présence de leurs amis, à la fontaine de Baradon où la fée capricieuse et changeante exauce ou non vos voeux. Récit tragique qui s'interrompt pour celui d'une autre guerre celle de 1940-45 : occupation de la Bretagne par les nazis. Réfractaires au STO, résistants, nationalistes bretons, petits nobliaux terriens vivant encore dans un monde féodal, officiers nazis, SS, prêtres traditionalistes ou révoltés,  sont confrontés à l'Ankou et à la malédiction jetée jadis par la fée de Baradon sur les protagonistes de l'histoire et leurs descendants. J'ai apprécié ce mélange des genres dans ce roman qui a le mérite de nous décrire une Bretagne - pas si ancienne pourtant-  mais encore bien ancrée dans ses superstitions, mais aussi dans sa foi catholique et son obéissance à l'église. Quant à l'atmosphère de la forêt de Brocéliande, elle  est très bien rendue et l'on souhaiterait, à la suite de ce livre, partir à sa découverte!


                         
               Merci à Dialogues croisés et aux éditions Calman-Lévy




mardi 11 septembre 2012

Tom Bullough : Mécaniques du ciel, la vie deConstantin Tsiokolvsky :



La terre est le berceau de l'humanité. Mais peut-on passer sa vie entière dans un berceau? écrit Constantin Edouardovitch Tsiolkovski  (1857_1935) qui est considéré comme le père et le théoricien de l'astronautique moderne. C'est la vie de ce génial physicien, autodidacte et visionnaire, que nous conte Tom Bullough dans Mécaniques du ciel.

Le roman commence avec la découverte de l'univers du petit "Kostia" à Korostovo où le père de l'enfant, bûcheron d'origine polonaise, vit avec sa famille. Les paysages de neige, la rencontre avec un loup, les promenades en Kibitka, les courses folles sur les glaces de la rivière en dégel, les traditions religieuses et les contes hantés par Baba Yaga, la vieille sorcière, rythment l'enfance du petit garçon, recréant l'ambiance de la vieille Russie, ses coutumes, ses mentalités. Mais l'enfant va bientôt vivre deux évènements qui vont marquer sa vie : Il échappe de peu à la mort en contractant la scarlatine qui le laisse sourd et sa mère, Maria Ivanovna  meurt. C'est son imagination, l'irrésistible attrait qu'il éprouve pour le ciel et l'espace infini qui lui permet de vivre ces moments de souffrance.

Kostya imagina qu'il venait de quitter la surface courbe de la Terre et qu'il montait plus haut que la tour de l'église Vladimirskaya, à travers les épais nuages, dans les régions élevées où les oies traçaient une flèche ne migrant au printemps et à l'automne, et où La Viatka se réduirait à une tête d'épingle dans l'incommensurable forêt- à peine distincte, oubliée aussitôt que vue...

 Dans ce milieu modeste mais aimant, dans ce pays aux moeurs encore féodales, l'intelligence précoce de l'enfant éclate. Nous le retrouvons à Moscou où malgré sa surdité il enseigne la physique pour gagner sa vie. Son génie nourri de rêves combiné à son exceptionnelle intelligence lui permet d'élaborer des théories qui serviront de base, bien des années après, à l'envoi d'hommes dans l'espace.
Le récit suit un ordre chronologique, chaque chapitre correspondant à une date précise, ce qui donne lieu à des scènes fragmentées souvent conçues comme des nouvelles avec un début et une chute. La progression du récit n'est pas due à un déroulement linéaire avec une montée progressive de l'intérêt mais est assuré par le passage du temps  montrant Constantin Tsiolkovsky aux différentes époques de sa vie. J'ai beaucoup aimé les deux scènes qui encadrent le roman, l'une au début, l'autre à la fin,  l'une montrant l'enfant face à un loup dans la vaste taïga, l'autre décrivant l'atterrissage dans la forêt sibérien de deux cosmonautes russes dont l'un, Leonov, est le premier piéton de l'espace, et leur face à face angoissant avec une meute de loups. Ainsi à plus d'un siècle de distance la scène semble se renouveler confrontant ces deux hommes du XX siècle à l'enfant qui les as envoyés dans l'Espace.

Tom Bullough  réussit  à captiver son lecteur dans cette évocation à la Tolstoï d'une enfance russe -  c'est la partie que j'ai préférée- puis dans la description du jeune homme que sa surdité éloigne des autres, sympathique pourtant bien qu'un peu à part. Si le lecteur est admiratif de la grandeur d'un esprit qui peut voir aussi loin et aussi bien dans le futur, il s'intéresse aussi au personnage du roman, modeste, attachant, à ses amitiés et ses amours, ses recherches et ses intuitions, si bien que le roman est d'une lecture intéressante et très agréable.