Je dois bien avouer qu'en retrouvant dans La prisonnière la description détaillée de la jalousie proustienne à propos d’Albertine, seule forme de l’amour pour lui, j’en ai été plus que lassée ! Et oui, Proust m'ennuie ! Par moments, j'ai envie d'abandonner et puis- si on le lit seulement au premier degré - ce récit d'enfermement, de domination de l'homme sur la femme, de supériorité du riche sur le pauvre, de mépris social et sexiste me révolte et m'horrifie ! De plus, non seulement ce roman fait pendant à l’amour-jalousie de Swann pour Odette mais aussi à celui de Marcel pour Gilberte si bien que j’ai l’impression de lire toujours la même chose. Cependant, Proust ne serait pas l'un des plus grands écrivains du monde, s'il n'y avait pas d'autres lectures possibles et si son texte n'était pas polysémique d'où les nombreux spécialistes qui travaillent sur lui depuis plus d'un siècle...
Et puis, il y a le style de Proust, il y a la manière, comme pour ce texte qui commence ainsi : Mais ma chambre ne contenait-elle pas une oeuvre d’art plus précieuse que celles-là ? et parfois cela m’enchante ! Ce texte n’est-il pas une oeuvre d’art littéraire tant il est parfait dans l’expression des idées et de la forme.
Allez, je ne me retiens pas de faire une rapide explication de mes raisons d’aimer ce texte même si je dois saouler tout le monde… sauf moi ! C’est mon petit plaisir personnel et je sais que jamais je ne parviendrai à en montrer toute la richesse.
Charlus dit à Marcel que son appartement est laid car il ne contient pas d’oeuvres d’art. Mais c’est un choix de Marcel « tout mon argent passait à avoir des chevaux, une automobile, des toilettes pour Albertine » puisque précisément l’oeuvre d’art est Albertine et elle est d’autant plus précieuse qu’elle est son oeuvre d’art. C’est lui qui l’a créée et animée tel Pygmalion avec sa Galatée mais comme un avare enfouissant son or, Marcel tient cachée son trésor le plus précieux et est animé d’un impérieux besoin de le briser pour mieux le posséder.
L’oeuvre d’art
Fra Angelico : Les Anges musiciens |
Statue en bois polychrome Moyen-âge |
Lorsqu’elle n’est pas fleur ou statue Albertine est encore oiseau grâce à ses fantastiques cheveux "noirs et crespelés" qui introduisent la synecdoque de l’aile pour désigner l’oiseau "l’aile magnifique, aiguë à sa pointe, large à sa base, noire, empennée et triangulaire", hirondelle plutôt que mouette cette fois, laissant place à l'image de la montagne, car Albertine est un Tout, plus variée encore que la nature, "tantôt tressant le relief de leurs boucles en une chaîne puissante et variée, pleine de crêtes, de lignes de partage, de précipices.". On remarquera que c'est toujours la métaphore des cheveux "tressant ... de leurs boucles"qui introduit l'évocation de la montagne et de son relief.
Enfin dans une gradation continuelle Albertine accède à une statut de sainte "Ses doigts, comme ceux d’une sainte Cécile". La chambre se transforme alors en décor d’église, le pianola "devient buffet d’orgue", la métaphore filée du vocabulaire religieux se poursuit « sanctuaire » « crèche », la jeune fille est désormais « un ange musicien ». Cette dernière image convoquant dans l’esprit de Marcel nourrie de Renaissance, les images de Fra Angelico, Boticelli, Gozzoli, Melezzo da Forli et tant d’autres, et donc de l’"oeuvre d’art" dans sa plénitude, dans sa suprême beauté. Et cette sainte viendra, dit-il, « offrir à mes baisers sa substance précieuse et rose. », substance qui rappelle, puisque nous sommes dans le domaine religieux, la manne tombée du ciel, nourriture des hébreux dans le désert dans l'Ancien Testament, thème fréquent dans la peinture, ce qui nous ramène encore et toujours, avec Marcel Proust, à l’Art.
Le maître de la manne : Chartreuse de Douai | |
La métamorphose d'Albertine et le mythe de Pygmalion
Etienne Falconet : Pygmalion et Galatée |
« Alors cette beauté qu’en pensant aux années successives où j’avais connu Albertine, soit sur la plage de Balbec, soit à Paris, je lui avais trouvée depuis peu, et qui consistait en ce que mon amie se développait sur tant de plans et contenait tant de jours écoulés, cette beauté prenait pour moi quelque chose de déchirant. »
A Paris, Albertine se transforme peu à peu. Elle est la première à s'en réjouir et sait qu’elle doit sa métamorphose à Marcel. Sur le plan intellectuel son langage s’est affiné, enrichi, ses connaissances aussi grâce à ses lectures et aux conversations qu’elle peut avoir le soir avec Marcel. Son intelligence s’aiguise. De plus, elle a compris que porter la robe d’un grand couturier ne suffit pas, et elle envoie Marcel auprès de la duchesse de Guermantes pour comprendre tous les diktats de la société afin de ne pas commettre d’impair quant à la toilette à choisir mais surtout, et plus encore, pour comprendre le sens et le mystère dont la parure féminine s’entoure. Elle gagne en élégance et en raffinement. La chrysalide s’est muée en un magnifique "papillon", précieux puisque réalisé avec un matériau fragile et délicatement coloré "comme les ailes de soie mauve".
Marcel est donc conscient qu’Albertine est une oeuvre d’art et même au superlatif : "une oeuvre d’art plus précieuse que celles-là ?". Statue ? mais pas n’importe laquelle, elle est l’oeuvre "d’un sculpteur qui accumule les difficultés pour faire valoir la souplesse, la fougue, le fondu, la vie de son exécution ", la perfection de l’oeuvre se traduisant par cette avalanche de compléments qui indiquent toutes les caractéristiques de ce que l’on attend de l’artiste ou de l'écrivain, non pas seulement bien peindre ou bien écrire, mais donner la vie !
Or tel Pygmalion, amoureux de Galatée, la statue parfaite qu’il façonnée et qui prend vie, Marcel regarde Albertine comme son oeuvre, façonnée par lui, métamorphosée par lui. C’est le mythe de Pygmalion. Il est l'artiste qui a donné la vie et même plus le magicien comme l’exprime la répétition "avec la même puissance presque magique", "par une douce magie".
L’accumulation des pronoms personnels et des adjectifs possessifs à la première personne témoignent à la fois du rôle qu’il a joué dans cette transformation d’Albertine et du fait qu’il est le maître de cette oeuvre qu’il façonne à sa guise : "j’avais fourni; chaque jour près de moi, Albertine, devenue d’une élégance qui me la faisait sentir plus à moi, parce que c’était de moi qu’elle lui venait; mes livres; mes regards venant des profondeurs de moi-même."
Le jeu de contraste entre les pronoms à la première et à la troisième personne , je moi et elle, souligne de plus le côté actif de Marcel comme sculpteur et l’aspect passif d’Albertine qui se laisse modeler comme une pâte malléable : "C’était étrange pour moi de penser que c’était elle, elle que j’avais crue si longtemps impossible même à connaître, chaque jour chez elle près de moi".
Enfin apparaît aussi dans cette description la conception pour Marcel de la femme idéale à travers une série d’antithèses qui détaille le corps d'Albertine et nous permet de constater ce qu’il réprouve et lui déplaît et ce qui est conforme à ses goûts, à ceux de sa classe sociale et à ses préjugés.
Ses épaules baissées et sournoises quand elle rapportait ses clubs de golf s’oppose à s’appuyaient sur mes livres. Marcel oppose les clubs de golf aux livres, la femme sportive à l’intellectuelle.
De plus on voit que, par une hypallage baissées et sournoises, ces adjectifs péjoratifs qui paraissent caractériser les épaules, qu'en réalité Marcel juge Albertine telle qu’elle lui est apparue à Balbec, un jeune fille trop libre pour ne pas cacher des noirceurs et pour être vue positivement.
"Ses belles jambes, que le premier jour j’avais imaginées avec raison avoir manœuvré pendant toute son adolescence les pédales d’une bicyclette, montaient et descendaient tour à tour sur celles du pianola..."
L'antithèse entre les pédales de la bicyclette et les pédales du pianola oppose aussi la femme sportive et la femme artiste, la musique faisant partie de l'éducation de la femme du monde.
Antithèse semblable encore dans la phrase suivante. "Ses doigts, jadis familiers du guidon, se posaient maintenant sur les touches comme ceux d’une sainte Cécile."
"Son cou dont le tour, vu de mon lit, était plein et fort, à cette distance et sous la lumière de la lampe paraissait plus rose, moins rose pourtant que son visage incliné de profil ..."
Il est à noter que ce n'est pas la première fois que Marcel constate que le cou d'Albertine est puissant mais ici les termes "plein et fort" qui peignent la bonne santé et la robustesse d'Albertine sportive sont effacés par la délicatesse de la couleur "rose" employé superlativement et s'étendant jusqu'au visage incliné comme dans ces tableaux de peintre qui suggèrent la grâce et la douceur de la Sainte ou de la Vierge représentée.
Filippo Lippi |
De la prison à la mort
Jane Graverol : Le don de la parole voir ici |
Après avoir "créé" Albertine, Marcel est semblable au peintre Frenhofer, amoureux de sa créature et souffrant des affres de la jalousie, dans Le chef d’oeuvre inconnu de Balzac qui s'inspire du mythe de Pygmalion. Il n’accepte pas d’en être dépossédé. Impossible de croire que Proust n'a pas pensé à cette similitude avec ce personnage balzacien, lui qui aime tant l'écrivain. Marcel veut conserver son oeuvre pour lui seul d’où sa jalousie qui retient Albertine prisonnière dans l’appartement, la dérobe au regard des visiteurs en l’enfermant dans sa chambre, en limitant ses sorties, en surveillant ses amies.
La chrysalide est devenue grâce à lui un merveilleux papillon, oui, mais un papillon « qu’on aurait mis sous verre», que l’on empêcherait de voler, image de l’emprisonnement mais aussi de la mort programmée d’Albertine.
Déjà à Balbec, poussant son vélo, un polo enfoncé sur la tête, indépendante, effrontée, Albertine le choquait. Un peu trop "peuple" pour le délicat dandy ! Il y a, en effet, dans Albertine quelque chose de rebelle et d’indompté qui dérange Marcel.
On voit qu'à ses yeux, si elle est un animal, c’est une "bête sauvage", dans ce cas, il se fait dompteur et la domestique. Si elle est une fleur, elle est "un rosier" donc pourvue d’épines et de défenses, il est donc jardinier et la met sous contrôle en lui fournissant « le tuteur, le cadre, l’espalier de sa vie », en l’asservissant. Mais comment empêcher l’oiseau, symbole de liberté, de voler surtout lorsque son aile est forte, vigoureuse "magnifique, aiguë à sa pointe, large à sa base, noire, empennée et triangulaire" ? Comment dominer la Nature, celle qui n’est pas soumise à l’homme, quand elle est montagne, accidentée, rebelle, rétive, dangereuse "chaîne puissante et variée, pleine de crêtes, de lignes de partage, de précipices".
Il est impossible, réalise Marcel, de domestiquer complètement Albertine et c’est bien ce qui le chagrine. Dans un autre passage de La prisonnière, on a vu qu’il ne peut vraiment la posséder entièrement qu’endormie, l'art se confondant avec le désir érotique, semblable à "une longue tige en fleur", dans une vie végétative, sans conscience, préfiguration de sa mort.
Sur Jane Graverol : Le don de la parole voir ici dans le blog de Tania
La prisonnière
"Mais ma chambre ne contenait-elle pas une œuvre d’art plus précieuse que toutes celles-là ? C’était Albertine elle-même. Je la regardais. C’était étrange pour moi de penser que c’était elle, elle que j’avais crue si longtemps impossible même à connaître, qui aujourd’hui, bête sauvage domestiquée, rosier à qui j’avais fourni le tuteur, le cadre, l’espalier de sa vie, était ainsi assise, chaque jour, chez elle, près de moi, devant le pianola, adossée à ma bibliothèque. Ses épaules, que j’avais vues baissées et sournoises quand elle rapportait les clubs de golf, s’appuyaient à mes livres. Ses belles jambes, que le premier jour j’avais imaginées avec raison avoir manœuvré pendant toute son adolescence les pédales d’une bicyclette, montaient et descendaient tour à tour sur celles du pianola, où Albertine, devenue d’une élégance qui me la faisait sentir plus à moi, parce que c’était de moi qu’elle lui venait, posait ses souliers en toile d’or. Ses doigts, jadis familiers du guidon, se posaient maintenant sur les touches comme ceux d’une sainte Cécile. Son cou dont le tour, vu de mon lit, était plein et fort, à cette distance et sous la lumière de la lampe paraissait plus rose, moins rose pourtant que son visage incliné de profil, auquel mes regards, venant des profondeurs de moi-même, chargés de souvenirs et brûlants de désir, ajoutaient un tel brillant, une telle intensité de vie que son relief semblait s’enlever et tourner avec la même puissance presque magique que le jour, à l’hôtel de Balbec, où ma vue était brouillée par mon trop grand désir de l’embrasser ; j’en prolongeais chaque surface au delà de ce que j’en pouvais voir et sous ce qui me le cachait et ne me faisait que mieux sentir — paupières qui fermaient à demi les yeux, chevelure qui cachait le haut des joues — le relief de ces plans superposés. Ses yeux luisaient comme, dans un minerai où l’opale est encore engainée, les deux plaques seules encore polies, qui, devenues plus brillantes que du métal, font apparaître, au milieu de la matière aveugle qui les surplombe, comme les ailes de soie mauve d’un papillon qu’on aurait mis sous verre. Ses cheveux, noirs et crespelés, montrant des ensembles différents selon qu’elle se tournait vers moi pour me demander ce qu’elle devait jouer, tantôt une aile magnifique, aiguë à sa pointe, large à sa base, noire, empennée( l’oiseau) et triangulaire, tantôt tressant le relief de leurs boucles en une chaîne puissante et variée, pleine de crêtes, de lignes de partage, de précipices, avec leur fouetté si riche et si multiple, semblaient dépasser la variété que réalise habituellement la nature et répondre plutôt au désir d’un sculpteur qui accumule les difficultés pour faire valoir la souplesse, la fougue, le fondu, la vie de son exécution, et faisaient ressortir davantage, en les interrompant pour les recouvrir, la courbe animée et comme la rotation du visage lisse et rose, du mat verni d’un bois peint. Et par contraste avec tant de relief, par l’harmonie aussi qui les unissait à elle, qui avait adapté son attitude à leur forme et à leur utilisation, le pianola qui la cachait à demi comme un buffet d’orgues, la bibliothèque, tout ce coin de la chambre semblait réduit à n’être plus que le sanctuaire éclairé, la crèche de cet ange musicien, œuvre d’art qui, tout à l’heure, par une douce magie, allait se détacher de sa niche et offrir à mes baisers sa substance précieuse et rose. "