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jeudi 11 mai 2023

Shelley Parker-Chan : Celle qui devint le soleil


Shelley Parker-Chan, australienne d’origine asiatique, nous offre avec Celle qui devint le soleil un roman fantasy à base historique. Le récit se déroule dans la Chine du XIV siècle alors occupée par les  Mongols. La dynastie mongole Yuan ( 1271-1368)  a divisé le pays en domaines féodaux et a fondé un système social hiérarchique divisée en quatre castes. Les Mongols en occupent la première place, la seconde est réservée aux non-Chinois, nomades des steppes, la troisième aux Chinois du Nord, la dernière aux Chinois du Sud. Ceux-ci, au bas de l’échelle n’ont aucun droit et vivent misérablement. Ce sont, en général des paysans qui n’ont aucun espoir d’avancement.

C’est dans cette dernière caste que naît l’héroïne de ce récit. En 1345, les maladies, la famine ont décimé la famille Zhu. Il ne reste plus que son  père, son  frère  Chongba à qui un devin a prédit à un grand destin aussi improbable que cela puisse paraître. Elle-même, est  promise à « rien », au néant. C’est normal, c’est une fille ! Aussi lorsque les deux hommes sont tués par des bandits, la fillette décide-t-elle de devenir Chongba, elle prend les vêtements de son frère, et sous cette identité, elle parvient à se faire admettre dans un monastère où elle poursuit brillamment des études de lettré avant de devenir moine. Plus tard, elle se fait moine mendiant et rejoint les Rebelles contre la dynastie Yuan, appelés les Turbans rouges.

Les rebelles, les Turbans rouges,  s'opposent au pouvoir mongol

C’est là que commence la lutte de Zhu Chongba pour accéder à la Grandeur promise à son frère. Dotée d’une volonté de fer, dominée par un désir ardent de réussite, intelligente et rusée, et surtout persuadée que son destin, du moins celui de son frère, est tout tracé et ne peut être dévié, elle va peu à peu s’élever au plus haut. Face à elle, les princes, les commandants et généraux de l’armée mongole, sont des personnages à part entière que nous découvrons et suivons tout au long de ce récit riche en aventures, en péripéties épiques, en héros fabuleux, en combats, mais aussi en réflexion sur le destin, sur le pouvoir et sa corruption, le Bien et le Mal, et bien sûr, les femmes : la terrible condition féminine en Chine et l’évolution de Chongba Zhu qui prend conscience que c’est en tant que femme qu’elle doit réaliser son destin. Elle nous apprend que l’on ne mérite pas son destin mais qu’on le crée !

Le roman hésite entre le réalisme, on apprend beaucoup sur la Chine de cette époque, et la Fantasy  avec les apparitions de fantômes, le mandat du ciel (qui justifie le pouvoir divin de l’empereur de Chine) devenant un pouvoir fantastique.  Il s’agit d’un conte, - une pauvre paysanne devient une reine - et pourtant l’histoire est vraie !  Enfin presque vraie ! L’auteure nous en avertit dès la préface : les évènement sont historiques, plusieurs personnages sont tirés de la réalité mais « le roman en réinterprète librement presque tous les aspects… ».  Et Shelley Parker-Chan en a le droit puisque nous le savons, nous sommes dans un roman d’Héroïc fantasy !

Le premier empereur Ming

Cependant, la réinterprétation est de taille car Zhu Chongba a existé du moins sous le nom de Zhu Yuanzhang …  mais c’est un homme !  Issu d’une famille  pauvre, il est devenu moine puis a rejoint l’armée des Rebelles, les Turbans rouges, qui ont chassé les Mongols de Chine en 1368. Il monte sur le trône, prend le nom de Hongwu, devenant le premier empereur de la dynastie Ming (1368_1398). Il se marie avec Ma qui est aussi un beau personnage féminin dans le roman et qui devient impératrice.

L'impératrice Ma

Un roman fantasy, donc, que l'on vit à la fois comme un conte, une épopée héroïque, un  récit "librement" historique et dont la lecture est agréable et captivante.



 

jeudi 19 septembre 2019

Markus Zusak : Le pont d'argile


Cette année, ayant accumulé un retard considérable dans ma pile de livres à lire, j’avais décidé de ne pas céder à la sirène de la tentation de la rentrée littéraire ! Mais… car vous vous doutez bien qu’il y a un mais, quand j’ai vu le nouveau roman de l’auteur australien Markus Zusak, dont j’avais tant aimé La voleuse de livres, je n’ai pu résister.
Me voici donc lisant, que dis-je ? dévorant Le Pont d’argile dont le héros principal se nomme Clay (diminutif de Clayton) qui signifie argile ! L’auteur nous invite à tenir compte de cette homonymie pour mieux comprendre le personnage et le titre.
 J’ai eu du mal au début du livre car j’avais l’impression de ne pas comprendre ce que je lisais. Et  oui! Tout me paraissait peu clair et je ne cessais de m’interroger. Mais, heureusement, j’ai persévéré et peu à peu tout s’est mis en place, comme un puzzle ou peut-être aussi comme une image trouble qu’une mise au point va permettre de voir nette. Travail formidable de l’écrivain d’ajuster ainsi notre vision en nous livrant des moments de l’histoire avant même que nous en ayons l’explication et en en nous les faisant découvrir par la suite, sans chronologie précise, avec des retours dans le passé mais aussi des avancées dans le futur jusqu’au moment où nous avons tous les éléments pour comprendre. Mais de toutes façons, l'univers de Markus Zusak est toujours un peu étrange, échappe au rationnel et flirte avec la poésie.
 C’est le Frère aîné, Matthew, le responsable des enfants, devenu écrivain, qui raconte l’histoire de la famille et en particulier de Clay et de son pont d’argile. Pourquoi Clay ? Là aussi, il faut aller jusqu’au bout pour le savoir. Pourquoi est-il celui qui porte la plus lourde charge sur ses épaules, pourquoi doit-il construire ce pont  hautement symbolique, ce pont qui permet le passage de la vie à la mort et inversement, pourquoi l'argile, ce matériau aussi modelable et fragile que lui et qui pourtant tiendra bon? Clay est le quatrième de la fratrie, le plus sensible aussi, celui aime les histoires et ne s’en lasse jamais. Il est ainsi le plus proche de sa mère qui lui raconte son enfance d’émigrée polonaise et sa rencontre avec son père. C’est aussi celui qui souffre le plus, le plus silencieux, celui qui semble se sortir le moins bien des drames qui jalonnent sa vie. Il semble vouloir les oublier en s'exerçant à la course jusqu'à la limite de la douleur. Pourtant, il n’a rien d’un ange et sait faire le coup de poing à l’occasion.
La vie des cinq frères Dunbar restés seuls après la mort de leur mère Pénélope et l’abandon de leur père Michael, c’est une mêlée de jambes et de bras dans des bagarres échevelées, de slips sales jonchant le sol, de jurons, de coups de poing, de vaisselle amoncelée dans l’évier mais aussi de solidarité, de bourrades amicales, et de souffrance. Tous unis par un même amour de leur mère et peut-être aussi par la haine de leur père. Le lecteur s’attache à ces personnages qui sont parfois irritants mais toujours humains comme l'ignare Rory, "le dur à cuire", Henry, "l’homme d’affaires" qui ne perd pas une occasion de gagner de l’argent mais sait se montrer généreux, ou l’attendrissant Tommy, le benjamin de la bande, qui adore les animaux et en adopte cinq, pigeon, mulet, chien, chat, poisson, tous tenant une place réjouissante dans le récit, personnages farfelus, comiques, entêtés mais tendres. 

Hé, Tommy, c est quoi ce binz ?
- Comment ?
- Comment ça, « comment » ! Tu te fiches de moi ? Y a un âne dans le jardin.
- C est pas un âne, c'est un mulet.
- Quelle différence ça fait ?
- Un âne c est un âne, un mulet c'est le croisement entre ...
- Je me fiche de savoir si c'est le croisement entre un quarter horse et un poney Shetland ! Qu'est ce qu'il fout sous l'étendoir à linge ?
- Il mange l'herbe.
- Ca, je le vois !
... nous l'avons, finalement, gardé.
Ou, pour être plus précis, le mulet est resté.


Autour de l’image de Pénélope, gravitent les héros grecs, Ulysse, Hector, Achille et tant d’autres, même l'Aurore aux doigts de rose s'invite dans leur salon. Comme leur mère quand elle était enfant, les garçons ont reçu l’Odyssée et l’Iliade en guise de biberon depuis leur plus jeune âge. Il ne faut pas s’étonner alors si leur imaginaire en est nourri et si cela se répercute dans tous les aspects de leur vie jusqu’aux noms donnés aux animaux.  On ne se nomme pas Pénélope pour rien!

 Quand d'autres enfants s'endormaient en écoutant des histoires de chiots, de chatons et de poneys, Pénélope grandit avec Achille aux pieds légers, l' Ingénieux Ulysse ainsi que les noms et surnoms de tous les autres.
Il y avait Zeus, l' assembleur de nuées.
Aphrodite, qui aime les sourires.
Son homonyme : la patiente Pénélope.
Le fils de Pénélope et d' Ulysse : le prudent Télémaque.
Et toujours un de ceux qu'elle préférait :
Agamemnon, roi des hommes.


 Au demeurant, comme dans l'Odyssée, c’est une femme dotée de multiples surnoms dont le moindre n’est pas celui-ci :  La Jeune Mariée au Nez en Compote ! Une grande tendresse émane de ce portrait auréolé par l'admiration des garçons.
La mère, c’est aussi le piano, elle qui a dû abandonner sa carrière de pianiste pour émigrer. Mais il n’est pas dit que ses fils aient la fibre musicale, ce qui donne lieu a des scènes mémorables et hilarantes entre les cinq garçons rétifs et la mère obstinée.
Il y a aussi dans la mythologie familiale, un certain Buonarroti, l’homme au nez cassé, qui rapproche Clay de son père. Le jeune homme est le seul à entretenir des liens avec celui qui les a abandonnés.
Et puis … l’amour des chevaux, la vénération des champions équins dans ce quartier de la ville anciennement dédiée aux courses hippiques. C’est ce qui permet à Clay de rencontrer sa bien-aimée Carey qui mène, envers et contre tous, une carrière de Jockey, brillante cavalière, au caractère bien trempé... et d’endosser à son égard une responsabilité de plus.

Un livre riche de thèmes divers, riche de toutes sortes d'émotions, tendresse et fraternité, amour et colère, moments de bonheur et de désespoir. Un beau roman qui nous tient en haleine en nous faisant passer des rires à la tristesse et vice versa, incapables de lâcher le roman même lorsque l’on sent l’urgence du sommeil ! Et oui, encore une de mes nuits d’insomnie littéraire !

jeudi 2 juillet 2015

Lily Brett : Lola Bensky



Le roman de Lily Brett, paru aux éditions de la grande Ourse et qui a obtenu le prix Médicis en 2014, est en grande partie autobiographique. C’est à travers un personnage fictionnel, Lola Bensky, journaliste assez atypique, que l'auteure nous raconte sa vie. Lola, tout en interviewant les stars du rock à Londres et à New York pour son magazine australien, Rock-Out -nous sommes en 1967- fait part (aux rockers comme à nous, lecteurs) de ses réflexions sur son régime alimentaire, son drame étant d’être trop grosse, et de souvenirs de la Shoah vécus par ses parents! Fille de parents polonais rescapés d’Auschwitch, elle est née dans un camp pour personnes déplacées en Allemagne et a grandi à Melbourne. Mais si ses parents l’aiment, elle a vite réalisé qu’ils n’étaient pas véritablement présents car ils ne sont jamais sortis des camps de concentration, sa mère surtout qui ne peut s’empêcher de revivre sans cesse le passé .

Lily Brett et John Weider, guitariste du groupe Eric Burdon (source)

Si j’ai choisi de lire ce livre, ce n’est pas pour faire un pèlerinage sur les traces de Mick Jagger, Jimi Hendrix, Manfred Mann, Paul Jones, Cher, Jim Morrison et bien d’autres puisque je n’ai jamais aimé le rock (oui, je sais, je suis un anachronisme vivant dans la génération 68)! Mais contre tout attente, pendant la lecture, je me suis intéressée à ces stars que Lili Brett alias Lola Bensky fait revivre d’une manière surprenante dans des interviews pas très orthodoxes et tellement drôles parfois. Elle interroge Jimy Hendrix sur ses bigoudis, aide Barry Gibb a acheté 4 costumes semblables, se lamente sur son poids avec Mama Cass, interroge Cat Stevens sur ses tics de genoux, et se fait voler ses faux cils par Cher! Le ton est nouveau, plein d’humour, inattendue même. Il est aussi plein d’émotion quand elle évoque la courte vie de certains de ces rockers qui se droguaient et priaient pour ne pas mourir vieux.

The Black coat : portrait de Lily Brett par son mari David Rankin
Lily Brett peinte par son mari le peintre australien David Rankin (source)

Si j’ai choisi de lire ce livre, c’est pour rester dans la continuité de mes lectures. Avec Le liseur de Bernhard Schlinck et Automne allemand  de Stag Daggerman je venais de découvrir le sentiment de culpabilité et le mal être des enfants de parents nazis après la guerre. Il m’a paru intéressant de savoir comment les enfants des victimes rescapées avaient vécu eux aussi.
J’avoue que là encore le ton du roman surprend. Les atrocités des camps d’extermination, telle que sa mère a pu la vivre, Lola Binsky les distille entre deux interviews, petites anecdotes que l’on reçoit comme une gifle, au cours d’un bavardage à bâtons rompus ou de la découverte d’un nouveau régime amaigrissant. Cette apparente désinvolture donne encore plus de force à l’horreur. Peu à peu l’on s’aperçoit que toute la vie de Lola est hantée par ces souvenirs qui reviennent obsessionnellement. Elle n’a pas connu les camps mais comme sa mère, elle n’en est jamais sortie.

A quatre ans seulement, Lola savait déjà que les sélections envoyaient les juifs à la chambre à gaz. Elle ignorait ce qu’était le gaz, mais elle comprenait que ce n’était pas bon. Quand elle était rentrée à l’école et qu’elle avait découvert qu’on procédait chaque matin à l’appel, sa première réaction avait été de s’enfuir pour se cacher.
  Les enfants des rescapés des camps de la mort sont tous, nous dit Lily Brett, d’une manière ou d’une autre, perdus dans un brouillard, en proie à des crises de panique, assaillis de maux physiques et de maladies psychosomatiques.

L’absence pouvait occuper la place avec une surprenant intensité. Lola se demandait souvent comment quelque chose qui n’était pas là pouvait se faire aussi présent. L’absence des êtres, notamment. Des oncles, des tantes, des cousins et cousines avec lesquels elle aurait théoriquement dû grandir. Des grands-parents dont elle avait la nostalgie même si elle ne les avait jamais connus. Des questions qui restaient en suspens ou qui n’étaient jamais formulées. Et l’absence de sa mère.
A travers l’autodérision et l’humour, le ton se fait plus grave pendant que l’écrivaine analyse les traumatismes du passé qui l’ont marquée d’une trace indélébile.

Lola ne savait pas qu’elle était liée aux morts par une double couture. Cousue à eux par un fil invisible. Et commençant à éprouver leur poids.
Un roman curieux et décalé, passant du rire à la gravité, parlant du pire avec légèreté, pour mieux nous communiquer la souffrance et la détresse qui ont nourri ces jeunes générations et leurs malheureux parents. Un livre à découvrir!

mardi 6 mars 2012

Sonya Harnett : Une enfance australienne




Une enfance australienne de Sonya Hartnett est un  beau roman  plein d'émotions mais l'on referme ce livre, le coeur serré.
Le récit débute, dans une petite ville d'Australie, par la disparition de trois enfants, enlevés, pense-t-on, par un individu suspect que l'on a aperçu rôdant autour d'eux. C'est dans le quartier où vit Adrian. Comme il est triste et chaotique parfois le chemin de l'enfance lorsqu'on est un enfant rejeté. Adrian (9 ans) pourrait être  un petit garçon comme les autres mais voilà, il a une mère irresponsable qui a été déchue de ses droits et un père qui n'entend pas gâcher sa vie en élevant un fils qu'il ne supporte pas. Alors Adrian est confié à sa grand mère qui l'aime, peut-être, à sa manière rude et sévère mais sans savoir le lui dire. Adrian est solitaire mais il va se lier d'amitié avec Nicole, l'aînée de ses petits voisins qui est une fille sensible et torturée. Un jour Adrian entend une conversation sur lui entre son oncle, sa tante et sa grand mère. Il décide de s'enfuir...

Le récit est raconté au présent de l'indicatif, dans un style simple et sobre qui semble souvent épouser le point de vue de l'enfant et sa naïveté. Pourtant ce qu'il voit est souvent terrible et une société impitoyable est ainsi dévoilée à travers ce regard enfantin. L'histoire des enfants disparus hantent tous les esprits et fait peser une menace sur les autres. J'ai pensé, en le lisant, au conte de Grimm, le Joueur de flûte d'Hamelin, à l'histoire de cet homme qui entraîne vers la mort tous les enfants d'une ville. Un conte cruel.
Et puis il  y a les riches et les pauvres et c'est de ce côté que se situe Adrian avec ses vêtements trop grands pour qu'il puisse les porter longtemps même si c'est disgracieux. Et il y a l'orphelinat et ceux qui y vivent sont bizarres parce qu'ils n'ont pas de parents comme cette grande fille à l'école qui se prend pour une jument et sombre dans la folie. 
La  folie et la mort : ce sont les thèmes omniprésents du récit : l'oncle du petit garçon n'a plus le courage de vivre depuis qu'il a tué son ami dans un accident de voiture, la voisine s'éteint lentement vaincue par le cancer, les petits disparus sont certainement morts eux aussi. L'enfance est abandonnée, laissée à elle-même, l'amour des parents est une chose peu sûre, précaire, l'amitié aussi. Adrian l'apprendra à ses dépens. Il y a une désespérance qui règne dans tout le roman. La cruauté est partout, des adultes envers les enfants, mais aussi des enfants entre eux. Pourtant l'enfant sait encore rêver, dessine le dessin de ce monstre marin décrit par le journal,  rêve d'avoir un chien,  se crée un monde magique où une soupière joue un très grand rôle, un monde étrange que Sonya Harnett décrit avec poésie. Un beau roman.




mardi 21 février 2012

Geraldine Brooks : Le livre d'Hanna




Le livre d'Hanna de l'écrivain d'origine australienne Geraldine Brooks est passionnant. Ce roman nous amène en voyage dans des époques différentes, du présent au passé, à la découverte d'un manuscrit si précieux que des hommes ont risqué leur vie à travers les siècles pour le préserver.

Haggada de Sarajevo

En effet, bien que le roman Le livre d'Hanna soit une fiction, il a pour principal sujet un manuscrit hébreu bien connu sous le nom de Haggada de Sarajevo, livre de prières orné de magnifiques enluminures médiévales (XIV siècle) créé en Espagne à une époque où la croyance juive était opposée à toute iconographie, interdisant l'art figuratif.


Quand l'ouvrage fut découvert en Bosnie en 1894, ses pages de miniatures peintes mirent cette théorie à bas, et les textes d'histoire de l'art durent être réécrits.
Or, ce précieux document est sauvé à plusieurs reprises de la destruction :  une fois à Venise par un prêtre catholique travaillant pour les autodafés de l'Inquisition en 1609; une autre fois, en 1941, par un célèbre érudit islamique, Dervis Korkut, qui le soustrait au général nazi, Johan Hans Fortner, en le cachant dans la mosquée d'un village de montagne; puis pendant la guerre en 1992, à Sarajevo, où un bibliothécaire musulman, Enver Imamovic, l'arrache à la bibliothèque bombardée pour l'enfermer dans le coffre-fort d'une banque.
A partir de cette réalité historique, place à la fiction! Hanna, le personnage de Geraldine Brooks est spécialisée dans la restauration des manuscrits anciens, une des meilleures dans son métier.  Elle parle six langues couramment dont l'hébreu et elle est titulaire d'un diplôme d'histoire de la religion juive. Ceci explique qu'elle soit choisie pour restaurer la Haggada  que l'on vient de retrouver à  Sarajevo en 1996 et qui a souffert de son séjour dans un coffre métallique à la banque. Hanna a donc tout loisir d'examiner cette merveille et elle y découvre des indices infimes, un grain de sel, un poil de chat, des taches de vin ... qui vont lui permettre de mener une enquête pour retrouver les secrets du livre. Nous voyagerons donc à Venise au moment de l'Inquisition, en Espagne à la fin de la Convivance, période où toutes les communautés religieuses vivaient en bonne entente, à Vienne où le livre subit une restauration malencontreuse en 1894,  à Sarajevo ... Une magistrale promenade à travers les siècles et l'Europe.

Geraldine Brooks invente ainsi une histoire à ce manuscrit et fait revivre avec beaucoup de talent des personnages du passé qui sont à la fois très vivants et attachants. Elle a l'art de donner aussi une consistance à l'Histoire ancienne qui rejoint la petite histoire d'êtres humains pris dans le tourbillon des guerres, de la violence, dans la souffrance provoquée par la haine, l'intolérance. Autour de ces retours en arrière se dessine aussi la vie d'Hanna que sa mère a privé de son père, a coupé de toute sa famille paternelle juive, sans lui donner d'amour en retour. L'affrontement entre les deux femmes, l'amour que Hanna va éprouver pour un bosniaque musulman (celui qui a sauvé la Haggada) et qui a vu mourir sa femme et son enfant forment la trame de l'histoire contemporaine.

Un roman très prenant. A travers la quête de ses origines, cet ouvrage juif sauvé par un catholique et des musulmans, exceptionnel par sa beauté et par sa rareté, devient tout aussi précieux comme symbole. N'est-il pas en effet, la preuve que tous les hommes peuvent s'unir quand il s'agit de préserver le savoir et l'art? La culture comme ciment de l'humanité, plus puissante que les passions fanatiques et vecteur de tolérance, c'est l'idée que Geraldine Brooks veut nous transmettre à travers Le livre d'Hanna.


Haggada de Sarajevo, le seder

Geraldine Brooks écrit dans la postface : On ne sait rien de l'histoire de la Haggadah pendant les années tumultueuses de l'Inquisition espagnole et de l'expulsion des juifs en 1492. Les chapitres intitulés "un poil blanc" et "l'eau salée" sont entièrement romanesques. Cependant une femme noire en robe safran est assise à la table du seder sur l'une des enluminures de la Haggada et le mystère de son identité a inspiré mon imagination. Remarquez à gauche, au premier plan, cette  femme noire.


dimanche 12 février 2012

Kate Morton : Les brumes de Riverton et Captive de Margaret Atwood




 Les brumes de Riverton de Kate Morton est ce qu'il est convenu d'appeler une saga à propos d'une grande famille anglaise de l'époque victorienne. Il s'agit des Hatford qui possèdent le château de Riverton ou Grace, une jeune fille de quatorze ans, est embauchée comme bonne. Le récit est raconté de son point de vue lorsque, à l'âge de 98 ans et à la suite d'un film où la réalisatrice sollicite ses souvenirs, le passé remonte à sa mémoire avec ses moments heureux mais aussi ses  tragédies et ses secrets. Grace fait revivre l'adolescence des soeurs Hatford, Hannah et Emmelyne et de leur frère David. Elle raconte la vie de la domesticité mais aussi des maîtres à cette époque et nous livre les secrets de sa maîtresse Hannah qu'elle aime comme une soeur.  C'est bien sûr aussi son histoire que nous devinons en filigrane derrière le récit. A travers l'histoire des Hatford et de leur décadence, nous assistons à un changement de société et de mentalité avec les bouleversements  apportés par le changement de siècle et la guerre de 1914.

L'intérêt du livre tient pour moi à la connaissance historique de l'auteur, en particulier, des moeurs de l'époque victorienne que Kate Morton fait revivre devant nous. Je me suis intéressée à la vie de la domesticité dans une grande maison, aux préparations des repas et des fêtes, à la hiérarchie qui règne entre les domestiques aussi stricte que celle qui existe chez les Grands. Kate Morton nous dit qu'elle s'est inspirée entre autres, du film de Altmann, Gosford Park et, en effet, elle a su rendre cette atmosphère fébrile et solennelle qui fait d'un dîner une affaire d'honneur sinon d'état! La construction du récit est habile et bien menée puisque l'on ne comprendra qu'à la fin ce qui s'est réellement passé et pourquoi Grace se sent coupable. Les qualités du roman, facile à lire, "romanesque", histoire d'amour, jalousie, drames  ont plu puisqu'il est devenu un best seller. Personnellement, je l'ai lu sans déplaisir mais sans parvenir à me passionner entièrement pour ces personnages, peut-être parce qu'ils sont trop lisses, trop éloignés d'une réalité sociale qui était sans pitié pour les classes humbles.

On a comparé ce roman à celui de Margaret Atwood, Captive qui met en scène (à partir d'une histoire vraie) une servante, elle aussi dénommée Grace, accusée d'avoir tué son patron. Mais la ressemblance s'arrête là!  Pour moi, les deux romans ne sont pas  de la même force, n'ont pas la même ambition! Le roman de Margaret Atwood va beaucoup plus loin dans l'analyse sociale et psychologique des personnages. Atwood ne se contente pas de nous raconter une histoire comme le fait Kate Morton pour "faire plaisir", elle brosse un tableau très noir de la condition des femmes employées dans une grande maison et ses oeuvres sont en général un cri de protestation contre les violences qui leur sont faites et le mépris dans lequel on les tient. Lorsque Kate  Morton raconte la séduction d'une petite bonne (la mère de Grace) engrossée par le fils de la maison, elle montre le séducteur devenu vieux - toujours amoureux des années après- venir pleurer sur la tombe de la dulcinée qu'il n'a pu épouser. Quand Margaret Atwood écrit sur le même sujet, elle montre la jeune fille brisée, abandonnée avec mépris par celui qu'elle aime, chassée, se vidant de son sang jusqu'à la mort, à la suite d'un avortement pratiquée à la sauvette par un charlatan, une scène décrite avec un tel brio, une telle cruauté et en même temps une telle sobriété que le lecteur ne l'oubliera jamais.



Kate MORTON

Titulaire d'une maîtrise sur la littérature victorienne, férue de gothique, l'australienne Kate Morton est depuis toujours fascinée par les romans d'atmosphère. Son premier roman, Les brumes de Riverton, écrit à 29 ans, est un succès mondial, bientôt suivi par Le jardin des secrets paru aux Presses de la Cité. Mariée à un compositeur, elle est mère de deux enfants.



Ce livre a été lu dans le cadre du Challenge des 12 d'Ys sur les écrivains d'Australasie

Les autres écrivains  que j'ai lus dans la liste d'Ys et sur lesquels j'ai écrit un billet :

samedi 21 janvier 2012

Les 12 d'Ys : Sonya Harnett, Finnigan et moi


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J'ai lu  avec plaisir Finnigan et moi de Sonya Harnett qui m'a tenue en haleine par un suspense  habile, un jeu entre le fantastique et le réel déstabilisant.  Il s'agit aussi d'un roman psychologique  qui raconte comment un enfant peut-être marqué à vie par un acte qui dépasse son entendement au moment où il l'accomplit.
Anwell est en train d'agoniser; il n'a que vingt ans mais l'on comprend que toute son enfance a été marquée par le décès de son jeune frère, Vernon, survenu alors qu'il n'avait que sept ans et que Vernon était sous sa surveillance. Cette tragédie fait de lui un être à part, un solitaire qui ne parvient pas à se faire des amis à l'école et ceci, d'autant plus que ses parents sont des personnes rigides, égoïstes et asociaux, incapables de lui porter le moindre amour. Pourtant lorsque Anwell rencontre Finnigan, petit sauvage qui vit dans les bois, totalement en marge de la société lui aussi, il comprend que celui-ci va devenir son ami, presque un frère. Entre ces deux enfants étranges, vont se tisser des liens très forts, ce qui aboutit à un pacte pour le moins bizarre : Anwell sera l'ange sous le nom choisi de Gabriel, celui qui ne fera que le bien. Peut-être, alors, arrivera-t-il à satisfaire ses parents hostiles et de plus en plus exigeants envers lui. Finnigan se chargera, lui, de faire le mal. Et c'est précisément ce qui va arriver!

J'ai malheureusement raté l'effet de surprise que cause la révélation du dénouement quant à l'identité des personnages parce que j'ai compris rapidement ce qu'il en était. Ce que je me garderai bien de vous révéler! Je ne peux donc savoir l'effet que cela produit sur les lecteurs qui restent dans le doute jusqu'à la fin. Mais, malgré cela le récit est si bien mené qu'il reste efficace et j'ai suivi avec intérêt les péripéties de l'histoire.
Mulyan, cette petite ville australienne, enveloppée par des montagnes en mâchoires de requin, où personne ne choisit de vivre, dit Anwell, se prête bien à la description d'une société étroite dans son enfermement physique et mental, hostile au changement, et qui chérit les secrets et la médisance. C'est un cadre parfait pour les évènements qui vont amplifier les rumeurs, les peurs et les calomnies. On songe, un peu, à l'ambiance décrite par Clouzot dans Le Corbeau. Avec le thème de l'enfance malheureuse, c'est cet aspect-là du roman qui a le plus retenu mon attention.

Publier dans le cadre des 12 d'Ys  sur les auteurs de Australasie.


vendredi 21 octobre 2011

Désirer de Richard Flanagan

 

Désirer de l'écrivain australien Richard Flanagan est un beau roman plein d'émotion et de finesse, une de ces œuvres que l'on referme avec un pincement au cœur. Dans ce roman où le théâtre a un rôle primordial, c'est à une tragédie que l'on assiste et celle-ci se joue aussi bien sur le plan collectif, déportation et élimination des aborigènes en Tasmanie, qu'individuel, les personnages sacrifiant la vérité de leurs sentiments aux fausses valeurs de la société. De là, ce titre — Désirer, cet infinitif, traduction de l'anglais « wanting », d'abord énigmatique et qui prend peu à peu tout son sens : chaque personnage s'agite sur une scène pleine de bruit et de fureur pour reprendre l'image de Shakespeare, agitation vaine où les aspirations, les désirs se voient sacrifiés à une morale rigide, à des conventions sociales qui nient les sentiments, l'amour, la liberté et par là, la vie. Chacun passe à côté de l'essentiel et se retrouve face au néant de son existence.

Désirer présente deux récits parallèles dans l'espace, en Tasmanie et à Londres, mais décalés au point de vue de la chronologie :
En Tasmanie, Sir John et lady Jane Franklin, vice-roi et vice - Reine de la Terre de Van Diemen, adoptent une petite fille aborigène nommée Mathinna pour prouver « scientifiquement » que les « sauvages » peuvent être civilisés et éduqués comme des Anglais.
À Londres, des années après, Lady Jane Franklin rencontre Charles Dickens. Ce qui de prime abord lie ces deux êtres pourtant si opposés est un fait historique dont Richard Flanagan s'est inspiré. Sir John partit en expédition polaire avec des officiers et son équipage n'est jamais revenu et est accusé de cannibalisme d'après le témoignage d'une peuplade esquimau. Lady Jane demande à Dickens, alors le plus célèbre écrivain de l'Angleterre victorienne, de prendre la défense de son mari et de réhabiliter sa mémoire. Ce que fait Dickens et ce qui lui inspire une pièce de théâtre qu'il écrit avec Wilkie Collins : Glacial abîme.

Mais au-delà de l'anecdote, les liens qui unissent cette femme de la haute société et cet homme qui a souffert de son humble origine, mais est devenu, par son génie, l'égal d'un roi, sont plus complexes. Et d'abord, très profondément ancrés en eux, la certitude de la supériorité de la civilisation anglaise et chrétienne. Ainsi, l'écrivain fonde la présomption d'innocence de l'explorateur sur la grandeur morale de l'anglais qui ne peut être confondu par « une poignée répugnante d'individus non civilisés dont la vie quotidienne se déroule dans le sang et le blanc des baleines ». Le livre est donc prétexte à dénoncer le colonialisme et ses maux, racisme, paternalisme, incompréhension et mépris des autres civilisations. Ainsi, dans la colonie pénitentiaire de Wibalenna sur l'île Flinders où Lady Jane en visite avec son mari découvre Mathinna et, séduite par la grâce et la vivacité de la fillette, décide de l'amener loin de son peuple, cent trente-cinq aborigènes de l'île Tasmanie furent transportés pour y « être civilisés et christianisés » sous la direction d'un prédicateur George Augustus Robinson qui se pare du titre de Protecteur. Tout cela au nom d'une civilisation qui affirme sa supériorité et qui, tout en prenant aux autochtones leur terre et leur moyen de subsistance, pense faire leur bien en leur imposant ses critères. Le récit se teinte alors d'une ironie terrible qui fait naître un sentiment d'horreur et de tristesse : « À part le fait que ses frères noirs continuaient à trépasser au rythme d’un par jour, quasiment, note le Protecteur, il fallait admettre que la colonie donnait satisfaction à tous les égards. »
Mais ce sentiment de supériorité, s'il est fatal à ceux qui en sont les victimes, se retourne assez curieusement contre ceux qui l'éprouvent. Et c'est ici que le titre du roman Désirer prend toute sa valeur, car le désir sous toutes ses formes engendre la douleur.
Désir d'amour. Lady Jane qui n'a jamais pu avoir d'enfant ne peut s'abandonner aux sentiments maternels qu'elle éprouve pour Mathinna, la petite fille noire devenue objet d'étude et ravalée au rang d'animal de laboratoire lorsque le projet échoue. Et elle se retrouve ainsi face à sa solitude, étreinte par une douleur « comme un châtiment terrible ».
Désir pervers. C'est sir John qui cède au désir contre nature qu'il éprouve pour la fillette et qui devra en payer le prix, « le sentiment de sa propre horreur », car dit Charles Dickens :
« On peut avoir ce que l'on veut, mais on découvre qu'il y a toujours un prix à payer. La question est celle-ci : peux-tu payer ? »
Désir de liberté : Mathinna retrouvant les siens sur l'île Flinders jette ses sabots dans un bosquet d'arbres. Geste symbolique, mais désir vain. L'éducation qu'elle a reçue chez Lady Jane fait qu'elle n'appartient plus à aucune civilisation.
Ainsi, Charles Dickens cherche à dompter son « cœur indiscipliné » et son amour naissant pour l'actrice Ellen Ternan :
« Nous avons tous des sentiments et des désirs, écrit-il, mais seuls les sauvages acceptent de les assouvir ». Pourtant, la pièce de théâtre, Glacial abîme, va consacrer le cheminement final et inverse de Dickens et de Lady Jane. Contrairement à cette dernière, Charles Dickens au cours de cette pièce où il est auteur et acteur à la fois, en interprétant ce texte qui révèle « toute son âme », va apprendre à céder au désir et se libérer :
« Il ne pouvait plus imposer de discipline à son cœur indocile. Et lui, cet homme qui avait passé toute une vie à croire que céder au désir était la caractéristique du sauvage se rendit compte qu'il ne pouvait plus rejeter ce qu'il voulait. »
Car l'autre thème de ce roman, et non des moindres, est celui de la création littéraire, une réflexion qui se révèle passionnante ; on y voit comment Dickens emprunte à sa vie des éléments pour construire ses œuvres, mais aussi comment, dans un effet boomerang, la fiction romanesque finit par devenir à ses yeux plus vraie que la vie réelle. Ainsi, l'on assiste à l'élaboration de Glacial abîme dont l'auteur est à l'origine Wilkie Collins. Mais son ami, Charles Dickens s'empare bientôt d'un personnage, Robert Wardour, pour le faire sien, lui donner ses pensées, ses sentiments, ses peurs, et finalement jouer sur scène sa propre vie, parvenant ainsi à agir sur elle, à l'infléchir comme si l'écrivain ne pouvait découvrir sa vérité qu'à travers le filtre de ses personnages.

Enfin, pour couronner le plaisir de cette lecture, l'heureuse surprise qui me met en face de deux auteurs, Charles Dickens et Wilkie Collins, que je fréquente beaucoup en ce moment et qui répond  aux questions que je me pose sur eux. Ceci d'une manière telle qu'il me semble rencontrer deux amis, personnages réels engagés dans la fiction romanesque à qui Richard Flannagan redonne vie, cheminant dans leurs pensées intérieures et les révélant au lecteur tandis qu'ils se révèlent à eux — mêmes. Car Richard Flannagan à partir d'une histoire vraie laisse libre cours à son imagination qui mieux que tout peut atteindre la vérité profonde de ses personnages pour nous révéler des êtres vivants et non des momies aseptisées par l'Histoire.
Désirer Richard Flanagan éditions Belfond

Billet tranféré de mon ancien blog.

Merci à Dialogues croisés et aux éditions Belfond pour la lecture de ce très beau livre

LIVRE VOYAGEUR

jeudi 25 août 2011

La Voleuse de livres de Markus Zusak


La Voleuse de livres de Markus Zusak a reçu le prix Mille pages de la Jeunesse mais que l'on ne s'y trompe pas, ce livre n'est pas seulement destiné aux enfants, il peut être lu par tous et a une portée universelle. Il parle d'enfants de milieux modestes qui sont apparemment comme tous les autres, allant à l'école, se bagarrant avec les copains, jouant au football dans les rues du quartier, voleurs de pommes à leurs heures. Mais voilà! Nous sommes en Allemagne en 1939, les filles et les garçons sont enrôlés dans les jeunesses hitlériennes et apprennent le culte du Fürher et lorsque la guerre éclate l'apocalypse se déclenche.
Pas étonnant, alors, que ce soit la Mort qui prenne la parole et "Quand la Mort vous raconte une histoire vous avez tout intérêt à l'écouter." Le ton est donné! Surtout que nous ne sommes pas loin de Dachau et qu'il est impossible à tous d'ignorer le sort réservé aux juifs, que le père de Liesel, communiste, a disparu, que celle-ci voit mourir son petit frère dans le train qui l'amène chez des inconnus et que sa mère l'abandonne, pour la sauver, bien sûr, avant d'être déportée à son tour... mais quand on est une fillette d'à peine plus de neuf ans, peut-on accepter cela? Ce n'est pas sans souffrances qu'elle comprendra peu à peu ce qui se passe autour d'elle et pourra porter un jugement.
Pourtant Liesel, dans son malheur, va être entourée d'amour et de compréhension. Rosa et Hans Huberman, les parents adoptifs sont de magnifiques figures, extrêmement attachantes. Surtout le père, Hans Huberman, un simple ouvrier, qui entoure Liesel de son affection et lui apprend à lire. Si la petite voleuse de livres a commencé sa carrière dans le cimetière où elle a enterré son frère, (je vous laisse découvrir le titre du premier livre qu'elle a volé!) elle continuera par la suite pour satisfaire son amour de la lecture.. D'autres personnages aussi sont très réussis, d'une grande humanité, le jeune voisin, un garçon aux "cheveux jaune citron", nommé Rudy, Max, le juif que les Huberman cachent dans leur cave au péril de leur vie. C'est ce que j'aime particulièrement dans ce roman : au milieu du désespoir le plus noir, l'espoir survit grâce à l'amour. A la fin de sa vie, Liesel revoit "la longue liste des existences qui s'étaient mêlées à la sienne. Parmi elles, lumineuses comme des lanternes, il y avait Hans et Rosa Huberman, son frère, et le garçon dont les cheveux auraient à jamais la couleur du citron."
 Et puis il y a la Mort, personnage omniprésent, qui voit tout, qui sait tout de notre pauvre humanité, de notre folie, de la barbarie dont sont capables les hommes et si ses commentaires sont parfois d'un humour macabre, son récit retentit tristement, douloureusement, imprégné d'une lassitude infinie.
Ainsi l'originalité dont fait preuve l'écrivain en plaçant la Mort au centre du roman, en la choisissant comme narrateur, n'est pas gratuite. Elle renforce l'intensité dramatique du récit, elle nous permet de ne pas rester spectateur extérieur à l'action. Elle nous fait pénétrer dans les consciences, lire les pensées intimes des gens, assister sur tous les fronts, dans tous les pays en même temps, à la folie meurtrière engendrée par la terrible idéologie nazie. L'inversion des rôles, c'est la Mort qui a peur et non le contraire, pour être surprenante et humoristique, n'en est pas moins très forte. Elle permet d'accentuer encore l'horreur de ce qui s'est passé pendant la seconde guerre mondiale et cela justifie le propos général du roman qui est résumé par le jugement de la Mort sur l'Humanité :

"J'aurais voulu parler à la voleuse de livres de la violence et la beauté, mais qu'aurais-je pu dire qu'elle ne sût déjà à ce sujet? J'aurais aimé lui expliquer que je ne cesse de surestimer et de sous-estimer l'espèce humaine, et qu'il est rare que je l'estime vraiment. J'aurais voulu lui demander comment la même chose pouvait être à la fois si laide et si magnifique, et ses mots et ses histoires si accablants et si étincelants."

Un beau livre donc, au style surprenant, poétique mais non dénué d'ironie, où la tendresse alterne avec la cruauté.

A propos de La Voleuse de Livres j'ai découvert une interview très intéressante de l'écrivain australien sur le site :  Oh! éditions.
En voici un passage :
"Parlez-nous du personnage de la Mort.
Je voulais que la Mort soit à la fois différente et semblable à nous. Je voulais que la Mort fasse partie des grands éléments, au même titre que le ciel, les nuages, les arbres. Je voulais aussi qu’elle soit vulnérable. Elle a beaucoup de points communs avec les hommes, notamment leur face sombre. Une fois, je l’ai décrite effrayée par les hommes, je sais que j’avais le ton juste, bien que ce renversement de situation soit inattendu : pour une fois, c’est la Mort qui avait peur des hommes et non pas, comme c’est souvent le cas, l’inverse."
Le thème de l'amour contrepouvoir de la Mort :
"Dans La Voleuse de livres, la Mort dit nous raconter l’histoire d’une petite fille. Mais ne croyez-vous pas qu’un des messages du roman – au-delà de l’histoire – est la façon dont l’amour et la bonté peuvent avoir une sorte de pouvoir sur la mort ?
Je me suis essentiellement concentré sur le fait que l’homme porte en soi à la fois une grande beauté et une grande monstruosité, et tout notre combat est de faire émerger la beauté dont on est détenteur. Je crois, comme le dit le vieil adage, que la mort donne à la vie tout son prix. Savoir que nous ne sommes pas ici pour toujours nous fait apprécier les choses et ce sont souvent les démonstrations de bonté et d’amour qui, à la fin, nous définissent."
Voir le reste de l'interview en cliquant sur le lien:
http://www.oheditions.com/spip.php?page=interview&id_article=71



mardi 23 août 2011

Julia Leigh : Ailleurs


 Le livre de Julia Leigh Ailleurs est très serrée, condensé. Il tient plus de la nouvelle que du roman : peu de développement, pas d'analyse psychologique, pas d'explication ou si peu mais les faits bruts, denses, présentés avec une grande intensité. De cette brièveté, de cette épuration du style, naît la force du récit.
Les faits : dans une vaste demeure, en France, où vit la grand mère et ses serviteurs, arrive une femme, venue d'Australie, avec ses enfants. Elle fuit la brutalité de son mari en se réfugiant chez sa mère.  Son frère, accompagné de sa femme portant un petit "paquet" dans les bras, vient bientôt les rejoindre.
Les personnage principaux sont rarement nommés par leur prénom surtout Olivia qui est désignée comme "la femme", Andrew et Lucy comme "le petit garçon", "la petite fille". C'est presque comme s'ils étaient désincarnés ou plutôt comme s'ils étaient entre parenthèses, dans un lieu entre vie et mort, les limbes. Par contre la petite morte, l'enfant qui n'a pas eu le temps de vivre, accède au statut de personne par son prénom, Alice.
Le récit est encadré par deux paysages : L'un, aux couleurs délavées, représente "une campagne  sans relief, laide", plate. Situé au début de l'histoire, il correspond à l'arrivée de la femme avec ses deux enfants dans la demeure familiale, devant un portail fermé qui ne veut pas s'ouvrir pour l'accueillir.  L'autre, à la fin du récit, est le  jardin "animé et transformé par la lumière du soleil", au milieu des arbres taillés, des parterres de roses, de lotus; il représente le renouveau, l'espoir qui renaît en chacun d'entre eux, avec l'acceptation de la mort. il faut  en effet, ce sacrifice pour que tous puissent se remettre à vivre.
Entre les deux, une impression d'étouffement morbide, de trouble, de désespoir. Tous  les adultes sont blessés dans leur corps, dans leur âme. La plupart du temps ils sont vus à travers le regard du petit garçon, et c'est pourquoi ils paraissent  incompréhensibles, secrets. Parfois, pourtant, le narrateur permet au lecteur de surprendre des conversations qui lui donnent quelques clefs pour comprendre. L'enfant, lui, manque de repères, il est pris dans la violence de  sentiments qui le dépassent d'où  son désir de fuite pour se sauver lui et sa soeur. De là vient parfois l'étrangeté qui oblige le lecteur à suppléer par l'imagination aux lacunes volontaires du récit.
Le récit joue ainsi sur le fil du rasoir, il est toujours en suspens au bord de l'abîme et crée une sensation de malaise jusqu'au dénouement. Beaucoup de force dans ce roman!