Le livre de Robert Bober Ferrand,  On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux, devait s'appeler Je vadrouille autour de mon passé  et c'est exactement ce à quoi l'auteur nous convie dans son roman,  promenade sur le chemin de sa vie tel un personnage de conte qui  ramasserait les pierres semées tout au long de son passé.
Mais lorsque Robert Bober préfère pour titre les vers de Pierre Reverdy On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux,  la poésie nous prend alors par la main. Elle nous entraîne dans une  sorte de jeu de l'oie au cours duquel, d'une case à l'autre, avec  parfois retour en arrière, de hasard en hasard, le personnage suit un  fil conducteur qui ne lui laisse plus de cesse, les yeux soudain  dessillés à la découverte de ce qu'il n'avait jamais su voir et qui,  pourtant, était en évidence devant lui.
Je  marchais de plus en plus dans les rues, souvent les mêmes. Je montais à  Belleville pensant à ce qui se réveillait en moi. Apprenant à avancer  avec attention. Ne pas se contenter de recevoir ce qui se présente.  Aller y voir.
Ainsi le film de Jules et Jim de François  Truffaut où Bernard, le narrateur, fait de la figuration constitue la  première case. Bernard amène sa mère à la projection de ce film. Emue  par ce qu'elle vient de voit, elle lui fait des confidences qui lui  permettent de connaître l'histoire d'amour qu'elle a vécue dans sa  jeunesse. Ceci nous nous entraînera à la recherche du passé du père de  Bernard, juif, arrêté et déporté en 1942, jamais revenu! Mais aussi de  son beau père mort dans un accident d'avion puis de la soeur de celui-ci  réfugiée en Amérique. Dans cette recherche toutes les périodes se  côtoient. Nous sommes en 1962, date du tournage de Jules et Jim,  les attentats de l'OAS se multiplient dans Paris, les morts du métro  Charonne provoquent l'indignation générale et une gigantesque  manifestation suit. Ces évènements décrits en 2010 par un homme qui les a  vécus, se mêlent à ceux de la guerre et des rafles des juifs en 1942  puis nous amènent plus loin encore, dans les années 30, époque où les  parents de Bernard sont obligés de fuir la Pologne et se réfugier en  France. Tout ceci grâce à ce fil d'Ariane qui se dévide devant nous et  qui accroche au passage différents personnages tous liés entre eux par  des lieux, par un passé commun, par une série de hasards. Influence  évidente du cinéma donc. Je pense par exemple à la construction d'un  film comme celui de Rivette Céline et Julie vont en bateau ou à la chanson que chante Jeanne Moreau dans Jules et Jim : On  s'est connus, on s'est reconnus/ On s'est perdus de vue, on s'est  r'perdus d'vue/ (...)Chacun pour soi est reparti./Dans l'tourbillon de  la vie...
Le hasard rythme donc les rencontres et les départs.  Mais ce n'est pas seulement dans le passé mais aussi dans une véritable  aventure cinématographique que nous nous embarquons. Robert Bober nous  entraîne à travers Paris, sur les traces de Jeanne Moreau, de Reggiani  et Simone Signoret, le couple mythique de Casque D'or,  au cirque d'Hiver dans un envol de Trapèze avec  Burt Lancaster et Toni Curtis, au pied de l'immeuble où naquit Georges  Méliès... Sous cette géographie du cinéma se dessine une autre plus  ancienne, celle des rues de Paris dans les années 50, de Belleville plus  précisément, et ce n'est pas un des moindres intérêts du roman.
Cet amour du cinéma et de François Truffaut dont  Robert Bober fut l'assistant comme il nous le raconte au cours du récit,  marque le roman et l'on retrouve l'empreinte du Maître jusque dans la  technique de narration .
Dans La Nuit américaine, François Truffaut, metteur en scène interprète le rôle de Ferrand, metteur en scène d'un autre film.  Dans On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux, Bernard,  étudiant, rencontre par hasard son ancien moniteur de colonie devenu  assistant de François Truffaut. Ce dernier qui n'est autre que Robert  Bober l'invite à faire de la figuration sur Jules et Jim. Bober  devient donc un personnage fictionnel au même titre que Bernard. Mais ce  dernier qui en tant que narrateur est maître de l'histoire, paraît plus  "réel " que l'auteur. Influence de Truffaut et peut-être plus encore de  Max Ophuls qui dans La Ronde, comme le rappelle Robert Bober, fait dire au meneur de jeu   s'adressant aux spectateurs : Et moi, qu'est-ce que je suis dans cette histoire? L'auteur?
Cette mise en abyme permet à l'écrivain de créer un  double de lui-même, dans un récit certainement en partie  autobiographique, mais libéré des contraintes de l'autobiographie! De  plus, le style de Bober même quand il explore le passé douloureux de la  guerre et des rafles des juifs reste toujours le plus neutre possible,  refuse le pathos. Pas de sentiment hors de propos dit le musicien Delerue dans le générique de La Nuit américaine résumant  ainsi le crédo du cinéaste Truffaut mais aussi de l'écrivain Bober. Ce  qui n'empêche le lecteur de ressentir de l'émotion très souvent, par  exemple, lorsque Bernard parle de son petit frère Alex, et de la  difficulté d'être un enfant sans père, ou encore dans cette  belle scène  où Bernard refait le chemin parcouru par son père clandestin, pour  rentrer chez lui sans se faire arrêter, sur les toits du cirque d'Hiver.
Longeant les souches  de cheminée, mes pas se sont confondus avec les siens, et cet acte, qui,  je venais de le comprendre, n'avait rien à voir avec la curiosité  allait une fois pour toutes m'engager.
Un livre intéressant et riche donc qui perd peut-être  un peu son fil d'Ariane dans la dernière partie lorsque l'écrivain  raconte des histoires, celle de monsieur Raymond, le voyage à Berlin..  chacune comme une nouvelle avec une chute, mais qui ne font plus parti  de notre parcours du jeu de l'oie. D'où une impression de décousu.  Heureusement le fil interrompu reprend pour nous amener en Pologne où, à  Auschwitz, Bernard retrouve définitivement son père.
Sur cette photo  considérablement agrandie, mon père avait retrouvé sa dimension d'homme.  Nous étions là, ensemble, debout, tout près, l'un en face de l'autre,  dans la même immobilité. Nous avions le même âge. Il me souriait.

Merci  à Ulike et aux éditions POL pour la découverte de  
On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux de Rober Bober