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jeudi 14 novembre 2024

Marcel Proust : La prisonnière : Le mythe de Pygmalion (3)

Je dois bien avouer qu'en retrouvant dans La prisonnière la description détaillée de la jalousie proustienne à propos d’Albertine, seule forme de l’amour pour lui, j’en ai été plus que lassée ! Et oui, Proust m'ennuie ! Par moments, j'ai envie d'abandonner et puis- si on le lit seulement au premier degré - ce récit d'enfermement, de domination de l'homme sur la femme, de supériorité du riche sur le pauvre, de mépris social et sexiste me révolte et m'horrifie ! De plus, non seulement ce roman fait pendant à l’amour-jalousie de Swann pour Odette mais aussi à celui de Marcel pour Gilberte si bien que j’ai l’impression de lire toujours la même chose.  Cependant, Proust ne serait pas l'un des plus grands écrivains du monde, s'il n'y avait pas d'autres lectures possibles et si son texte n'était pas polysémique d'où les nombreux spécialistes qui travaillent sur lui depuis plus d'un siècle...

Et puis, il y a le style de Proust, il y a la manière, comme pour ce texte qui commence ainsi : Mais ma chambre ne contenait-elle pas une oeuvre d’art plus précieuse que celles-là ? et parfois cela m’enchante ! Ce texte n’est-il pas une oeuvre d’art littéraire tant il est parfait dans l’expression des idées et de la forme. 

Allez, je ne me retiens pas de faire une rapide explication de mes raisons d’aimer ce texte même si je dois saouler tout le monde… sauf moi ! C’est mon petit plaisir personnel et  je sais que jamais je ne parviendrai à en montrer toute la richesse.

Charlus dit à Marcel que son appartement est laid car il ne contient pas d’oeuvres d’art. Mais c’est un choix de Marcel « tout mon argent passait à avoir des chevaux, une automobile, des toilettes pour Albertine » puisque précisément l’oeuvre d’art est Albertine et elle est d’autant plus précieuse  qu’elle est son oeuvre d’art. C’est lui qui l’a créée et animée tel Pygmalion avec sa Galatée mais comme un avare enfouissant son or, Marcel tient cachée son trésor le plus précieux et est animé d’un impérieux besoin de  le briser pour mieux le posséder.


L’oeuvre d’art

 

Fra Angelico : Les Anges musiciens
 
Dans ce texte Albertine est une fleur, "un rosier", rappel des jeunes filles en fleurs que Marcel découvre à Balbec. Elle est aussi par une série de comparaisons et de métaphores, sculpture minérale ou métallique comme ces statues de marbre ou de bronze antique ou les yeux sont  faits de pierres précieuses, de matériaux durs, ivoire, obsidienne, quartz : "Ses yeux luisaient comme dans un minerai où l’opale est encore engainée", yeux grands ouverts et brillants qui ouvrent le regard "au milieu de la matière aveugle",  qui font transparaître la vie et l’âme de la sculpture et que le choix des mots  "polies"  , "brillantes "  rend encore plus semblable à du métal. 
 
 
Statue de bronze antique : Danaïde

 
 
A moins qu’elle ne soit comme ces statues du Moyen-âge polychrome, travail "d’un sculpteur" qui cisèle son oeuvre  et la recouvre "du mat verni d’un bois peint".

 

Statue en bois polychrome Moyen-âge


Lorsqu’elle n’est pas fleur ou statue Albertine est encore oiseau grâce à ses fantastiques cheveux "noirs et crespelés" qui introduisent la synecdoque de l’aile pour désigner l’oiseau  "l’aile magnifique, aiguë à sa pointe, large à sa base, noire, empennée et triangulaire", hirondelle plutôt que mouette cette fois, laissant place à l'image de la montagne, car Albertine est un Tout, plus variée encore que la nature, "tantôt tressant le relief de leurs boucles en une chaîne puissante et variée, pleine de crêtes, de lignes de partage, de précipices.". On remarquera que c'est toujours la métaphore des cheveux "tressant ... de leurs boucles"qui introduit l'évocation de la montagne et de son relief.

Enfin dans une gradation continuelle Albertine accède à une statut de sainte "Ses doigts, comme ceux d’une sainte Cécile". La chambre se transforme alors en décor d’église, le pianola "devient buffet d’orgue",  la métaphore filée du vocabulaire religieux se poursuit « sanctuaire » « crèche », la jeune fille est désormais « un  ange musicien ». Cette dernière image convoquant dans l’esprit de Marcel nourrie de Renaissance, les images de Fra Angelico,  Boticelli, Gozzoli, Melezzo da Forli et tant d’autres, et donc de  l’"oeuvre d’art" dans sa plénitude, dans sa suprême beauté. Et cette sainte viendra, dit-il, « offrir à mes baisers sa substance précieuse et rose. », substance qui rappelle, puisque nous sommes dans le domaine religieux,  la manne tombée du ciel, nourriture des hébreux dans le désert dans l'Ancien Testament,  thème fréquent dans la peinture, ce qui nous ramène encore et toujours, avec Marcel Proust, à l’Art.

 

Le maître de la manne : Chartreuse de Douai  


  La métamorphose d'Albertine et le mythe de Pygmalion  

 

Etienne  Falconet : Pygmalion et Galatée


« Alors cette beauté qu’en pensant aux années successives où j’avais connu Albertine, soit sur la plage de Balbec, soit à Paris, je lui avais trouvée depuis peu, et qui consistait en ce que mon amie se développait sur tant de plans et contenait tant de jours écoulés, cette beauté prenait pour moi quelque chose de déchirant. »
A Paris, Albertine se transforme peu à peu. Elle est la première à s'en réjouir et sait qu’elle doit sa métamorphose à Marcel. Sur le plan intellectuel son langage s’est affiné, enrichi, ses connaissances aussi grâce à ses lectures et aux conversations qu’elle peut avoir le soir avec Marcel. Son intelligence s’aiguise. De plus, elle a compris que porter la robe d’un grand couturier ne suffit pas, et elle envoie Marcel auprès de la duchesse de Guermantes pour comprendre tous les diktats de la société afin de ne pas commettre d’impair quant à la toilette à choisir mais surtout, et plus encore, pour comprendre le sens et le mystère dont la parure féminine s’entoure. Elle gagne en élégance et en raffinement. La chrysalide s’est muée en un magnifique "papillon",  précieux puisque réalisé avec un matériau fragile et délicatement coloré "comme les ailes de soie mauve".

Marcel est donc conscient qu’Albertine est une oeuvre d’art et même au superlatif : "une oeuvre d’art plus précieuse que celles-là ?".   Statue ? mais pas n’importe laquelle, elle est l’oeuvre "d’un sculpteur qui accumule les difficultés pour faire valoir la souplesse, la fougue, le fondu, la vie de son exécution ", la perfection de l’oeuvre se traduisant par cette avalanche de compléments qui indiquent toutes les caractéristiques de ce que l’on attend de l’artiste ou de l'écrivain, non pas seulement bien peindre ou bien écrire, mais donner la vie !

Or tel Pygmalion,  amoureux de Galatée, la statue parfaite qu’il façonnée et qui prend vie, Marcel regarde  Albertine  comme son oeuvre, façonnée par lui, métamorphosée par lui. C’est le mythe de Pygmalion. Il  est l'artiste qui a donné la vie et même plus le magicien comme l’exprime la répétition "avec la même puissance presque magique", "par une douce magie".

L’accumulation des pronoms personnels et des adjectifs possessifs à la première personne témoignent à la fois du rôle qu’il a joué dans cette transformation d’Albertine et du fait qu’il est le maître de cette oeuvre qu’il façonne à sa guise : "j’avais fourni; chaque jour près de moi, Albertine, devenue d’une élégance qui me la faisait sentir plus à moi, parce que c’était de moi qu’elle lui venait; mes livres; mes regards venant des profondeurs de moi-même."

 Le  jeu de contraste entre les pronoms à la première et à la troisième personne , je moi et elle, souligne de plus le côté actif de Marcel comme sculpteur et l’aspect passif d’Albertine qui se laisse modeler comme une pâte malléable : "C’était étrange pour moi de penser que c’était elle, elle que j’avais crue si longtemps impossible même à connaître, chaque jour chez elle près de moi".

Enfin apparaît aussi dans cette description la conception pour Marcel de la femme idéale à travers une série d’antithèses qui détaille le corps d'Albertine et nous permet de constater ce qu’il réprouve et lui déplaît et ce qui est conforme à ses goûts, à ceux de sa classe sociale et à ses préjugés.

Ses épaules baissées et sournoises quand elle rapportait ses clubs de golf s’oppose à s’appuyaient sur mes livres. Marcel oppose les clubs de golf aux livres, la femme sportive à l’intellectuelle.

 De plus on voit que, par une hypallage baissées et sournoises, ces adjectifs péjoratifs qui paraissent caractériser les épaules, qu'en réalité  Marcel juge Albertine telle qu’elle lui est apparue à Balbec, un jeune fille trop libre pour ne pas cacher des noirceurs et pour être vue positivement.

"Ses belles jambes, que le premier jour j’avais imaginées avec raison avoir manœuvré pendant toute son adolescence les pédales d’une bicyclette, montaient et descendaient tour à tour sur celles du pianola..." 

L'antithèse entre les pédales de la bicyclette et les pédales du pianola oppose aussi la femme sportive et la femme artiste, la musique faisant partie de l'éducation de la femme du monde.

Antithèse semblable encore dans la phrase suivante. "Ses doigts, jadis familiers du guidon, se posaient maintenant sur les touches comme ceux d’une sainte Cécile."

"Son cou dont le tour, vu de mon lit, était plein et fort, à cette distance et sous la lumière de la lampe paraissait plus rose, moins rose pourtant que son visage incliné de profil ..."

Il est à noter  que ce n'est pas la première fois que Marcel constate que le cou d'Albertine est puissant mais ici les termes "plein et fort" qui peignent la bonne santé et la robustesse d'Albertine sportive sont effacés par la délicatesse de la couleur "rose" employé superlativement et s'étendant jusqu'au visage incliné comme dans ces tableaux de peintre qui suggèrent la grâce et la douceur de la Sainte ou de la Vierge représentée.

 

Filippo Lippi


De la prison à la mort


Jane Graverol : Le don de la parole voir ici


Après avoir "créé" Albertine, Marcel est semblable au peintre Frenhofer, amoureux de sa créature et souffrant des affres de la jalousie, dans Le chef d’oeuvre inconnu de Balzac qui s'inspire du mythe de Pygmalion. Il n’accepte pas d’en être dépossédé.  Impossible de croire que Proust n'a pas pensé à cette similitude avec ce personnage balzacien, lui qui aime tant l'écrivain. Marcel veut conserver son oeuvre pour lui seul d’où sa jalousie qui retient Albertine prisonnière dans l’appartement, la dérobe au regard des visiteurs en l’enfermant dans sa chambre, en limitant ses sorties, en surveillant ses amies.
La chrysalide est devenue grâce à lui un merveilleux papillon, oui, mais un papillon « qu’on aurait mis sous verre», que l’on empêcherait de voler, image de l’emprisonnement mais aussi de la mort programmée d’Albertine.

 Déjà à Balbec, poussant son vélo, un polo enfoncé sur la tête, indépendante, effrontée, Albertine le  choquait. Un peu trop "peuple" pour le délicat dandy !  Il y a, en effet, dans Albertine quelque chose de rebelle et d’indompté qui dérange Marcel. 

On voit qu'à ses yeux, si elle est un animal, c’est une "bête sauvage", dans ce cas, il se fait dompteur et la domestique. Si elle est une fleur, elle est "un rosier" donc pourvue d’épines et de défenses, il est donc jardinier et la met sous contrôle en lui fournissant « le tuteur, le cadre, l’espalier de sa vie », en l’asservissant. Mais comment empêcher l’oiseau, symbole de liberté, de voler surtout lorsque son aile est forte, vigoureuse  "magnifique, aiguë à sa pointe, large à sa base, noire, empennée et triangulaire" ?  Comment dominer la Nature, celle qui n’est pas soumise à l’homme, quand elle est montagne, accidentée, rebelle, rétive, dangereuse  "chaîne puissante et variée, pleine de crêtes, de lignes de partage, de précipices".

Il est impossible, réalise Marcel, de domestiquer complètement Albertine et c’est bien ce qui le chagrine. Dans un autre passage de La prisonnière, on a vu qu’il ne peut vraiment la posséder entièrement qu’endormie, l'art se confondant avec le désir érotique,  semblable à "une longue tige en fleur", dans une vie végétative, sans conscience, préfiguration de sa mort.

Sur Jane Graverol : Le don de la parole  voir ici dans le blog de Tania

 

La prisonnière

"Mais ma chambre ne contenait-elle pas une œuvre d’art plus précieuse que toutes celles-là ? C’était Albertine elle-même. Je la regardais. C’était étrange pour moi de penser que c’était elle, elle que j’avais crue si longtemps impossible même à connaître, qui aujourd’hui, bête sauvage domestiquée, rosier à qui j’avais fourni le tuteur, le cadre, l’espalier de sa vie, était ainsi assise, chaque jour, chez elle, près de moi, devant le pianola, adossée à ma bibliothèque. Ses épaules, que j’avais vues baissées et sournoises quand elle rapportait les clubs de golf, s’appuyaient à mes livres. Ses belles jambes, que le premier jour j’avais imaginées avec raison avoir manœuvré pendant toute son adolescence les pédales d’une bicyclette, montaient et descendaient tour à tour sur celles du pianola, où Albertine, devenue d’une élégance qui me la faisait sentir plus à moi, parce que c’était de moi qu’elle lui venait, posait ses souliers en toile d’or. Ses doigts, jadis familiers du guidon, se posaient maintenant sur les touches comme ceux d’une sainte Cécile. Son cou dont le tour, vu de mon lit, était plein et fort, à cette distance et sous la lumière de la lampe paraissait plus rose, moins rose pourtant que son visage incliné de profil, auquel mes regards, venant des profondeurs de moi-même, chargés de souvenirs et brûlants de désir, ajoutaient un tel brillant, une telle intensité de vie que son relief semblait s’enlever et tourner avec la même puissance presque magique que le jour, à l’hôtel de Balbec, où ma vue était brouillée par mon trop grand désir de l’embrasser ; j’en prolongeais chaque surface au delà de ce que j’en pouvais voir et sous ce qui me le cachait et ne me faisait que mieux sentir — paupières qui fermaient à demi les yeux, chevelure qui cachait le haut des joues — le relief de ces plans superposés. Ses yeux luisaient comme, dans un minerai où l’opale est encore engainée, les deux plaques seules encore polies, qui, devenues plus brillantes que du métal, font apparaître, au milieu de la matière aveugle qui les surplombe, comme les ailes de soie mauve d’un papillon qu’on aurait mis sous verre. Ses cheveux, noirs et crespelés, montrant des ensembles différents selon qu’elle se tournait vers moi pour me demander ce qu’elle devait jouer, tantôt une aile magnifique, aiguë à sa pointe, large à sa base, noire, empennée( l’oiseau) et triangulaire, tantôt tressant le relief de leurs boucles en une chaîne puissante et variée, pleine de crêtes, de lignes de partage, de précipices, avec leur fouetté si riche et si multiple, semblaient dépasser la variété que réalise habituellement la nature et répondre plutôt au désir d’un sculpteur qui accumule les difficultés pour faire valoir la souplesse, la fougue, le fondu, la vie de son exécution, et faisaient ressortir davantage, en les interrompant pour les recouvrir, la courbe animée et comme la rotation du visage lisse et rose, du mat verni d’un bois peint. Et par contraste avec tant de relief, par l’harmonie aussi qui les unissait à elle, qui avait adapté son attitude à leur forme et à leur utilisation, le pianola qui la cachait à demi comme un buffet d’orgues, la bibliothèque, tout ce coin de la chambre semblait réduit à n’être plus que le sanctuaire éclairé, la crèche de cet ange musicien, œuvre d’art qui, tout à l’heure, par une douce magie, allait se détacher de sa niche et offrir à mes baisers sa substance précieuse et rose. "









mercredi 13 novembre 2024

Marcel Proust : La prisonnière Albertine (2)

  

 Albertine

Albertine : un personnage toujours vue de l’extérieur

John William Waterhouse

Tout au long de mes lectures sur Albertine, je me suis interrogée sur elle, ne parvenant pas à percer son mystère. Elle est souvent décrite par Marcel mais apparaît parfois presque laide, presque vulgaire, d’autrefois élégante, fine, somptueuse. Même son grain de beauté change de place. Ses yeux sont parfois verts, parfois bleus ou violets.  

"Physiquement, elle avait changé aussi. Ses longs yeux bleus — plus allongés — n’avaient pas gardé la même forme ; ils avaient bien la même couleur, mais semblaient être passés à l’état liquide. Si bien que, quand elle les fermait, c’était comme quand avec des rideaux on empêche de voir la mer."

Seule sa chevelure noire et crêpelée ne change pas.

Un vraie mystère cette Albertine ! Toujours changeante ! Il en est de même de ses idées, de ses sentiments. Nous n’en savons rien et éprouvons les mêmes doutes envers elle que Marcel.

"J’ai dit : « Comment n’avais-je pas deviné ? » Mais ne l’avais-je pas deviné dès le premier jour à Balbec ? N’avais-je pas deviné en Albertine une de ces filles sous l’enveloppe charnelle desquelles palpitent plus d’êtres cachés, je ne dis pas que dans un jeu de cartes encore dans sa boîte, que dans une cathédrale ou un théâtre avant qu’on n’y entre, mais que dans la foule immense et renouvelée ?"

L’explication vient du fait que ce n’est pas un personnage à part entière dont un narrateur omniscient nous ferait un portrait objectif et nous livrerait le moi intime puisqu’il saurait tout de ce personnage. Non. Albertine est toujours décrite par le narrateur Marcel qui n’a pas le pouvoir d’accéder aux pensées intimes de la jeune fille.  De plus, quand il  brosse un portrait d’elle c’est toujours avec subjectivité, non pas selon ce qu’il sait d’elle mais ce qu’il imagine savoir et selon ses sentiments du moment qui alterne entre désamour et jalousie. Plus encore, il projette en elle tous ses préjugés sociaux et son snobisme. Albertine pauvre, sportive, est mal élevée pour lui, il la méprise un peu. Elle est sa créature. C’est pourquoi il la façonne à l’image d’une femme du monde pour qu’elle corresponde à ce qu’il aime dans la femme. Mais comme une robe de grand couturier copiée par une petite main, ne sera jamais "la même chose", Albertine malgré ses progrès ne sera jamais au niveau d'une Guermantes aux yeux de Marcel !

"Cette Albertine-là n'était guère qu'une silhouette, tout ce qui s'y était superposé était de mon cru, tant dans l'amour les apports qui viennent de nous l'emportent – à ne se placer même qu'au point de vue de la quantité – sur ceux qui nous viennent de l'être aimé. "

C’est ainsi qu’Albertine est parfois vue avec dégoût et un sentiment de rejet :

"Des races, des atavismes, des vices reposaient sur son visage. Chaque fois qu'elle déplaçait sa tête elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de moi. Il me semblait posséder non pas une, mais d'innombrables jeunes filles."

 
parfois vue avec admiration, presque vénération :

"Ce que j'éprouvais alors c'était un amour devant quelque chose d'aussi pur, d'aussi immatériel, d'aussi mystérieux que si j'avais été devant les créatures inanimées que sont les beautés de la nature."

Albertine est-elle homosexuelle ? Rien ne le prouve. Il s’agit d’un fantasme de Marcel lié à Mlle Vinteuil et son amie homosexuelle dont Albertine dit  qu’elle a été à moitié élevée par elle. Or, dans La prisonnière Albertine avoue avoir menti. Comme elle sentait que Marcel était prêt à rompre avec elle, elle a voulu retarder l’échéance en s’inventant une amie qu’elle croyait prestigieuse aux yeux de Marcel puisque associée au nom de ce musicien qu’il aimait tant !

"Mais je me sentais si dédaignée par vous, je vous voyais aussi si enflammé pour la musique de ce Vinteuil que, comme une de mes camarades — ça c’est vrai, je vous le jure — avait été amie de l’amie de Mlle Vinteuil, j’ai cru bêtement me rendre intéressante à vos yeux en inventant que j’avais beaucoup connu ces jeunes filles. Je sentais que je vous ennuyais, que vous me trouviez bécasse".

Albertine est donc menteuse ? Oui et comment pourrait-il en  être autrement quand elle ne peut plus voir ses amies librement, quand elle sait que le moindre prénom féminin prononcé par elle va entretenir la suspicion et la jalousie  de son amant ? Mais c’est une mauvaise menteuse puisqu’elle ne se souvient pas la plupart du temps qu’elle a menti. Marcel peut donc retracer ses mensonges par recoupement.
En tant que fille pauvre, Albertine est éblouie par le luxe et la beauté du luxe. Elle a beaucoup de goût et rêve des robes de grands couturiers et pour mieux la garder soumise Marcel lui offre Fortuny,  automobile, chauffeur et lui fait miroiter un yacht. Elle est intelligente et fine, apprend vite, lit beaucoup, observe et progresse à la fois dans ses manières de femme du monde et sa culture. Elle est patiente, douce mais atteint ses limites à la fin de La prisonnière quand elle décide de partir. 

 

Albertine comme substitut de la mère

Picasso : le baiser du soir

 

Lorsqu’une nuit, Albertine ouvre à grand bruit la fenêtre de sa chambre malgré l’interdiction, Albertine accomplit un acte symbolique qui prouve qu’elle a pris sa décision et elle part le matin sans dire au revoir à Marcel. On sait que cet acte lui coûte et qu’elle est profondément triste.

Mais toute l'attitude d'Albertine montre qu'elle a décidé de quitter Marcel.

" Quand elle put me dire bonsoir et que je l’embrassai, elle ne fit pas comme d’habitude, se détourna — c’était quelques instants à peine après le moment où je venais de penser à cette douceur qu’elle me donnât tous les soirs ce qu’elle m’avait refusé à Balbec — elle ne me rendit pas mon baiser. On aurait dit que, brouillée avec moi, elle ne voulait pas me donner un signe de tendresse qui eût plus tard pu me paraître comme une fausseté démentant cette brouille."

 Dès lors l'annonce de sa mort est actée

"Je l’embrassai alors une seconde fois, serrant contre mon cœur l’azur miroitant et doré du grand canal et les oiseaux accouplés, symboles de mort et de résurrection. Mais une seconde fois elle s’écarta, au lieu de me rendre mon baiser, avec l’espèce d’entêtement instinctif et fatidique des animaux qui sentent la mort."
Je sais que je prononçai alors le mot « mort » comme si Albertine allait mourir.

 Mais après m’avoir dit : « Bonsoir, tâchez de bien dormir », exactement comme les deux premières fois, elle se contenta d’un baiser sur la joue.

 Mais Marcel doute encore. Il croit qu'Albertine ne pourra pas décider de partir puisqu'elle n'a pas encore reçu les autres robes Fortuny qu'il lui a achetées. Il sait pourtant qu'Albertine n'est pas vénale même si elle aime les belles choses mais il ne peut penser qu'elle puisse l'aimer pour lui-même. Il s'imagine qu'il a le pouvoir de décider lui-même de la séparation. Mais le refus du baiser le fait encore surseoir à cette décision car ce geste fait renaître en lui la grande angoisse de son enfance quand sa mère, ayant des invités, refusait de monter dans sa chambre pour lui donner le baiser du soir.

"Et pourtant, ayant tant attendu, ce serait folie de ne pas attendre quelques jours de plus, jusqu’à ce qu’une minute acceptable se présentât, plutôt que de risquer de la voir partir avec cette même révolte que j’avais autrefois quand maman s’éloignait de mon lit sans me redire bonsoir, ou quand elle me disait adieu à la gare."

Albertine comme substitut de la mère.

Albertine : la Maîtresse du Temps

Dante Gabrielli Rossetti : Proserpine
 
"cette couronne bouclée de violettes noires"

 

 La tante d’Albertine, Mme Bontemps, est une femme sans moralité et vénale. La mère de Marcel est surprise qu’elle n’intervienne pas, sachant sa nièce seule avec Marcel dans l’appartement. Marcel signale  que Mme Bontemps non seulement encourage sa nièce à se faire entretenir pour en être débarrassée, espérant un bon mariage, mais aussi qu’elle profite des largesses que le jeune homme fait à sa nièce.
Sa parenté avec les Bontemps ! C’est tout ce que nous savons de la sportive et « effrontée » Albertine apparue sur la plage de Balbec avec ses amies, libres et légères comme des mouettes. Mais qu’en est-il d’Albertine, de son enfance, qu’en est-il de ses parents ?  Qui est-elle réellement ? Dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Marcel s’interroge longuement sur Albertine et soudain apparaît le texte ci-dessous, pour le moins mystérieux et apparemment sans lien avec ces interrogations, que je cite en entier, tant il est important  :

" Un ancien professeur de dessin de ma grand-mère avait eu d'une maîtresse obscure une fille. La mère mourut peu de temps après la naissance de l'enfant et le professeur de dessin en eut un chagrin tel qu'il ne survécut pas longtemps. Dans les derniers mois de sa vie, ma grand-mère et quelques dames de Combray, qui n'avaient jamais voulu faire même allusion devant leur professeur à cette femme avec laquelle d'ailleurs il n'avait pas officiellement vécu et n'avait eu que peu de relations, songèrent à assurer le sort de la petite fille en se cotisant pour lui faire une rente viagère. Ce fut ma grand-mère qui le proposa, certaines amies se firent tirer l'oreille : cette petite fille était-elle vraiment si intéressante, était-elle seulement la fille de celui qui s'en croyait le père ? Avec des femmes comme était la mère, on n'est jamais sûr. Enfin on se décida. La petite fille vint remercier. Elle était laide et d'une ressemblance avec le vieux maître de dessin qui ôta tous les doutes ; comme ses cheveux étaient tout ce qu'elle avait de bien, une dame dit au père qui l'avait conduite : « Comme elle a de beaux cheveux ! » Et pensant que maintenant, la femme coupable étant morte et le professeur à demi mort, une allusion à ce passé qu'on avait toujours feint d'ignorer n'avait plus de conséquence, ma grand-mère ajouta : « Ça doit être de famille. Est-ce que sa mère avait ces beaux cheveux-là ? – Je ne sais pas, répondit naïvement le père. Je ne l'ai jamais vue qu'en chapeau. "

Dans son article, Qui est Albertine ?Audrey Cerfon, professeur à l’université de Genève, (voir Ici) développe cette thèse :  Albertine n'est autre que la disgracieuse petite fille devenue une jolie jeune fille aux cheveux noirs en grandissant. Sa chevelure reste toujours une de ses grandes beautés et fascine Marcel qui la décrit avec admiration à tout moment.

"Sa chevelure descendue le long de son visage rose était posée à côté d'elle sur le lit et parfois une mèche isolée et droite donnait le même effet de perspective que ces arbres lunaires grêles et pâles qu'on aperçoit tout droits au fond des tableaux raphaëlesques d'Elstir."

 "Car, par exemple, tout au contraire, chaque matin le crespelage de ses cheveux me causa longtemps la même surprise, comme une chose nouvelle que je n’aurais jamais vue. Et pourtant, au-dessus du regard souriant d’une jeune fille, qu’y a-t-il de plus beau que cette couronne bouclée de violettes noires ? Le sourire propose plus d’amitié ; mais les petits crochets vernis des cheveux en fleurs, plus parents de la chair, dont ils semblent la transposition en vaguelettes, attrapent davantage le désir."

Ainsi le narrateur a connu à Combray cette petite Albertine, peut-être  l’a-t-il rencontrée une fois ou deux à l'époque où il était lui-même enfant, sans l'avoir reconnue à Balbec, d’où cette sorte de prescience du fait que la jeune fille se situe dans "des régions plus inaccessibles pour moi que le ciel", régions qui sont de l’ordre de la mémoire et du souvenir. Ainsi liée à Combray, par sa naissance, son enfance pauvre et sans mère, elle participe à sa manière au but ultime de la Recherche, celui du temps retrouvé en se présentant à Marcel "sous une forme pressante et cruelle, à la recherche du passé" "comme une grande déesse du Temps".

Demain: Marcel Proust : La prisonnière Le mythe de Pygmalion (3 )

 


mardi 12 novembre 2024

Marcel Proust : La prisonnière : Marcel (1)



Quand Marcel, le narrateur, décide de ramener Albertine à Paris, c'est lui qui décide des règles de vie de la jeune femme prisonnière.
 

1) les règles de l’enfermement

Vilhelm Hammershøi : Intérieur

Dans La prisonnière, Albertine revenue à Paris avec Marcel vient vivre chez lui, dans l’appartement de ses parents, en  l’absence de ces derniers. Dans le volume précédent, en effet, alors que Marcel veut rompre avec Albertine, elle lui apprend qu’elle a été élevée, en partie, par une amie de Mlle Vinteuil, la fille du musicien bien-aimé de Swann et Odette et dont Marcel, lui-aussi, apprécie la musique.

Albertine est orpheline. Elle a été recueillie par sa tante madame Bontemps mais Marcel ne sait rien de son enfance ou son adolescence. Il ne remet pas en cause ses affirmations et il ne peut oublier la scène d’amour saphique et profanatoire entre Mlle Vinteuil et son amie, devant la photographie du père décédé, à laquelle il a assisté bien malgré lui à Montjouvain, dans Du côté de chez Swann. A partir du moment où il pense qu’Albertine a pu être initiée à Gomorrhe par l’intermédiaire de cette amie, la jalousie renaît, la souffrance aussi. C’est ce qui lui tient lieu d’amour. Dès lors, il ne peut rompre avec Albertine et pour la soustraire à ses amies, l’amène à Paris. Là, la jeune fille va devoir se soumettre aux règles qu’il lui impose et que Françoise veille à lui faire respecter.

Albertine doit rester enfermée et ne sortir qu’une fois par jour sous la surveillance de son amie Andrée ou celle du chauffeur de Marcel qui la conduit dans ses sorties. On voit d’ailleurs que celui-ci et Albertine ne se privent pas de lui mentir.
Quand des invités se présentent Albertine doit demeurer cachée dans sa chambre car il n’a avoué à personne (sauf à sa mère et à Madame Bontemps)) qu’elle vivait chez lui. Elle doit se plier comme toute la domesticité aux règles établies par le malade : ne pas faire de bruit tant qu’il n’a pas sonné Françoise pour son réveil. Ne pas ouvrir une fenêtre même pas celle de sa propre chambre. Lui sacrifier ses sorties et ses envies.

Marcel fait tout donc pour l’empêcher de voir ses amies et ne cesse de la soupçonner, de l’interroger comme une coupable sur ce qu’elle fait, sur ce qu’elle pense. Un harcèlement quasi quotidien. Il lui fait miroiter le mariage, la soudoie ou croit la soudoyer avec des cadeaux somptueux, lui en promet d’autres qu’il ne lui donne pas, et  la menace de rompre sans cesse. Ce qui nous rappelle sa déclaration dans Sodome et Gomorrhe, qu’il n’a jamais cru pouvoir être aimé que par intérêt. 

Dès que la jalousie cesse, l’amour aussi.

"Ce n’est pas certes, je le savais, que j’aimasse Albertine le moins du monde. L’amour n’est peut-être que la propagation de ces remous qui, à la suite d’une émotion, émeuvent l’âme. Certains avaient remué mon âme tout entière quand Albertine m’avait parlé, à Balbec, de Mlle Vinteuil, mais ils étaient maintenant arrêtés. Je n’aimais plus Albertine, car il ne me restait plus rien de la souffrance, guérie maintenant, que j’avais eue dans le tram, à Balbec, en apprenant quelle avait été l’adolescence d’Albertine, avec des visites peut-être à Montjouvain." 
 
 Mais chaque fois qu’il pense qu’elle a pu le trahir, il recommence à souffrir. Il est jaloux de son passé, regrette même de ne pouvoir pénétrer l’âme de la jeune fille, et voudrait  contrôler ses pensées. 

"Alors sous ce visage rosissant je sentais se creuser, comme un gouffre, l’inexhaustible espace des soirs où je n’avais pas connu Albertine. Je pouvais bien prendre Albertine sur mes genoux, tenir sa tête dans mes mains ; je pouvais la caresser, passer longuement mes mains sur elle, mais, comme si j’eusse manié une pierre qui enferme la salure des océans immémoriaux ou le rayon d’une étoile, je sentais que je touchais seulement l’enveloppe close d’un être qui, par l’intérieur, accédait à l’infini."
 
Et il sent qu’elle lui échappera toujours :

Combien je souffrais de cette position où nous a réduits l’oubli de la nature qui, en instituant la division des corps, n’a pas songé à rendre possible l’interpénétration des âmes (car si son corps était au pouvoir du mien, sa pensée échappait aux prises de ma pensée).

C’est pourquoi, à plusieurs reprises, il ne peut trouver un apaisement à sa jalousie que lorsque la jeune fille est entièrement passive, plongée dans une sorte de sommeil végétatif qui la rend semblable à une plante, entièrement livrée à son amant, dans un état qui ressemble bien à la mort.

"Etendue de la tête aux pieds dans mon lit, dans une attitude d'un naturel qu'on n'aurait pu inventer, je lui trouvais l'air d'une longue tige en fleur qu'on aurait disposée là ; et c'était ainsi en effet : le pouvoir de rêver que je n'avais qu'en son absence, je le retrouvais à ces instants auprès d'elle, comme si en dormant elle était devenue une plante. (…) En fermant les yeux, en perdant la conscience, Albertine avait dépouillé, l'un après l'autre, ses différents caractères d'humanité qui m'avaient déçu depuis le jour où j'avais fait sa connaissance. Elle n'était plus animée que de la vie inconsciente des végétaux, des arbres, vie plus différente de la mienne, plus étrange et qui cependant m'appartenait davantage."

Alors ? Marcel une sorte vampire mental, qui se repaît de sa proie endormie?  
"En la tenant sous mon regard, dans mes mains, j'avais cette impression de la posséder tout entière que je n'avais pas quand elle était réveillée. Sa vie m'était soumise, exhalait vers moi son léger souffle. "

Dans  tous les cas, un grand malade. Il dit de lui-même qu’il ressemble à Tante Léonie qui ne pouvait plus quitter son lit sans être épuisée et refusait toute sortie hors de sa chambre.

2) La jalousie de Marcel :  culpabilité et désir de mort

comme dans certains Jugements Derniers du moyen âge...

On a vu que Marcel n’aime pas Albertine mais il souffre quand il pense la perdre. Il veut la quitter mais a peur de la trahison.  Sa présence lui pèse mais il n’accepte pas qu’elle parte. C’est ainsi que Proust définit la jalousie :

"La jalousie est aussi un démon qui ne peut être exorcisé, et revient toujours incarner une nouvelle forme. Puissions-nous arriver à les exterminer toutes, à garder perpétuellement celle que nous aimons, l’Esprit du Mal prendrait alors une autre forme, plus pathétique encore, le désespoir de n’avoir obtenu la fidélité que par force, le désespoir de n’être pas aimé."

On peut remarquer qu’il prête à Albertine ses propres désirs car même s’il lui est fidèle, il ne peut s’empêcher lorsqu’il sort avec elle, de jeter des regards concupiscents "aux jeunes cyclistes assises aux tables du bois de Boulogne". Et il conclut qu’il n’y a de "jalousie que de soi-même". "Ce n’est que du plaisir ressenti par soi-même qu’on peut tirer savoir et douleur. "

La jalousie est bien une maladie, avoue-t-il, l’une de ces  "des maladies intermittentes  dont la cause est capricieuse, toujours identique chez le même malade" et qui prend des tours différents selon le caractère de ceux qui en souffrent.
Mais la jalousie de Marcel a encore une caractéristique très importante, c’est qu’elle vise, dans le cas d’Albertine, l’homosexualité, elle a pour objet cet amour réprouvé par les lois, par la religion puisqu’il ne conduit pas à la procréation, impossible à vivre au grand jour à son époque, et qui s’accompagne donc toujours de culpabilité. En effet, Marcel explique que la jalousie qu’il a éprouvé envers Saint Loup quand Albertine a paru trop familière avec lui, ne l’a pas inquiété autant que les amours entre femmes qu’il prête à Albertine. On ne peut s’empêcher de penser que, parlant de l’homosexualité vécue comme une perversion et du sentiment de culpabilité qui en découle, Marcel Proust parle de lui-même.

Dans son essai à propos de La Prisonnière, Julia Kristova, psychanaliste et écrivaine française, va même plus loin et affirme : "Je voudrais attirer votre attention sur le chemin de cette identification, qui n’apparaît pas immédiatement puisque Albertine n’est pas Marcel, mais seulement et pour un temps, l’objet de son désir. Je soutiendrai cependant qu’Albertine est bel et bien le narrateur." 

Albertine et le narrateur ne feraient qu’un ? Ou plutôt Albertine et Marcel Proust ne feraient qu'un ?  Car Marcel, le narrateur aime les femmes alors que Marcel Proust est homosexuel et souffre de cette vie de dissimulation. Il est comme Albertine, enfermé en lui-même ! Ce qui expliquerait la claustration d’Albertine. Comment supprimer, en effet, le désir homosexuel ? Tout simplement en le niant, en  l’emprisonnant, en l'étouffant et si cela ne suffit pas en le supprimant. Il y a de nombreux passages où la mort est présente dans La Prisonnière : "Je sais que je prononçai alors le mot « mort » comme si Albertine allait mourir.". Le sommeil d’Albertine, lui-même, ressemble à la mort, comme un présage à sa fin effective dans Albertine disparue.

"Ce fut une morte, en effet, que je vis quand j’entrai ensuite dans sa chambre. Elle s’était endormie aussitôt couchée ; ses draps, roulés comme un suaire autour de son corps, avaient pris, avec leurs beaux plis, une rigidité de pierre. On eût dit, comme dans certains Jugements Derniers du moyen âge, que la tête seule surgissait hors de la tombe, attendant dans son sommeil la trompette de l’Archange. Cette tête avait été surprise par le sommeil presque renversée, les cheveux hirsutes."

Mais si Albertine n’est autre que Marcel Proust, c’est la mort  de l'auteur lui-même qui est préfigurée   :

"Tout cela était mensonge, mais mensonge pour lequel je n’avais le courage de chercher d’autre solution que ma mort. Ainsi je restais, dans la pelisse que je n’avais pas encore retirée depuis mon retour de chez les Verdurin, devant ce corps tordu, cette figure allégorique de quoi ? de ma mort ? de mon œuvre ?"

Sa mort pour supprimer la culpabilité du désir. Mais aussi la mort de son oeuvre ? Le terme est important car l’oeuvre de Marcel c’est à la fois Albertine qu’il a façonné  tel un sculpteur inspiré, à qui il a donné vie comme Pygmalion. Mais c’est aussi l’oeuvre littéraire, celle de Marcel Proust l'auteur, oeuvre qu’il est en train d’écrire et dont il ne sait si elle lui survivra. La prisonnière est, d'ailleurs, le premier des romans de Proust à paraître après sa mort.
 

Demain suite : La prisonnière Albertine (2)

 


lundi 11 novembre 2024

Normandie Calvados Caen : Exposition : Le spectacle de la marchandise, Ville, art et commerce avec Zola et Proust (2)

Joseph Hornecker : Les magasins Réunis à Epinal (1908)
 

L'Exposition Le spectacle de la marchandise, Ville, art et commerce que je suis allée voir à Caen au mois de Juin au musée des Beaux-Arts de Caen, installé dans le château ducal, s’intéresse à la manière dont le développement commercial sans précédent des villes se manifeste dans le regard des artistes de 1860 à 1914. À nouveau, le musée adopte un point de vue élargi sur les oeuvres produites avant la Première Guerre mondiale, déplaçant les oppositions habituelles pour mêler différentes visions d’une même modernité : Jules Adler et Fernand Pelez sont exposés aux côtés de Pierre Bonnard, Édouard Vuillard, Raoul Dufy, Maximilien Luce ou Théophile Steilen... Le parcours fait revivre le bouillonnement des villes marchandes à travers une centaine d’oeuvres (peintures, photographies, films, dessins, gravures) auxquelles se mêlent de petits ensembles d’enseignes commerciales, d’affiches publicitaires et d’objets promotionnels. (Texte site du musée)

Mais déjà avant cette époque : 

 


Les Grands Magasins : Paris

 Dans les grandes métropoles, au premier rang desquelles Paris, les lieux de commerce se multiplient et se diversifient. L’apparition des grands magasins n’entraîne pas la disparition des vendeurs ambulants, des échoppes ou des boutiques traditionnelles. La rue prolonge la boutique. Les marchandises abondent et le spectacle est permanent.

 

Victor Gilbert : Une fruitière

Camille Pissarro : l'avenue de l'opéra


Camille Pissarro dépeint l’activité débordante des nouvelles voies percées au coeur de Paris par le baron Haussmann avec une circulation abondante de passants et de voitures dans l’avenue de l’opéra  bordée de devantures, qui débouche sur l’opéra Garnier.

 

Giuseppe de Nittis  1878)  Le percement de l'avenue de l'opéra entre 1876 et 1879
 

Paris est le symbole de la ville moderne avec ses larges artères et l’invention du grand magasin qui constitue un phénomène spécifiquement parisien. Le Bon Marché ouvre en 1852.

Affiche Au Tapis rouge ( 1872)
 

Le grand magasin Au Tapis rouge a été détruit par les incendies de la fin de la commune de Paris. Il est reconstruit et réouvert en 1872. Sur la gauche, une femme soulève un rideau semblable à celui d'un théâtre pour dévoiler le spectacle du  grand magasin,  avec son monogramme TR  porté par un phénix, symbole du magasin, avec ses  enseignes, les voitures de livraison, la foule. A gauche le phénix  renaît des flammes de l'ancien magasin.

C'est le spectacle que Denise, le personnage principal de Le bonheur des Dames d'Emile Zola, découvre avec admiration quand elle arrive à Paris.

"Denise hocha la tête. Elle avait passé deux ans là-bas, chez Cornaille, le premier marchand de nouveautés de la ville ; et ce magasin rencontré brusquement, cette maison énorme pour elle, lui gonflait le cœur, la retenait, émue, intéressée, oublieuse du reste. Dans le pan coupé donnant sur la place Gaillon, la haute porte, toute en glace, montait jusqu’à l’entresol, au milieu d’une complication d’ornements, chargés de dorures. Deux figures allégoriques, deux femmes riantes, la gorge nue et renversée, déroulaient l’enseigne : Au Bonheur des Dames. Puis, les vitrines s’enfonçaient, longeaient la rue de la Michodière et la rue Neuve-Saint-Augustin, où elles occupaient, outre la maison d’angle, quatre autres maisons, deux à gauche, deux à droite, achetées et aménagées récemment. C’était un développement qui lui semblait sans fin, dans la fuite de la perspective, avec les étalages du rez-de-chaussée et les glaces sans tain de l’entresol, derrière lesquelles on voyait toute la vie intérieure des comptoirs. En haut, une demoiselle, habillée de soie, taillait un crayon, pendant que, près d’elle, deux autres dépliaient des manteaux de velours."

Jules Chéret : Les grands magasins de la Paix

Mais souvent les artistes peignent l'extérieur plutôt que l'intérieur des magasins, les rues, les boulevards qui débordent de passants mais aussi de marchandises, les boutiques, les échoppes animées, les marchés, les marchands ambulants, qui continuent à vivre à côté des grands magasins.

 

Nicolas Tharkhoff : Boulevard des italiens

 

Pierre Bonnard: Boulevard de Clichy
 

Pierre Bonnard: Boulevard de Clichy marchande ambulante (détail)


Victor Gilbert : Le carreau des Halles


Victor Gilbert : Le carreau des Halles (détail)

Victor Gilbert : Le carreau des Halles (détail)


Kupka : Les boutiques ( 1908_1910)


Maximilien Luce : Rue des Abbesses


Maximilien Luce : Rue des abbesses (détail)


C'est ce "dehors" que Marcel Proust dans La prisonnière choisit de décrire par l'intermédiaire des bruits qu'il entend de sa chambre le matin au réveil.

 "Dehors, des thèmes populaires finement écrits pour des instruments variés, depuis la corne du raccommodeur de porcelaine, ou la trompette du rempailleur de chaises, jusqu’à la flûte du chevrier, qui paraissait dans un beau jour être un pâtre de Sicile, orchestraient légèrement l’air matinal, en une « ouverture pour un jour de fête ». L’ouïe, ce sens délicieux, nous apporte la compagnie de la rue, dont elle nous retrace toutes les lignes, dessine toutes les formes qui y passent, nous en montrant la couleur. Les rideaux de fer du boulanger, du crémier, lesquels s’étaient hier abaissés le soir sur toutes les possibilités de bonheur féminin, se levaient maintenant comme les légères poulies d’un navire qui appareille et va filer, traversant la mer transparente, sur un rêve de jeunes employées. Ce bruit du rideau de fer qu’on lève eût peut-être été mon seul plaisir dans un quartier différent. Dans celui-ci cent autres faisaient ma joie, desquels je n’aurais pas voulu perdre un seul en restant trop tard endormi. C’est l’enchantement des vieux quartiers aristocratiques d’être, à côté de cela, populaires."

 

Adolphe Binet : la marchande de fleurs


"Certes, la fantaisie, l’esprit de chaque marchand ou marchande, introduisaient souvent des variantes dans les paroles de toutes ces musiques que j’entendais de mon lit. Pourtant un arrêt rituel mettant un silence au milieu d’un mot, surtout quand il était répété deux fois, évoquait constamment le souvenir des vieilles églises. Dans sa petite voiture conduite par une ânesse, qu’il arrêtait devant chaque maison pour entrer dans les cours, le marchand d’habits, portant un fouet, psalmodiait : « Habits, marchand d’habits, ha… bits » avec la même pause entre les deux dernières syllabes d’habits que s’il eût entonné en plain-chant : « Per omnia saecula saeculo… rum » ou : « Requiescat in pa… ce », bien qu’il ne dût pas croire à l’éternité de ses habits et ne les offrît pas non plus comme linceuls pour le suprême repos dans la paix." Proust La prisonnière


Du dehors au dedans 


Félix Valotton : chez la modiste

Félix Valotton est un de ces artistes qui nous fait pénétrer à l'intérieur comme dans ce tableau peignant le magasin Le bon marché ou une foule de clientes entièrement féminine se presse et se bouscule pour acheter des coupons de tissu à des marchands obséquieux, dans un rapprochement parfois presque trop intime et fiévreux animé par la passion commerciale qui  les saisit tous.


Félix Valotton : Le bon marché


Zola aussi va nous faire pénétrer à l'intérieur du magasin d'Octave Mouret Le bonheur des dames. D'abord par les vitrines dont il décrit la magnificence :

"Mais la dernière vitrine surtout les retint. Une exposition de soies, de satins et de velours, y épanouissait, dans une gamme souple et vibrante, les tons les plus délicats des fleurs : au sommet, les velours, d’un noir profond, d’un blanc de lait caillé ; plus bas, les satins, les roses, les bleus, aux cassures vives, se décolorant en pâleurs d’une tendresse infinie ; plus bas encore, les soies, toute l’écharpe de l’arc-en-ciel, des pièces retroussées en coques, plissées comme autour d’une taille qui se cambre, devenues vivantes sous les doigts savants des commis ; et, entre chaque motif, entre chaque phrase colorée de l’étalage, courait un accompagnement discret, un léger cordon bouillonné de foulard crème. "

à l'intérieur :

"Enfin, on rouvrit les portes, et le flot entra. Dès la première heure, avant que les magasins fussent pleins, il se produisit sous le vestibule un écrasement tel, qu'il fallut avoir recours aux sergents de ville, pour rétablir la circulation sur le trottoir. Mouret avait calculé juste: toutes les ménagères, une troupe serrée de petites-bourgeoises et de femmes en bonnet, donnaient assaut aux occasions, aux soldes et aux coupons, étalés jusque dans la rue. Des mains en l'air, continuellement, tâtaient «les pendus» de l'entrée, un calicot à sept sous, une grisaille laine et coton à neuf sous, surtout un Orléans à trente-huit centimes, qui ravageait les bourses pauvres. Il y avait des poussées d'épaules, une bousculade fiévreuse autour des casiers et des corbeilles, où des articles au rabais, dentelles à dix centimes, rubans à cinq sous, jarretières à trois sous, gants, jupons, cravates, chaussettes et bas de coton s'éboulaient, disparaissaient, comme mangés par une foule vorace."

 

A hauteur d'enfants


Edouard Vuillard : l'écharpe rouge


Deux images montrent les enfants en promenade dans la ville : Peint à hauteur de la petite fille, dans une composition audacieuse, le tableau de Vuillard coupe la silhouette de l'homme qui accompagne et adopte la vision de l'enfant.

 

Geoffroy Henry Photogravure : Sur le chemin de l'école

Les enfants aussi intéressent les grands magasins puisqu'ils peuvent être à l'origine d'un achat, jouets, vêtements ...  En les  séduisant, on ferre la mère. C'est l'idée d'Octave Mouret.

 "Mais son idée la plus profonde était, chez la femme sans coquetterie, de conquérir la mère par l'enfant ; il ne perdait aucune force, spéculait sur tous les sentiments, créait des rayons pour petits garçons et fillettes, arrêtait les mamans au passage, en offrant aux bébés des images et des ballons. Un trait de génie que cette prime des ballons, distribuée à chaque acheteuse, des ballons rouges, à la fine peau de caoutchouc, portant en grosses lettres le nom du magasin, et qui, tenus au bout d'un fil, voyageant en l'air, promenaient par les rues une réclame vivante !" 

 

L’envers social  d’un monde en mutation 

 

Henri Weigelen Alfred Chauchart, propriétaire des Galeries du Louvre

 

Et puis dans ce monde capitaliste en plein essor qui s'ouvre au commerce et s'enrichit, il y a la foule des invisibles, les employés de commerce des grands magasins et les vendeurs ambulants, souvent des enfants pauvres, misérables, fréquemment représentés en peinture, mais qui sont des laissés pour compte dans la société en mutation.


Fernand Pelez : le vendeur de citrons


Paul Sérusier : la marchande de bonbons


Jules Adler : La marchande de fleurs


Norbert Goeneutte : Fleuriste sur le boulevard

La prisonnière Marcel Proust, les bruits ou plutôt la musique de la rue : "C’était : « ah le bigorneau, deux sous le bigorneau », qui faisait se précipiter vers les cornets où on vendait ces affreux petits coquillages, qui, s’il n’y avait pas eu Albertine, m’eussent répugné, non moins d’ailleurs que les escargots que j’entendais vendre à la même heure. Ici c’était bien encore à la déclamation à peine lyrique de Moussorgsky que faisait penser le marchand, mais pas à elle seulement. Car après avoir presque « parlé » : « les escargots, ils sont frais, ils sont beaux », c’était avec la tristesse et le vague de Maeterlinck, musicalement transposés par Debussy, que le marchand d’escargots, dans un de ces douloureux finales par où l’auteur de Pelléas s’apparente à Rameau : « Si je dois être vaincue, est-ce à toi d’être mon vainqueur ? » ajoutait avec une chantante mélancolie : « On les vend six sous la douzaine… "