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lundi 20 février 2012

George Sand : Le péché de M. Antoine






Dans Le péché de M. Antoine, George Sand aborde les idées socialistes qui lui tiennent à coeur. Dans une préface postérieure à la publication du roman (1845), elle se dit très consciente que les thèses avancées dans ce roman ne sont qu'une utopie. C'est  d'ailleurs pour cela que la monarchie de Louis-Philippe, sûre de sa force, ne s'en émeut pas et laisse faire:
Ces idées dont ne s'épouvantaient encore qu'un petit nombre d'esprits conservateurs, n'avaient encore réellement germé que dans un petit nombre d'esprits attentifs et laborieux. Le pouvoir, du moment qu'elles ne revêtaient aucune application d'actualité politique, s'inquiétait assez peu des théories, et laissait chacun faire la sienne, émettre son rêve, construire innocemment la cité future au coin de son feu, dans le jardin de son imagination.
En fait, ce sont les journaux d'opposition qui refusent de publier ce roman. Ils sont farouchement hostiles au socialisme qui leur semble porter atteinte à l'idée de propriété. Finalement Le péché de M. Antoine parut en feuilleton dans le journal L'époque.


Le château de Châteaubrun
Le récit : Un jeune étudiant, Emile, voyage dans une région accidentée et sauvage aux confins de la Marche et du Berry, lorsqu'un violent orage se déchaîne. Obligé de s'arrêter, il rencontre un paysan, Jean Japeloup, qui l'amène s'abriter au château de Châteaubrun. Là au milieu des ruines, dans une aile restaurée, vivent M. Antoine de Chateaubrun, sa fille Gilberte, la mère Janille, la vieille gouvernante. Tout ce monde vit là, démocratiquement, sur un plan d'égalité et d'amitié, mangeant à la même table. Emile va être tout de suite séduit par cette famille dont les moeurs correspondent tant à ses idées socialistes. Et bien sûr, il va tomber amoureux de la belle Gilberte. Par contre, il est très contrarié par la critique sévère que le Père Jean fait de M. Cardonnet,  industriel qui a installé son usine dans la région. Or, M. Cardonnet est le père d'Emile! Ce dernier a appelé son fils auprès de lui pour le faire travailler à ses côtés. Il prétend faire fortune en faisant travailler ses ouvriers comme des brutes. Bientôt, l'industriel uniquement préoccupé par l'argent et le fils, idéaliste, qui voudrait créer une communauté agricole, vont s'opposer. Mais Emile n'est pas de force à résister à un père tout puissant! Heureusement, M. de Boisguibert, un riche aristocrate, aux idées "communistes", va lui venir en aide. Oui, mais pourquoi cet aristocrate s'est-il fâché avec M. Antoine dont il était l'ami et qui partage ses idées, pourquoi a-t-il renvoyé son ouvrier Jean Jappeloup dont le travail le satisfaisait?

 Pierre Leroux

Les idées socialistes et l'utopie
George Sand a été influencée dans ses idées socialistes par Lamennais qu'elle effraya par son côté radical en demandant l'égalité des hommes et des femmes en amour, le droit au divorce. En 1835, elle se lie d'amitié avec le philosophe Pierre leroux qui l'enthousiasme par ses idées de partage et de solidarité. D'autre part, elle a pour amant, l'avocat républicain Michel de Bourges. Ses romans Consuelo La comtesse de Rudolstadt (1843-44)Le Meunier d'Angibault (1845), le péché de M Antoine témoignent de ces idées. C'est Leroux qui introduisit le mot socialisme pour l'opposer à l'individualisme. Il fondera une communauté égalitaire à Boussac, petite ville dont il est maire.
C'est cet idéal qu' Emile dans Le péché de M. Antoine souhaiterait réaliser. Son père l'oblige à faire des études contraire à ses aspirations alors qu'il aurait rêvé de travailler dans une ferme-modèle, de se faire paysan:
 Et, un jour, sur quelque lande déserte et nue transformée par mes soins, j'aurais fondé une colonie d'hommes libres, vivant en frères et m'aimant comme un frère.
 A son père qui lui répond que seul le travail donnera la liberté à l'ouvrier, Emile répond que l'ouvrier a aussi le droit au repos, a une vie qui soit autre chose qu'un esclavage et il exhorte son père au partage : O mon père, au lieu de lutter avec les forts contre les faibles, luttons avec les faibles contre les forts. Essayons ! mais alors ne songeons point à faire fortune, renonçons à capitaliser pour notre compte. Consentez-y, puisque j'y consens, moi, pour qui vous travaillez aujourd'hui. Tâchons de nous identifier l'un à l'autre de cette façon, et renonçons au gain personnel en embrassant le travail.
Le marquis de  Boisguibert permettra au jeune homme de réaliser ce rêve. Le vieil aristocrate a perdu l'énergie et la foi dans la réussite d'un projet communautaire mais il voit en Emile celui qui, par son enthousiasme, sa pureté,  sa jeunesse aussi, sera capable de réaliser cette utopie sans se laisser arrêter par la peur de l'échec!

Des personnages attachants, une belle histoire d'amour
Mais ne vous laissez pas arrêter par toutes ces théories politiques. Outre qu'elles sont exposées d'une manière naturelle et vivante, elles sont portées par des personnages aussi adorables que Gilberte et Emile. Certes, ils sont idéalisés et pourvus  de toutes les beautés physiques mais aussi morales. On ne peut que s'attacher à eux. Le lecteur voit naître leurs sentiments et prend parti pour le bonheur de ce jeune couple. L'histoire d'amour est belle et l'on peut craindre pour l'avenir de des jeunes gens que les parents vont séparer. Si M. Antoine, homme charmant et de nature aimable, n'accorde aucune importance à l'idée que sa fille veut épouser un roturier, il n'en est pas de même de M. Cardonnet. Il s'oppose au mariage de son fils avec la fille d'un noble déchu et surtout ruiné.
George Sand a alors une idée très forte qui est un des grands moments du roman. Elle met Emile, à qui son père va proposer un marché odieux, en présence d'un choix véritablement cornélien. Le jeune homme doit renoncer à ses idées ou à son amour.  La description du tourment du jeune homme, de ses hésitations, de ses choix, sont des passages tragiques. Sand décrit un abus du pouvoir monstrueux, ici paternel, qui risque de briser un être, de le pousser au désespoir et au mépris de soi-même. Elle étend cet exemple individuel à tous les pouvoirs qu'ils soient étatiques ou religieux. Personne n'a le droit, dit-elle, de forcer une conscience. De beaux accents!
On a du mal à comprendre ensuite, avec notre mentalité du XXI sècle, comment cet épisode ne consacre pas la rupture avec le père! Il faut se replacer  au XIX siècle où le père a tous les droits sur ses enfants. D'autre part, Emile a été élevé dans le respect de son père et l'obéissance. Il a déjà renoncé à ses aspirations légitimes quant à sa carrière et son avenir pour plaire à son père. Au respect s'allie aussi l'amour filial.
D'autre part, George Sand a déjà à se défendre contre ses détracteurs qui l'accusent de vouloir bouleverser l'ordre social, de prôner la liberté de la femme, Je suppose qu'elle ne veut pas, en plus, être accusée de détruire la famille?



Nature et Romantisme
Le romantisme du roman se traduit ici  dans le sentiment de la  nature qui présente deux aspects :
L'un des traits caractéristiques d'Emile  est son amour de la nature. C'est ce qu'il avoue à son père lors de leur houleuse échange d'idées :
L'amour de la nature m'entraînait à la vie des champs. Le plaisir infini que je trouvais à sonder ses lois et ses mystères, me conduisait naturellement à pénétrer ses forces cachées, et à vouloir les diriger et les féconder par un travail intelligent.
La lutte qui l'oppose à son père, est en fait celle de l'industrie (qui détruit la beauté, asservit les hommes, symbolise le capital) et  l'agriculture (qui représente la paix de l'âme, l'égalité, la solidarité)? George Sand a donc un sentiment rousseauiste de la nature.
L'expression proprement romantique de la nature intervient quand Emile, en proie à la souffrance, fuit la société des humains pour se réfugier dans les ruines de la forteresse médiévale de Crozant : Rien ne convenait mieux à l'état de son âme que ce site sauvage et ces ruines désolées. (Il ) s'enfonça dans les décombres où il resta plusieurs heures en proie à une douleur que l'aspect d'un lieu si horrible, et si sublime en même temps, portait par instant jusqu'au délire.
Le paysage qui se dresse devant lui a toutes les caractéristiques du romantisme, il s'agit de ruines qui nous transportent au Moyen-âge. Le paysage est effrayant avec ses précipices, ses a-pics, ses torrents aux eaux impétueuses comme la Creuse et la Sedelle. Tout est noir, sombre, menaçant. En fait le paysage extérieur peint le paysage intérieur, l'âme tourmentée du jeune homme.
 Tout cela est d'une désolation si pompeuse et si riche d'accidents que le peintre ne sait où s'arrêter. L'imagination du décorateur ne trouverait qu'à retrancher dans ce luxe d'épouvante et de menace.
 Quel contraste avec la scène suivante où Emile rencontre sa bien-aimée en compagnie de son père et s'aperçoit qu'elle l'aime toujours. Le bonheur va illuminer le paysage!
Jamais il ne s'était senti si gai lui-même ; jamais il n'avait vu un plus beau jour que cette pâle journée de septembre, un site plus riant et plus enchanté que cette sombre forteresse de Crozant ! Et justement Gilberte avait ce jour-là sa robe lilas, qu'il ne lui avait pas vue depuis longtemps, et qui lui rappelait le jour et l'heure où il était devenu éperdument amoureux !
On le voit, la peinture romantique du paysage est un reflet de l'âme humaine. Ces pages sont décrites avec une tendre ironie de la part de Sand qui s'amuse gentiment de l'exaltation du jeune homme  et de cette capacité de passer aussi rapidement d'un état d'âme à l'autre. Elle sait rendre avec bonheur et subtilité l'extrême jeunesse et la naïveté charmante de ces très jeunes gens touchés par l'amour et qui croient réinventer le monde.

Enfin quelle est l'explication du titre? :  Et bien c'est là le mystère! Vous ne vous attendez pas à ce que  je vous le dévoile tout de même! Sachez, cependant, que le secret ne fera pas long feu et que vous comprendrez vite de quoi il s'agit. Je me demande si les lecteurs de George Sand  à son époque se faisaient avoir ou si c'était évident pour eux aussi?  Mais il est sûr que nous, lecteurs du XXI , nous avons perdu notre naïveté.

Dernière remarque : on peut reprocher à George Sand cette fin heureuse et irréaliste. Dans le monde véritable, cette histoire aurait mal tourné! Mais nous sommes au royaume de l'Utopie, alors ne boudons pas notre plaisir. Vous ne voudriez pas tout de même que l'auteure ait fait le malheur de "nos" chers petits!