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mercredi 3 mai 2023

Leon Morell : Le ciel de la chapelle Sixtine


Le ciel de la chapelle Sixtine de Leon Morelle raconte les quatre années consacrées à la peinture du  plafond de la chapelle Sixtine, travail imposé à Michel Ange par le pape Jules II et que l’artiste vécut comme un cauchemar.  Il faut dire que Michel Ange ne se considérait pas comme peintre mais comme sculpteur et n’était heureux que devant un bloc de marbre. En 1508, lorsqu’il commence ce travail titanesque, Michel Ange n’a pas d’expérience au niveau de la fresque. De plus, le plafond de la Sixtine avec ses bosses, ses replats, est une surface particulièrement difficile à maîtriser. Mais le pape s’entête, conseillé par son favori, l’architecte et peintre Bramante, jaloux de Michel Ange qu’il espère voir échouer. Michel Ange n’a pas vraiment le choix, les geôles du Château Saint Ange ou obéir.

 

La chapelle Sixtine, plafond inauguré en 1512 devant le pape Jules II

Leon Morelle imagine un personnage fictif, Aurélio, jeune homme d’une grande beauté, qui  entre dans l’atelier de Michel Ange comme apprenti et surtout comme modèle, inspirant les personnages d’Adam ou de jeunes éphèbes qui peuplent le plafond de la Sixtine. C’est à travers ce personnage, tout à fait crédible, que l’on va suivre les étapes de la fresque, les découragements, les tâtonnements, les échecs, mais aussi les progrès fulgurants de l’artiste pour maîtriser la technique de la fresque, sa maîtrise du dessin et de la couleur, son imagination foisonnante, et ses traits de génie qui susciteront l’émerveillement dans tous les pays de la Renaissance. Nous apparaît aussi, à travers les yeux du jeune homme, la personnalité de Michel Ange, un homme tourmenté, qui rejette le péché de la chair et son homosexualité latente, un chrétien qui est imprégné d’histoire biblique, un artiste qui ne vit que pour son art, la sculpture. Un homme capable de se priver de sommeil, de nourriture, qui vit son art comme une ascèse et qui refuse à ses compagnons d’atelier - qu’il a pourtant fait venir de Florence -  d’intervenir dans son travail de création même si ce sont des artistes renommés. Autour d'eux gravitent tout une foule de personnages célèbres dont le moindre n'est pas celui de Rafaël en train de peindre les stanze du palais du Vatican, ou encore Erasme que Michel Ange admire.

 J’ai moins aimé, par contre, le personnage fictif de la courtisane Aphrodite qui vit dans le palais pontifical et est la maîtresse de Jules II. La manière dont elle intervient dans la vie de Michel Ange ne m’a pas paru convaincante. Pour montrer la prostitution et la dépravation de l’Eglise, le personnage de Magherita, jeune et belle jeune femme que Aurélio rencontre sur la route de Flaminia, en direction Rome, suffit amplement.

 Peu à peu, les différentes scènes de la Bible se créent devant nous et font de ce roman historique très bien documenté un livre très intéressant.


De Zacharie et Jonas : évolution de la technique et des coloris

 

Le prophète Zacharie

Michel Ange a commencé les fresques du plafond  par la partie située au-dessus de la porte d'entrée de la chapelle avec Le prophète Zacharie. Il a terminé par la partie située au-dessus de l'autel, près du mur du Jugement dernier qu'il peindra plus tard, avec le prophète Jonas qui témoigne de l'évolution de la technique du dessin, de la composition et des couleurs, au cours de ces années.

Le prophète Jonas

Des premières scènes aux dernières

 

L'ivresse de Noë

La première scène est L'ivresse de Noë trop classique, sans inventivité, aux coloris froids; la deuxième est le Déluge pour laquelle le peintre se reprochait d'avoir placé trop de personnages.

 

Le Déluge

Dans les dernières scènes, la création d'Adam, la création du soleil et des plantes,  la séparation de la lumière et des ténèbres, Michel Ange est arrivé à l'apogée de son art et maîtrise la fresque plus qu'aucun  artiste ne l'a jamais fait !


Michel Ange  : Dieu créa le soleil et les plantes


(Détail)  Michel Ange  : Dieu créa le soleil


Voir aussi dans mon blog : Rome la chapelle Sixtine redécouverte par Robin Richmond  

jeudi 14 mars 2019

Sibilla Aleramo : Le passage


 Le Passage

Dans une nouvelle intitulée Le Passage, paru en 1919, Sibilla Aleramo reprend le récit de sa vie dans un texte lyrique, d’une grande beauté poétique.  
Je rappelle que l'écrivaine, mariée à 16 ans à l'homme qui l'avait violée,  écrit son premier roman Une femme, en 1906, après avoir quitté son mari et son enfant qu'elle n'a jamais revu. Le livre qui connaît immédiatement un grand succès, est traduit en plusieurs langues et Sibilla Aleramo devient une icône du féminisme dans le monde. (voir le billet  : Une femme Ici)
 
 Son fils

Mary Casatt

Ô mon enfant, mais de ce sombre rêve, tu étais pourtant sorti, vivante réalité de chair, mon enfant, passion profonde de mon sang…
Pourquoi t’ont-ils arraché de moi ?
Tu étais à moi, tu étais avec mon âme la seule chose vivante de ma sombre jeunesse ; je t’avais fait grandir comme je grandissais moi-même, non pour ce jour-là, mais pour d’autres qui devaient venir… Mon enfant, et j’ai pu sauver mon âme de ce cauchemar, et toi, je n’ai pas pu te sauver ! Ils ne t’ont pas rendu à moi, bien que je te réclamasse en hurlant… Ils n’ont pas voulu, tu es resté loin de moi, loin de moi. Resté pour toujours le petit qui avait déjà presque sept ans. J’ai essayé, ma créature, j’ai essayé de te deviner autre, d’imaginer comment pouvaient être tes yeux quand tu avais huit ans, quand tu avais dix ans et douze ans… Je cherchais à me représenter ta taille, mois par mois, et ton sourire et tes cheveux… Mais ta voix, mon fils, je ne la pouvais savoir ! Tu venais dans mon sommeil, rêve d’un rêve. Et rien d’autre, plus jamais.

Son père et sa mère 

Le père de Sibilla Aleramo a abandonné ses enfants et sa mère qui a progressivement sombré dans la folie. Plus tard, elle se souvient d'eux et de leur amour disparu.
Le baiser Klimt
Cette nuit-là, comme j’écoutais la voix du fleuve gronder durement sous les arches du pont et contemplais dans mon cœur une douleur déjà indurée, déjà prête à devenir pierre, je me surpris à songer à ce qui avait uni mon père et ma mère, à leur amour. Je pensai à leurs deux jeunesses. J’avais été conçue dans l’extase et le délire par ces deux créatures alors neuves, belles, victorieuses pour moi de toute tristesse, en ce premier instant de moi-même.
Baiser d’où je suis née, tu étais un chant qu’exprimaient pour moi deux amoureux, tu étais un chant total, et je t’ai emporté dans mes veines, écho que rien n’a jamais pu étouffer. Moi, la première-née, fruit de joie, fusion de deux flammes. Ils s’aimaient parce qu’ils ne se ressemblaient pas, parce que tout de l’un émerveillait l’autre. Et leurs existences se jetaient l’une vers l’autre pour moi, pour former une créature unique, qui vivrait la vie intégrale, la vie si diverse en eux deux, l’accepterait et l’aimerait dans sa totalité. Ils ne le savaient pas. S’ils l’avaient su, peut-être, après m’avoir vue naître, se seraient-ils séparés, peut-être n’auraient-ils pas voulu créer ensemble d’autres enfants avec un élan moindre, pour un destin moins puissant. En moi seule s’est transmis vraiment ce qui les accoupla : la force d’amour qui éternellement dissout tout mal en moi.

 Le silence
Hammershoi

Le silence attend. Le silence, la plus fidèle chose qui m’ait enlacée dans la vie.
Plus grand que moi, au fur et à mesure de ma croissance, il croissait, lui aussi, semblait toujours vouloir m’écouter ; nous nous taisions ensemble, et je me retrouvais toujours la même entre ses bras, sans stature, sans âge, créée par le silence même, peut-être par un sien désir immuable, ou peut-être non encore née, larve qu’il protégeait.
Une fois encore, je suis seule, je suis loin, et autour de moi tout se tait.

 L'humilité

Chagall

 L’Humilité m’environne. Profonde comme les ombres violettes dans la vallée couronnée de nuages d’argent.

Je suis née au milieu d’août, dans le Piémont. Mais peut-être au ciel, en ce mien premier matin, se tenaient suspendus de grands fantômes blancs et, dans la campagne d’Assise, où ma mère avait passé jeune épousée dans le clair vallon fleuri où je voudrais mourir, peut-être toute la suavité de la terre se vêtait de violettes. 



mardi 12 mars 2019

Sibilla Aleramo : Une femme


Dans Une femme (Una Donna) publié en 1906, Sibilla Aleramo publie une autobiographie romancée et raconte un fait inouï pour l’époque : Comment elle a quitté son mari et a dû pour cela abandonner son fils.
Sibilla Aleramo, de son vrai nom Rina Faccio, commence son récit avec son enfance, petite fille déchirée entre un père qu’elle admire et une mère effacée, qui ne supporte pas les infidélités de son mari. La fillette est d’une grande intelligence et son père adoré dirige son éducation, lui donnant lui-même des cours, l’incitant à lire, développant en elle des connaissances précoces. A 13 ans, l’enfant travaille dans l’usine de son père comme comptable et l’aide à la gestion. Mais celui-ci se désintéresse de sa famille pour s’installer avec une autre femme et l’adolescente souffre beaucoup de cet abandon qui la laisse seule avec ses frères et soeurs, sa mère sombrant progressivement dans la folie. Aussi quand elle est violée à l’âge de 15 ans par un employé de son père, elle ne peut se confier à personne et se persuade qu’elle doit l’épouser. C’est le début d’une vie conjugale horrible où la jeune femme -elle a 16 ans- doit abdiquer toute personnalité, se fondre dans son rôle d’épouse, face à un mari jaloux et violent qui l’humilie et la bat. La société conformiste et étriquée de province accentue son isolement. Seule la naissance de son fils lui apporte la joie et l’amour. Pour lui, elle accepte encore des années de souffrance mais après sa tentative de suicide, elle comprend qu’elle ne peut plus continuer ainsi, c’est une question de survie ! Pour être libre, retrouver sa dignité et aussi pour avoir le droit d’écrire, de devenir l’écrivain qu’elle porte en elle, elle s’enfuit de son foyer en laissant son enfant derrière elle. Elle n’obtiendra jamais le droit de le revoir. Un geste si douloureux qu’elle en portera la blessure toute sa vie. 

J’ai aimé ce récit écrit dans un style simple, limpide et sobre. Ce témoignage émouvant et douloureux montre toute l’horreur de la condition féminine la fin du XIX siècle et au début du XX ème en Italie. Au XVII ème siècle la peintre, Artemisia Gentileschi, était elle aussi prête à épouser son violeur pour « réparer » la faute. On voit que la situation féminine n’a pas beaucoup évolué tant de siècles après ! Sibilla Aleramo mène une réflexion intéressante et intelligente sur les grands problèmes liés au statut de la femme. Elle y répond à sa manière en montrant que oui, la femme peut gagner sa liberté.
Si ce récit a fait scandale à sa parution auprès de la bonne société italienne catholique et pratiquante, il a placé Sibilla Aleramo au rang d’icône du féminisme, à l’époque et encore de nos jours …

 Extraits de Une femme   

Sibilla Aleramo réfléchit  à la condition de la femme et en particulier lorsque celle-ci devient mère. Mais qu’est ce qu’une « bonne mère » ?

Mais la bonne mère ne doit pas être comme la mienne une pauvre créature à sacrifier : elle doit être une femme, une personne humaine.
Et comment peut-elle devenir une femme si ses parents la donnent, innocente, fille, incomplète, à un homme qui ne la regarde pas comme son égale, mais qui en use comme d’un objet dont il est le propriétaire….


Sibilla Aleramo écrit ses impressions, ses notes s’accumulent :
 
Une ardeur secrète courait dans ces feuillets que je commençais à aimer comme quelque chose qui serait le meilleur de moi-même, comme s’ils m’assuraient que je pourrais vivre intensément et utilement. Vivre ! je voulais désormais non plus seulement pour mon fils, mais pour moi, pour tous.
 

La liberté
Penser, penser ! Comment avais-je pu vivre tant de jours sans penser ? Les personnes, les choses, les livres, les paysages, tout provoquait chez moi désormais d’interminables réflexions.

Mon prochain billet présentera une autre oeuvre de Sibilla Aleramo : Le Passage

Sibilla Aleramo


 Sibilla Aleramo, pseudonyme de Rina Faccio, est une écrivaine italienne, née à Alexandrie dans le Piémont le 14 août 1876 et morte à Rome le 13 janvier 1960.
Mariée à 16 ans à l'homme qui l'avait violée, elle écrit son premier roman Une femme, en 1906 après avoir quitté son mari et son enfant. Le livre, qui connaît immédiatement un grand succès, est traduit en plusieurs langues. Féministe, militante communiste, Sibilla Aleramo a toujours lutté pour la cause des pauvres.

mercredi 17 octobre 2018

Alexandra Lapierre : Artémisia


Alexandra Lapierre quand elle se lance sur les traces d’Artémisia Gentileschi (1593_1654), peintre italienne du XVIIème siècle, va vivre une aventure qui durera des années. S’installant à Rome, ce qui lui permet de retrouver les lieux où Artemisia a habité, l’écrivaine consulte les archives de Rome, d’abord, où est née l’enfant, puis de Florence et Naples, où l’artiste a vécu et a travaillé et de même en Angleterre. 

Artemisia Gentileschi : auto portrait
C’est dans l’atelier de son père Orazio Gentileschi, peintre célèbre, ami de Le Caravage dont il était aussi le disciple que la petite fille a appris à peindre. Aucune femme à cette époque n’aurait pu s’initier au métier autrement que par l’intermédiaire de sa famille. Employée d’abord comme apprentie, broyant et préparant elle-même les couleurs, elle apprend peu à peu les ficelles de son art, la technique, la couleur, et elle révèle très vite un don et une passion précoces, influencée elle aussi par le Caravagisme. Déjà, sa beauté et son talent lui valent des inimitiés auprès des autres apprentis qui font courir des rumeurs malveillantes sur elle et sur ses moeurs.
Si  l’on connaît bien la vie de la jeune peintre, c’est d’abord à cause du viol qu’elle a subi de la part d’un ami de son père que celui-ci lui avait donné pour professeur de dessin, Agostino Tassi, lui-même bon peintre, maître de Claude Lorrain ..
 
Agostino Tassi : autoportrait
Le procès intenté à Agostino par Orazio, fut d’une violence inouïe pour la jeune fille âgée de dix-huit ans, accusée de mensonge, de prostitution, soumise à la torture qui, à l’époque, si l’on ne se rétractait pas sous l’effet de la douleur, était la preuve qu’on disait vrai. Elle tient bon et elle révèle ainsi un caractère bien trempé en décidant de se battre, de s’imposer comme peintre et de vivre de son travail. La rivalité entre les peintres étant alors féroce, il lui faudra beaucoup de talent, de courage, de pugnacité et de… bons protecteurs pour pouvoir réussir.  Dans sa vie privée, elle s’affranchira du mari choisi par son père, aura des amants tout en s’occupant de ses filles et en répondant aux commandes des mécènes. Elle fut la seule femme à être admise à la fameuse Accademia delle Arti del Disegno de Florence, dont furent membres Michel-Ange, Cellini, Vasari, Le Titien ou Le Tintoret.  Une vie exceptionnelle, on s’en doute, pour une femme même si elle n’est pas la seule peintre de son temps.
C’est ce portrait de femme libre et de peintre de talent qu'Alexandre Lapierre a voulu mettre en avant dans ce roman historique très documenté et où nous croisons bien des personnages célèbres. Mais elle axe aussi son roman sur le thème de la rivalité entre les deux artistes, le père et la fille, Orazio et Artemisia, une sorte d’amour-répulsion qui a duré toute leur vie.
Orazio Gentilschi : La joueuse de Luth
L'un des premiers tableaux d'Artemisia représente Suzanne et les vieillards. Déjà, la jeune fille de dix huit ans affirme sa personnalité en prêtant à Suzanne une expression de répulsion et un geste défensif tout à fait neufs et originaux par rapport au sujet traité jusqu’alors par des peintres masculins.

Artemisia Gentileschi : Suzanne et les vieillards (1610)
L’intérêt du livre d'Alexandra Lapierre est donc aussi, bien sûr, l'analyse des oeuvres de l'artiste.

Artemisia Gentleschi : autoportrait en Allégorie de la peinture (1630)
 Dans cet autoportrait, Artemisia se présente en Allégorie de la peinture ainsi que l'attestent les attributs qu'elle porte, la robe en velours vert et le collier en or avec un crâne pour pendentif, symbole du temps qui passe, fugitif et aussi du temps emprisonné par la peinture. Le portrait est original car elle ne se ne peint pas de face comme la plupart des portraits de l'époque mais en action, en train de peindre. Elle est de trois quart, ne regarde pas le spectateur qui l'indiffère, indépendante, concentrée sur sa toile. Il y a ici une volonté d'affirmer son statut de femme libre qui gagne sa vie et qui est fière de son art.

Artemisia Gentileschi : Muse de la peinture
Artemisia Gentileschi : Judith et Holopherne
Les détracteurs d’Artemisia pensent que son talent est surfait et n’aurait pas la force qu’on lui prête. Pour eux, seuls le viol, le procès, ces éléments romanesques qui attirent l'attention sur elle, lui ont donné sa notoriété. Peut-être ses oeuvres n'ont-elles pas toutes la même valeur, je ne sais, mais ceci doit être vrai pour la plupart des peintres. Par contre, ce qui est sûr, c'est que nombre de ces tableaux ont une grande puissance. Bien sûr, il faut aimer la peinture baroque et apprécier à sa juste valeur tout ce que le Caravage a apporté de neuf à la peinture. Dans les scènes qui empruntent au Caravage, avec ses clairs-obscurs, sa mise en scène théâtrale, son réalisme, Artemisia Gentileschi ne copie pas le maître mais impose son point de vue, sa personnalité et sa passion.

Artemisia Gentileschi : Judith et Holopherne (1611_1612)
Son tableau le plus célèbre bref, celui de Judith et Holopherne sur un thème récurrent pour l’époque innove par rapport aux tableaux contemporains sur ce thème. Bien sûr, le fait qu'Artemisia se soit peinte sous les traits de Judith et ait représenté Holopherne sous les traits de son violeur ajoute à l’intérêt que l’on porte au tableau qui devient ainsi une représentation de la vengeance, une sorte de catharsis.  Mais il est certain que la violence et le réalisme de la mise en scène, les sentiments qui émanent de ses personnages prouvent qu’il ne s’agit pas d’une pâle imitation du grand Maître.

Le Caravage : Judith et Holopherne (1598)
Artemisia Gentileschi  : Holopherne et Judith  1620
Le réalisme de la scène du Caravage avec le cou tordu d'Holopherne et le flot de sang qui jaillit avait saisi et horrifié les admirateurs du maître.
Mais si l'on compare les tableaux du Caravage et ceux de Gentileschi sur ce même thème, l'on s'aperçoit que Le Caravage peint Judith comme une femme relativement frêle, qui agit seule, n'a pas besoin de l'aide de sa servante et présente une expression un peu ennuyée voire dégoûtée mais sans passion.
 Alors que la Judith d'Artemisia sait qu'il lui faut de la force pour tuer Holpherne-Agostino, elle l'empoigne vigoureusement, on sent qu'elle pèse sur lui, que tous les muscles de ses bras sont bandés; c'est une maîtresse-femme mais elle a appelé sa servante à la rescousse et  toutes les deux ne sont pas de trop pour parvenir à leur fin. Ce n'est pas un acte facile. Le visage d'Artemisia-Judith est animé d'une farouche détermination, surtout dans le deuxième tableau, et d'un sentiment de vengeance implacable,comme si elle égorgeait un porc et non un homme. Le sang coule sur le drap qui est maculé de grosses traînées rouges et noirâtres.  Une vraie boucherie !

vendredi 28 septembre 2018

Donna Leone : Le cantique des innocents et Le garçon qui ne parlait pas


Le cantique des innocents


Des carabiniers agressent un pédiatre en pleine nuit pour lui enlever son fils de dix-huit mois. Venise est sous le choc. Puis les langues se délient : certains crient au scandale, d'autres soupçonnent la découverte d'un réseau de trafic d'enfants. Un vent de délation envahit la lagune ... Le commissaire Brunetti a bien du mal à distinguer les coupables des innocents.

Et voilà j’ai retrouvé une fois encore Donna Léone et le charme de la lagune, des promenades dans Venise avec Le cantique des Innocents. Comme d’habitude le commissaire Brunetti et son adjoint Vianallo arpentent la cité mais il est question cette fois d’un trafic d’enfants. Des parents stériles mais assez fortunés achètent leur progéniture à des mères en difficulté et désargentée et derrière tout cela un réseau maffieux, des milieux médicaux véreux épaulés par des politiciens qui le sont tout autant, agissent dans l’ombre. Le roman parle d’une réalité dont Donna Léone  dénonce les ramifications profondes et les zones d’ombre soigneusement cachées.
Comme d’habitude, j’ai lu le roman avec plaisir, retrouvant le commissaire Brunetti et ses petits arrêts gourmands dans les restaurants de la ville ou chez lui, petits plats préparés par sa femme, brillante universitaire mais épouse-cuisinière puisque, comme on le sait, les enseignants ne travaillant pas (ou presque), doivent -quand elles sont femmes- servir de larbins à leur mari ! Et là, Brunetti découvre que  sa vie familiale avec Paola est douce et paisible pour ne pas dire privilégiée. Le commissaire est, en effet, très secoué par cette enquête qui lui révèle le sacrifice des Innocents, enfants vendus comme des marchandises, puis arrachés à leurs parents adoptifs même si ceux-ci sont aimants, et finalement condamnés par la société à ne pas avoir de famille.

Le garçon qui ne parlait pas



Tandis que les feuilles d’automne commencent à tomber, le vice questeur Patta demande à Brunetti d’enquêter sur une petite infraction commise par la future bru du maire. Le commissaire Brunetti n’a guère envie d’aider son patron à récolter les faveurs politiques, mais il est bien obligé de s’incliner. Puis c’est au tour de sa femme, Paola, de lui présenter une requête. L’handicapé mental employé par leur pressing vient de mourir d’une overdose de somnifères, et Paola ne peut pas supporter l’idée que dans la vie comme dans la mort, personne ne l’ait remarqué ni aidé.
Brunetti se met au travail mais, à sa grande surprise, il ne découvre rien sur cet homme : pas d'acte de naissance, pas de passeport, pas de permis de conduire, pas de carte de crédit. Pour l’administration italienne, il n’a jamais existé. Plus étrange encore, sa mère refuse de parler à la police et assure au commissaire que les papiers d’identité de son fils ont été volés lors d’un cambriolage. Au fil des révélations, Brunetti commence à soupçonner les Lembo, des aristocrates, d’être mêlés à cette mort mystérieuse. Mais qui a bien pu vouloir tuer ce malheureux simple d’esprit ?

Dans ce roman, il est encore question de maltraitance, mais aussi d’éducation. Donna Leone démontre l’importance du langage comme vecteur de conscience et de socialisation. Nous y découvrons aussi ce qu’est la mort à Venise dans la vie quotidienne : comment enterre-t-on ses morts à Venise ?

Il vaut mieux ne pas lire plusieurs Donna Leone à la suite, ce que j’ai fait avec ces deux titres, parce que vous apparaît alors le fait que les romans de Donna Léone (que pourtant j’aime bien) obéissent à une recette bien rôdée, toujours la même :  la même structure de l'intrigue, des personnages prévisibles et superficiels pour ne pas dire codés, un soupçon de ville de Venise pour plaire aux nostalgiques, saupoudré de bonnes petites recettes italiennes, une confrontation, élégante et légère, entre mari et femme, Guido et  Paola, avec l'inévitable verre de vin,  intervention ou non des enfants Brunetti autour de la table !  Parfois m'agace aussi le mépris qu'éprouve la dame pour les italiens en particulier du Sud ! L’enquête policière y est plus ou moins intéressante mais ce n’est jamais ce qui est le plus important dans le roman.

Mais si l’on espace les lectures, le charme de la présence du cadre, Venise, agit ; nous découvrons le cité autrement qu’en touristes, ces touristes qui sont une mâne, à la fois, et une plaie (dixit la donna) pour la beauté et l’authenticité de la ville ! Et puis assurés que nous sommes de retrouver nos personnages familiers, leurs habitudes, leurs côtés sympathiques, nous nous glissons comme dans des pantoufles, dans le confort du roman, en terre connue! Et, c’est certain, il faut un talent écrivain pour cela même si le tout manque de profondeur.

lundi 10 septembre 2018

Laurent Gaudé : La porte des Enfers



Il y avait longtemps que je n’avais pas lu Laurent Gaudé et c’est avec La porte des enfers que j’ai repris ma lecture de cet auteur. Il faut dire que le thème traité, celui du mythe d’Orphée, me passionne. Orphée, tout comme Ulysse, sont les seuls hommes à être entrés vivants aux Enfers. Ce mythe fascinant nous concerne tous, et touche particulièrement à ce que nous sommes... mortels ! Il parle de notre humanité, de nos chagrins, de nos deuils, de la perte d’êtres chers qui nous dépossède un peu, chaque fois, de ce que nous sommes.  Il raconte notre révolte contre les dieux. L’être humain rêve de pouvoir inverser le cours du temps, de pouvoir lutter à armes égales avec la divinité, de pouvoir revoir vivant l’enfant, le père, l'épouse… qui ont disparu pour toujours. Mais le mythe nous rappelle aussi notre petitesse et notre impuissance car nul ne peut faire revenir quelqu’un d’entre les morts à moins d’être Dieu.

Laurent Gaudé transpose le mythe d’Orphée à Naples, à l’époque actuelle. Au cours d’une fusillade, Pippo, le petit garçon de Matteo est tué alors que son père l’amène à l’école. Au sens figuré, c’est alors la descente aux Enfers pour Matteo comme pour Guliana, sa femme : comment accepter l’inacceptable, comment ne pas se sentir coupable, envahi de regrets, de doutes, de colère, comment ne pas être anéanti par le chagrin ou secoué par la révolte ? Aussi, lorsque dans le petit café de Gariboldo, le mystérieux professeur Provolone lui dit connaître la véritable porte des Enfers, Matteo ne résistera pas longtemps et partira à la recherche de l’enfant. Mais Matteo parviendra-t-il à faire sortir son fils ? Si le livre est celui de la mort, des ombres et du chagrin, il est aussi celui de l’amour, un amour paternel si fort, si total qu’il permettra, peut-être, l’impossible.

J’avoue que j’ai été complètement happée dès le début par la scène où la fusillade éclate, si puissante, si juste et si précise, qu’il m’a semblé la vivre moi-même ! Tout se passe rapidement et pourtant paraît long! Le père se jette par terre pour protéger Pippo, puis découvre la mort de son enfant. On a l’impression de vivre comme lui la scène, au ralenti, comme lui de découvrir en différé la réalité et d’être incapable de l’accepter.
 Il y a une force, une violence dans les réactions de la mère, dans son reniement de Dieu, un désespoir chez le père partagé entre faiblesse et détermination, qui font de ce roman une oeuvre pleine et poignante. Une adaptation très réussie du mythe.

dimanche 9 septembre 2018

Dominique Fernandez : La course à l'abîme


Le Caravage : Judith et Holopherne

Il y  a longtemps que je voulais lire le livre de Dominique Fernandez sur le Caravage : La course à l’abîme. Et bien voilà, c’est fait ! Le roman date de 2002 mais il reste l’une des meilleures approches de la vie et de l’oeuvre du peintre, roman historique qui fait appel à l’imagination de l’auteur, mais qui est aussi le travail d’un érudit, agrégé d’italien, professeur d’université, amoureux inconditionnel de Rome et du baroque, l'art de la contre-réforme.

Rome, 1600. Un jeune peintre inconnu débarque dans la capitale et, en quelques tableaux d’une puissance et d’un érotisme jamais vus, révolutionne la peinture. Réalisme, cruauté, clair-obscur : il bouscule trois cents ans de tradition artistique. Les cardinaux le protègent, les princes le courtisent. Il devient, sous le pseudonyme de Caravage, le peintre officiel de l’église. Mais voilà : c’est un marginal-né, un violent, un asocial ; l’idée même de « faire carrière » lui répugne. Au mépris des lois, il aime à la passion les garçons, surtout les mauvais garçons, les voyous. Il aime se bagarrer, aussi habile à l’épée que virtuose du pinceau.
Condamné à mort pour avoir tué un homme, il s’enfuit, erre entre Naples, Malte, la Sicile, provoque de nouveaux scandales, meurt à trente-huit ans sur une plage au nord de Rome. Assassiné ? Sans doute. Par qui ? On ne sait. Pourquoi ? Tout est mystérieux dans cette vie et dans cette mort. (quatrième de couverture)

La vie de Michelangelo Merisi qui prend pour nom d’artiste celui du village où il est né en 1571, Caravaggio, dans le duché de Lombardie, est si mouvementée, si violente, pleine de vicissitudes, de gloire et de déchéance, entre palais et prison, qu’il pourrait sembler le héros type de tout roman d’aventures ! Entre échauffourées et rixes, l’épée et le poignard faciles, fréquentant les tavernes avec ses amants, riche un jour, endetté le lendemain, meurtrier, mourant lui-même de mort violente, il est l’image par excellence du « mauvais garçon » sauvé chaque fois par l’un de ses riches et puissants protecteurs conscients de son talent, amateurs d’art et collectionneurs avides. C’est du moins l’image que l’on a toujours voulu voir de lui. Mais si cet aspect de sa personnalité existe, Dominique Fernandez donne un tout autre éclairage de l’artiste, entre ombre et lumière, à l’image de ses tableaux. Comment le peintre qui est mort à l’âge de 39 ans, dont l’activité ne s’étend que sur une période de dix-huit ans, aurait-il pu accomplir une oeuvre aussi dense, plus de cent tableaux, aussi réfléchie et minutieuse, s’il était ce personnage vivant uniquement dans le désordre et la dépravation ?
Et comme le roman est à la première personne, c’est Michelangelo Merisi qui nous raconte sa vie et rétablit la vérité : « Comment ai-je passé la plus grande partie de ma vie? Assis devant mon chevalet ».


Le Caravage : garçon mordu par un lézard
Le Caravage suscite l’admiration des grands qui le protègent mais n’hésitent pas à le spolier. Pourtant ses tableaux qui rompent avec la tradition de la Renaissance pour trouver son inspiration dans la rue et qui défient la morale, lui attirent les foudres de l’église et de l’Inquisition. Loin de l’imitation des Anciens et de l’idéalisation des sujets, ses modèles sont des êtres réels qu’il ne cherche pas à embellir, parfois ses amants, de jeunes garçons des rues un peu vulgaires ou ses amies, les prostituées. J'aime bien le personnage de Mario qui a été le véritable amour de Michelangelo  et a beaucoup de personnalité .

Le Caravage : Bacchus
 Et l’artiste  révèle par la sensualité de sa peinture et son érotisme étalé au grand jour, ses préférences sexuelles qui, à cette époque, peuvent le conduire à la mort. Pourtant, le pire ennemi du peintre, c’est lui-même. Dominique Fernandez le peint sous les traits d'un homme tourmenté, qui ne peut accepter le succès, remettant toujours en jeu sa réussite, trop passionné pour se satisfaire de ce qu'il a. Il se détruit lui-même par une pulsion de mort qui le conduit jusqu’à cette plage où il fut assassiné, véritable course à l'abîme. Si l’auteur fait appel à son imagination pour nous expliquer la fin tragique du Caravage, c’est dans ses oeuvres qu’il a trouvé une réponse, puisant dans leur analyse une connaissance de l’homme. 
Car si Fernandez a un talent réel pour brosser un tableau haut en couleurs de ce XVII siècle houleux, des personnages célèbres que côtoie le peintre, des âpres rivalités qui l’opposent aux autres artistes,  il nous offre, de plus, une étude intéressante de ses oeuvres, à la lumière de sa vie, analysant les motivations profondes qui guident l’artiste.

Un livre passionnant pour tout amoureux de l’Italie, du Caravage et de l’art en général ! Un roman historique d’un grand intérêt.

Le Caravage  : Garçon à la corbeille de fruits (Mario)
Le garçon à la corbeille de fruits : " sujet unique, célébration d'un seul instant  : l'épanouissement de la volupté physique sur le visage de Mario. La tête penchée, la bouche entrouverte, la paupière lourde, le regard vague, l'épaule nue, l'air languide que souligne l'éclairage indirect, l'offrande des fruits -clair symbole de cadeau érotique - , tout, ici, n'est que la traduction imagée de la physionomie de Mario tel qu'il m'apparaissait dans l'intimité..."
"Je suis le premier à avoir mis en évidence que la force érotique déborde de l'endroit du corps où notre paresse mentale, nos préjugés, nos frayeurs la cantonne. Elle irradie où elle veut, avec une impudence souveraine, qui transfigure celui qui en est possédé "

Le Caravage est à l'origine d'un type de peinture, véritable révolution dans l'art, que l'on a appelée le caravagisme et qui présente des caractéristiques communes : Technique du clair obscur, Réalisme, et scène prise sur le vif. 


Le Caravage : Emmaus  ( clair obscur)

Les caravagistes, amis ou rivaux du Caravage, font partie des personnages du roman. Ainsi Orazio Gentileschi (le père d'Artemisia) à la fois ami et disciple.


Orazio Gentileschi : Judith et sa servante

mardi 24 juillet 2018

Roger D. Masters : La fortune est un fleuve, Léonard de Vinci / Machiavel




La fortune est un fleuve  s’intéresse à un fait peu connu de l’Histoire, la tentative de détournement de l’Arno pour faire de Florence un port maritime, projet qui réunit deux célèbres figures de la Renaissance Italienne, Léonard de Vinci et  Nicolas Machiavel.

Ces deux grands hommes se sont connus à la Cour de César Borgia en 1502. Machiavel qui occupait alors le poste de deuxième conseiller à la Signoria de Florence y était envoyé en mission pour négocier avec César Borgia, fils du pape Alexandre VI. Léonard de Vinci y était  employé comme ingénieur et architecte notamment dans la conception des fortifications, l’architecture urbaine et les techniques militaires.
Tous deux rentrent ensuite à Florence en 1503 et leur collaboration pour la réalisation de ce projet surprenant, détourner l’Arno de Pise, commence.
 Le premier but de ce projet est militaire. Florence vient de subir deux défaites dans la guerre qui l’oppose à Pise. En détournant l’Arno de cette ville et en privant les Pisans d’eau, les florentins s’assurent de la reddition de la cité ennemie. Mais le but ultime poursuivie par Vinci est de fournir  un port à sa ville en rendant le fleuve navigable de Florence à la mer. D’autre part, il prévoit des travaux d’irrigation d’envergure permettant aussi de rendre fertile et productive la nouvelle vallée ainsi créée.

Vinci a conçu trois projets différents mais celui qui est retenu  est d’amener L’Arno directement de Florence au Stagno de Livourne. p 142
Si les travaux commencés en 1504  échouèrent, l’on sait que les plans de Léonard de Vinci n’en sont pas la cause. L’ingénieur hydraulicien, Colombino, choisi pour diriger le projet n’était pas à la hauteur et ne respecta pas le plan initial de Vinci qu’il jugeait trop difficile à réaliser. Le manque d’argent, l’insuffisance du nombre d’ouvriers, et peut-être aussi le manque de volonté, l’indécision de Pier Soderini, gonfalonier de Florence, expliquent aussi que le projet fut un échec et eut des répercussions fâcheuses sur leur vie à tous deux.

En dehors de la description très documentée, cartes à l’appui, de ce projet pharaonique, le livre de Roger D. Masters dresse un portrait de ces deux grands personnages et les accompagne tout au long de leur vie, de l’enfance à la mort, une vie mouvementée faite de hauts et de bas, de brillantes réussites et d’échecs qui les laissent démunis. Il présente au lecteur leur oeuvre respective, peinture, recherches scientifiques, militaires, pour Vinci, poésie, ouvrages historiques et politiques pour Machiavel. Il décrit leur philosophie respective, leur humanisme dans le  tourbillon intellectuel de cette période tourmentée et florissante, leurs différences aussi et ce qui les unit. Et puis, c'est la partie que j'ai préférée,  bien sûr, leurs héritages, tout ce que nous devons à ces esprits supérieurs.
Un livre qui présente donc des qualités et de l’érudition mais j’avoue avoir été désagréablement surprise, surtout de la part d’un historien qui se doit d’être objectif, des parallèles établis à deux reprises entre le passé et l’histoire des Etats-Unis pour justifier l’utilisation de la bombe atomique (p 149 et p181) sur Nagasaki et Hiroshima. Choquant !

"L'échec du projet de l'Arno fut une catastrophe pour Léonard de Vinci et Machiavel, comme pour Soderini et le gouvernement de Florence. Buonaccorsi conclut avec tristesse, "cette entreprise coûta sept mille ducats ou plus, parce que, outre les salaires des ouvriers et d'autres choses, il fallut garder sur place un millier de soldats pour protéger les ouvriers des attaques des Pisans." Pour comprendre les implications, il suffit d'imaginer que les bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki n'aient pas explosé, menant à une invasion longue et onéreuse du Japon par les troupes américaines et à l'abandon de la technologie nucléaire."


Merci à Babelio Masse critique et aux éditions Omblage

jeudi 12 avril 2018

Sandor Marai et Michel-Ange dans La nuit du bûcher

Michel Ange : La pieta de Rome

Dans La nuit du bûcher de Sandor Marai (Voir Ici), le moine défroqué s'enfuit de Rome et passe par Florence pour se réfugier à Genève.
Après avoir vu la Pieta de Rome sculptée par l'artiste dans sa jeunesse, il découvre celle de Florence, oeuvre du sculpteur âgé.

Michel Ange : La Pieta de Florence

"Dans la cathédrale sur la grande place j’ai vu la Pieta que cet artiste romain au nez cabossé a sculptée. Mais cette Pieta florentine n’est pas aussi douce ni sereine que la romaine. (..) 

La Pieta de Rome

"Au-dessus du groupe s’élève la figure d’un vieillard encapuchonné et vêtu d’une cape -on dit que le sculpteur qui l’a réalisée dans sa vieillesse a taillé dans la pierre le visage de cette statue à son image. Ce vieil homme ne demande rien. Il se contente de regarder. Il pose son regard sur les souffrants, sur La Vierge et sur le corps humain supplicié. Aucune expression de colère sur son visage. En contemplant cette statue, je me suis souvenu des mots du padre Alessandro quand il avait mentionné que le vieux maître écrivait des poèmes, dont l’un évoquait la lumière que l’homme ne perçoit qu’au-delà de la mort. En m’attardant sur le visage pierre, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que, dans la réalité de la mort, cette lueur s’éteint. Celui qui croit que l’on peut mêler notre Seigneur aux querelles humaines est d’un égoïsme et d’une bêtise coupables. Les hommes sont des nigauds en espérant qu’ils peuvent entraîner Dieu dans la misère humaine et lui demander de prendre parti, de s’engager, de punir et de récompenser. Le regard du vieil homme plonge dans l’abîme avec l’indifférence de celui qui n’espère plus aucune réponse de Dieu. Dans la Pieta de Rome, le visage de la Vierge Marie à la fois apaisé et douloureux dit encore que le Sacrifice a quelque signification. Le vieillard de la Piété florentine a l’air de savoir, lui, que le Sacrifice n’a aucun sens."

La pieta de Florence Michel Ange
En observant cette statue de marbre dans la grande église de Florence, je me suis rendu compte que cette figure-là, je l'avais vue dans la réalité, quelques jours auparavant et vivante : l'hérétique*, l'homme que les confortatori harcelaient dans la cellule du condamné à mort à la Tor di Nona pour qu'il abjure, fixait lui aussi l'espace de cette manière indifférente. On dirait que les grands artistes -comme fut Michel-Ange- perçoivent la réalité non pas dans le monde mais à l'intérieur, à l'intérieur d'eux-mêmes. Je ne comprends rien à tout cela mais je rapporte la façon dont je l'ai perçu.

* Giordano Bruno

lundi 10 avril 2017

Stendhal : Souvenirs d’un gentilhomme italien




 Après un arrêt maladie suivi d'un voyage à Bordeaux pour voir l'Itinéraire des photographes voyageurs, je reviens dans mon blog avec cette nouvelle de Stendhal.

Souvenirs d’un gentilhomme italien est une nouvelle qui peut passer pour un court roman. C’est la première oeuvre romanesque de Stendhal et elle parut à Londres dans un journal anglais en 1826.

Stendhal donne la parole à un italien né à Rome « de parents qui occupaient dans cette ville un rang honorable : à trois ans, j’eus le malheur de perdre mon père, et ma mère, encore dans la fleur de la jeunesse, étant disposée à contracter un second mariage, confia le soin de mon éducation à un oncle qui n’avait pas d’enfants. »
Le récit se passe entre les deux occupations de l’Italie par les armées françaises républicaines en 1797 et napoléonienne en 1807. A cette date, Napoléon fait enlever le pape et le retient prisonnier. Après la défaite de l’empereur et le retour du pape à Rome en 1814, le gentilhomme partira en exil pour ne jamais plus revenir dans son pays natal.

La critique de l’oppression religieuse

Le pape Pie VII : il excommunie Napoléon
 L’enfance du narrateur est marquée par la bigoterie voire le fanatisme religieux  de son oncle .

Cela donne lieu à une scène mémorable, peinte avec un grand talent qui ouvre le récit du gentilhomme  : « …les prêtres voyants que les armées françaises menaçaient d’une invasion les Etats de l’Eglise, commencèrent à répandre le bruit que l’on voyait les statues en bois du Christ et de la Vierge ouvrir les yeux; la crédulité populaire accueillit avec confiance ce pieux mensonge; on fit des processions, on illumina la ville, et tous les fidèles s’empressèrent d’aller porter leur souffrances à l’église. Mon oncle, curieux de voir lui-même le miracle dont on disait tant de bruit, forma avec tous les gens de la maison une procession, se mit en tête en habit de deuil et un crucifix à la main, et je l’accompagnai en portant une torche allumée. »

A cette scène en clair-obscur si pittoresque en succède une autre d’un ironie féroce : Un couple arrive devant la statue de la Vierge avec un enfant boiteux. Ils implorent la guérison de leur fils puis commandent  à l’infirme de jeter ses crosses sur lesquelles il s’appuyait tant bien que mal :
« Le pauvre enfant obéit, et, privé de son support, il tomba de la hauteur de quatre marches, la tête contre le pavé. Sa mère, au bruit de sa chute, accourut pour le relever, elle conduisit aussitôt à l’hospice de la Consolation, pour faire panser sa blessure, et le pauvre enfant gagna une contusion sans cesser d’être boiteux. » »
Le narrateur subit de mauvais traitements dans le collège religieux où les maîtres se soucient peu de l’instruction de leur esprit mais du salut de leur âme. Et lorsqu’il se rebelle il est envoyé au couvent de Saint-Jean et Saint-Paul « espèce de prison correctionnelle où les détenus vivent à leur frais » d’où il en sort à moitié mort.

A l’arrivée de Napoléon lorsque les couvents et monastères sont fermés, on découvre les richesses incalculables qui y sont entassés alors que les pauvres sont dans l’indigence. «Quelques uns auraient pu entretenir des douzaines de famille, et sept ou huit moines en dévoraient le contenu. »
« Ce fut une mesure salutaire que celle qui rendit au travail et à la société ces pieux fainéants qui, dans leur voluptueuse oisiveté, n’avaient d’autres soucis que le soin de leur bien-être »

On voit que l’écrivain va très loin dans sa critique. Et même s’il n’admire pas tout ce que fait Napoléon et qu’il « le juge sévèrement » il ne peut que se féliciter de certaines de ses mesures.
Ainsi, Stendhal dont nous connaissons l’amour de l’Italie, va se livrer à une critique en règle de la superstition, la bigoterie et l’obscurantisme religieux. Il dénonce le clergé italien fanatique et le pouvoir tout puissant du pape qui enferme le peuple dans un carcan religieux et intellectuel. Les pauvres sont maintenus dans l’ignorance, soumis à l’Inquisition, et Stendhal décrit l’inégalité criante entre un clergé richissime qui freine le progrès et l’évolution de la société et une population misérable et illettrée. C’est tout ce que Stendhal déteste dans ce pays qu’il aime tant, dont il admire les Arts et aime les habitants et où il se sent si bien par ailleurs.

L’admiration du brigand


Remarquable aussi la description du fier brigand Spatolino que le gouvernement français en Italie finit par capturer par traîtrise. On sent que l’admiration de Stendhal va à cet homme qui a tant de panache devant la mort, refusant le prêtre avant son exécution, et tant de répartie au point de provoquer le rire chez ses détracteurs!
Bien sûr, la figure du brigand, du rebelle, qui se dresse contre l’autorité, est un thème très romantique, c’est le Hernani de Hugo. Mais au-delà de toute recherche dramatique et théâtrale, on comprend que Spatolino représente pour Stendhal cette opposition à la mainmise étouffante de l’Eglise sur les consciences et à l’outrageuse richesse des grands qui oppriment le peuple. Peut-être cet intérêt pour un rebelle trahit-il aussi celui qu’il éprouve pour les Carbonari qui lui vaut d’être chassé d’Italie en 1826.

On dit que cette nouvelle est inachevée car elle s’arrête au moment du départ du Gentilhomme pour un autre pays. Je ne le pense pas. Disons que ce qui intéressait Stendhal, c’est la période italienne de son personnage. La suite est une autre histoire!