Jean-Baptiste Simeon Chardin |
Quand, après l'avoir aperçue à l'opéra, Marcel tombe amoureux de la duchesse de Guermantes, il décide de se poster chaque matin sur son passage, lors de sa promenade, pour recevoir un salut d'elle. Cette attitude exaspère la duchesse qui ne supporte plus de le trouver toujours sur son chemin. Marcel ne s'en apercevrait pas s'il n'y avait la réaction de Françoise lorsqu'elle l'aide à se préparer pour cette sortie quotidienne, un mélange "de réprobation et de pitié", un "vent contraire" qui s'élève pour contrecarrer son projet mais jamais aucune parole.
"Car elle savait la vérité ; elle la taisait et faisait seulement un petit mouvement des lèvres comme si elle avait encore la bouche pleine et finissait un bon morceau. Elle la taisait, du moins je l’ai cru longtemps, car à cette époque-là je me figurais encore que c’était au moyen de paroles qu’on apprend aux autres la vérité. Même les paroles qu’on me disait déposaient si bien leur signification inaltérable dans mon esprit sensible, que je ne croyais pas plus possible que quelqu’un qui m’avait dit m’aimer ne m’aimât pas, que Françoise elle-même n’aurait pu douter, quand elle l’avait lu dans un journal, qu’un prêtre ou un monsieur quelconque fût capable, contre une demande adressée par la poste, de nous envoyer gratuitement un remède infaillible contre toutes les maladies ou un moyen de centupler nos revenus. (...)
C'est par donc par l'intermédiaire de sa domestique que Marcel va prendre conscience que la vérité peut être perçue autrement que par des paroles. Et il découvre que la parole peut, de plus, être contraire à la vérité.
"Mais la première,
Françoise me donna l’exemple (que je ne devais comprendre que plus tard
quand il me fut donné de nouveau et plus douloureusement, comme on le
verra dans les derniers volumes de cet ouvrage, par une personne qui
m’était plus chère) que la vérité n’a pas besoin d’être dite pour être
manifestée, et qu’on peut peut-être la recueillir plus sûrement sans
attendre les paroles et sans tenir même aucun compte d’elles, dans mille
signes extérieurs, même dans certains phénomènes invisibles, analogues
dans le monde des caractères à ce que sont, dans la nature physique, les
changements atmosphériques. J’aurais peut-être pu m’en douter, puisque à
moi-même, alors, il m’arrivait souvent de dire des choses où il n’y
avait nulle vérité, tandis que je la manifestais par tant de confidences
involontaires de mon corps et de mes actes (lesquelles étaient fort
bien interprétées par Françoise) ; j’aurais peut-être pu m’en douter,
mais pour cela il aurait fallu que j’eusse su que j’étais alors
quelquefois menteur et fourbe. Or le mensonge et la fourberie étaient
chez moi, comme chez tout le monde, commandés d’une façon si immédiate
et contingente, et pour sa défensive, par un intérêt particulier, que
mon esprit, fixé sur un bel idéal, laissait mon caractère accomplir dans
l’ombre ces besognes urgentes et chétives et ne se détournait pas pour
les apercevoir.
Enfin, il va plus loin encore lorsqu'il comprend que le monde extérieur, non seulement physique mais moral, n'a peut-être pas de réalité en soi mais dépend du mode de perception que l'on en a. Marcel fait ainsi la distinction entre le monde connu et le monde perçu. Percevoir par les sens ce qui nous entoure est la première manière d'appréhender le monde. Cette idée philosophique est une révélation pour le jeune homme et lui ouvre des horizons dont la nouveauté l'effraie et lui donne le vertige car il y a alors autant de réalités que de sujets percevant.
L'idée n'est pas nouvelle et de nombreux philosophes se sont penchés sur elle depuis Platon. De nos jours, elle est vérifiée par la science (la perception des abeilles, par exemple est une tout autre réalité). Mais ce qui est nouveau pour chaque individu, c'est le moment précis où il s'en aperçoit. Elle est vécue par Marcel à la fois comme une fulgurance "une brusque échappée" mais aussi comme l'effondrement de ses certitudes " le monde réel m’épouvanta.".
Il est notable que cette leçon philosophique est infligée au jeune homme non par la noblesse - malgré son admiration-
dont la vacuité est totale, mais par Françoise, une servante, une femme
du peuple, venue de sa ferme et mise en condition par ses parents
ruinés. De par sa naissance et son milieu social, Françoise n'a pas
d'instruction mais elle possède bien plus, une intelligence innée des
choses qui l'entourent, une esprit d'observation et de déduction et
aussi, suggère Marcel, non sans malice, des informateurs bien placés,
les domestiques de l'autre maison !.
Merci pour ce billet et les larges extraits à l'appui. La "Recherche" est une approche du monde et de soi d'une extraordinaire finesse.
RépondreSupprimerIl est certain que Proust a une grande finesse d'analyse lorsqu'il s'agit de disséquer ses semblables ! Mais parfois les gens qu'il analyse me sont insupportables !
SupprimerUne analyse très fine!
RépondreSupprimerj'ai bien aimé le personnage de Françoise, sa finesse, son bon sens, et toujours sa perception très personnelle de sa place dans la société. En revanche la "cour" empressée que le Narrateur inflige à Mme de Guermantes m'a tout à fait agacée. J'ai préféré tirer un trait sur cet épisode.
Moi aussi j'aime Françoise. C'est un personnage complexe avec ses qualités et ses faiblesses mais elle a une grande dignité.
Supprimerc'est un bien beau parcours avec Proust!
RépondreSupprimerOui, je suis heureuse de lire tout Proust. Ce qui ne m'empêche pas parfois de m'ennuyer et de souffrir surtout pendant les 1000 pages de Le côté de Guermantes !
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