Quand j'ai lu Souvenirs d'Enfance et de jeunesse d'Ernest Renan (1823-1892), je me suis attendue à des mémoires sur l'enfance, à la manière de Chateaubriand dans les premiers tomes des Mémoires d'Outre-Tombe, des souvenirs pleins de vie, de légèreté, d'humour et permettant de recréer et de faire vivre une période historique, une époque, une région, un milieu social, une mentalité. C'est bien le cas pour ces dernières caractéristiques sauf pour l'humour et la légèreté. Renan, à l'exception de quelques passages où il évoque son amie d'enfance, la petite Noémi, les histoires racontées par sa vieille mère comme celle de la fille du broyeur de lin, du Bonhomme Système, personnages pittoresques de la ville de Tréguier au XIX siècle… Renan, disais-je, est assez austère.
Il se lie difficilement avec autrui et son amitié est peu démonstrative. Dès sa jeunesse, il se destine à être prêtre, étudie avec les curés de sa ville natale, Tréguier, puis est pris au séminaire de Saint Nicolas du Chardonnet et enfin à celui de Saint-Sulpice. Ses études occupent une grande place dans une vie entièrement consacrée à l'esprit, l'intelligence et Dieu jusqu'au moment où il va perdre la foi non pas en Dieu mais dans le fondement de l'Eglise et la vérité des croyances chrétiennes. C'est parce qu'il a fait l'analyse et l'exégèse des textes saints originaux et en a découvert les contre-vérités et les faiblesses qu'il a renoncé à la prêtrise.
J'essayerai de montrer comment l'étude directe du Christianisme, entreprise dans l'esprit le plus sérieux, ne me laissa plus assez de foi pour être un prêtre sincère, et m'inspire, d'un autre côté, trop de respect pour que je pusse me résigner à jouer avec les croyances les plus respectables, une odieuse comédie.
L'homme ne m'est pas entièrement sympathique (un peu trop "empesé" ) et présente bien des contrastes, bien des dualités, parfois conservateur mais ouvert sur l'avenir, idéaliste par goût, réaliste par pessimisme, cérébral mais enthousiaste sur le progrès et les sciences, froid mais parlant de ses maîtres avec sympathie.. Il est aussi intelligent, rationnel, érudit, juste dans son appréciation des autres, modéré dans ses assertions qui se fondent toujours sur la raison et des études savantes et approfondies. On sent une intelligence hors du commun et en cela il impressionne. Et puis il y a le style, beau et généralement maîtrisé car il tient la bride à ses sentiments, se laissant rarement aller au lyrisme et encore moins à l'emphase romantique que l'on retrouve chez certains écrivains romantiques.
Tout me prédestinait donc bien réellement au romantisme non de la forme (je compris assez vite que le romantisme de la forme est une erreur, que, s'il y a deux manières de sentir et de penser, il n'y a qu'une seule forme pour exprimer ce que qu'on pense et ce qu'on sent), mais au romantisme de l'âme et de l'imagination.
Bien que j'aie trouvé certains passages longs et ennuyeux, je me suis accrochée à ma lecture et j'ai aimé des passages descriptifs et certaines réflexions et pensées philosophiques ou politiques. En voici quelques unes :
La Bretagne : Son amour pour son pays d'origine, la Bretagne et sa ville natale Tréguier, s'exprime dans de belles pages pleines de sensibilité qui ouvrent la porte à l'imagination. Il nous explique l'Histoire de Bretagne, analyse le caractère breton et les croyances celtes, parle des saints bretons et de leurs particularités fantaisistes, parfois cocasses.
Une des légendes les plus répandues en Bretagne est celle d'une prétendue ville d'Is, qui, à une époque inconnue, aurait été engloutie par la mer. On montre, à divers endroits de la côte, l'emplacement de cette cité fabuleuse, et les pêcheurs vous en font d'étranges récits. Les jours de tempête, assurent-ils, on voit, dans le creux des vagues, le sommet des flèches de ses églises ; les jours de calme, on entend monter de l'abîme le son de ses cloches, modulant l'hymne du jour. Il me semble souvent que j'ai au fond du coeur une ville d'Is qui sonne encore des cloches obstinées à convoquer aux offices sacrés des fidèles qui n'entendent plus. Parfois je m'arrête pour prêter l'oreille à ces tremblantes vibrations qui me paraissent venir de profondeurs infinies, comme des voix d'un autre monde. Aux approches de la vieillesse surtout, j'ai pris plaisir, pendant le repos de l'été, à recueillir ces bruits lointains d'une Atlantide disparue.
Dès lors j'étais aimé des fées, et je les aimais. Ne riez pas de nous autres, Celtes. Nous ne ferons pas le Parthénon, le marbre nous manque; mais nous savons prendre à poignée le coeur et l'âme; nous avons des coups de stylet qui n'appartiennent qu'à nous; nous plongeons les mains dans les entrailles de l'homme, et, comme les sorcières de Macbeth, nous les en retirons pleines de secrets infinis. Cette race a au coeur une éternelle source de folie. Le "royaume de la féerie", le plus beau qui soit en terre, est son domaine.
La liberté :
Le but du monde est le développement de l'esprit, et la première condition du développement de l'esprit c'est la liberté. Le plus mauvais état social, c'est l'état théocratique, comme l'islamisme et l'ancien Etat pontifical, où le dogme règne directement d'une manière absolue. Les pays à religion d'Etat comme l'Espagne ne valent pas beaucoup mieux. Les pays reconnaissant une religion de la majorité ont aussi de graves inconvénients. Au nom des croyances réelles ou prétendues du grand nombre, l'Etat se croit obligé d'imposer à la pensée des exigences qu'elle ne peut accepter. La croyance ou l'opinion des uns ne saurait être une chaîne pour les autres.
La foi en l'avenir
J'aime le passé, mais je porte envie à l'avenir. Il y aura eu de l'avantage à passer sur cette planète le plus tard possible. Descartes serait transporté de joie s'il pouvait lire quelque chétif traité de physique et de cosmographie écrit de nos jours. Le plus simple écolier sait maintenant des vérités pour lesquelles Archimède eût sacrifié sa vie. Que ne donnerions-nous pas pour qu'il fût possible de jeter un coup d'exil furtif sut tel livre qui servira aux écoles primaires dans cent ans?
Il ne faut pas pour nos goût personnels, peut-être pour nos préjugés, nous mettre en travers de ce que fait notre temps. Il le fait sans nous, et probablement il a raison.
L'éducation
L'essentiel, en effet, ce n'est pas la doctrine enseignée, c'est l'éveil.
La religion
Et qui reste juge en dernier lieu des titres de la foi, si ce n'est la raison?
La mort
Je serais désolé de traverser une de ces périodes d’affaiblissement ou l’homme qui a eu de la force et de la vertu n’est plus que l’ombre ou la ruine de lui-même et souvent à la grande joie des sots, s’occupe à détruire la vie qu’il avait laborieusement édifié. Une telle vieillesse est le pire don que les dieux puissent faire à l’homme. Si un tel sort m’était réservé, je proteste d’avance contre les faiblesses qu’un cerveau ramolli pourrait me faire dire ou signer. C’est Renan sain d’esprit et de cœur comme je le suis aujourd’hui, ce n’est pas Renan à moitié détruit par la mort et n’étant plus lui-même, comme je le serai si je me décompose lentement, que je veux qu’on croie et qu’on écoute.
Lecture commune avec Nathalie de Mark et Marcel ICI