Désirer de l'écrivain australien Richard Flanagan est un beau roman plein d'émotion et de finesse, une de ces œuvres que l'on referme avec un pincement au cœur. Dans ce roman où le théâtre a un rôle primordial, c'est à une tragédie que l'on assiste et celle-ci se joue aussi bien sur le plan collectif, déportation et élimination des aborigènes en Tasmanie, qu'individuel, les personnages sacrifiant la vérité de leurs sentiments aux fausses valeurs de la société. De là, ce titre — Désirer, cet infinitif, traduction de l'anglais « wanting », d'abord énigmatique et qui prend peu à peu tout son sens : chaque personnage s'agite sur une scène pleine de bruit et de fureur pour reprendre l'image de Shakespeare, agitation vaine où les aspirations, les désirs se voient sacrifiés à une morale rigide, à des conventions sociales qui nient les sentiments, l'amour, la liberté et par là, la vie. Chacun passe à côté de l'essentiel et se retrouve face au néant de son existence.
Désirer présente  deux récits parallèles dans l'espace, en Tasmanie et à Londres, mais  décalés au point de vue de la chronologie :
En Tasmanie, Sir John et  lady Jane Franklin, vice-roi et vice - Reine  de la Terre de Van Diemen,  adoptent une petite fille aborigène nommée  Mathinna pour prouver  « scientifiquement » que les « sauvages » peuvent  être civilisés et  éduqués comme des Anglais.
À Londres, des années après, Lady Jane  Franklin rencontre Charles  Dickens. Ce qui de prime abord lie ces deux  êtres pourtant si opposés  est un fait historique dont Richard Flanagan  s'est inspiré. Sir John  partit en expédition polaire avec des officiers  et son équipage n'est  jamais revenu et est accusé de cannibalisme  d'après le témoignage d'une  peuplade esquimau. Lady Jane demande à  Dickens, alors le plus célèbre  écrivain de l'Angleterre victorienne, de  prendre la défense de son mari  et de réhabiliter sa mémoire. Ce que fait  Dickens et ce qui lui  inspire une pièce de théâtre qu'il écrit avec  Wilkie Collins : Glacial abîme.
Mais au-delà de l'anecdote, les  liens qui  unissent cette femme de la haute société et cet homme qui a  souffert de  son humble origine, mais est devenu, par son génie, l'égal  d'un roi,  sont plus complexes. Et d'abord, très profondément ancrés en  eux, la  certitude de la supériorité de la civilisation anglaise et  chrétienne.  Ainsi, l'écrivain fonde la présomption d'innocence de  l'explorateur sur  la grandeur morale de l'anglais qui ne peut être  confondu par « une  poignée répugnante d'individus non civilisés dont la  vie quotidienne se  déroule dans le sang et le blanc des baleines ». Le  livre est donc  prétexte à dénoncer le colonialisme et ses maux, racisme,  paternalisme,  incompréhension et mépris des autres civilisations.  Ainsi, dans la  colonie pénitentiaire de Wibalenna sur l'île Flinders où  Lady Jane en  visite avec son mari découvre Mathinna et, séduite par la  grâce et la  vivacité de la fillette, décide de l'amener loin de son  peuple, cent  trente-cinq aborigènes de l'île Tasmanie furent transportés  pour y  « être civilisés et christianisés » sous la direction d'un  prédicateur  George Augustus Robinson qui se pare du titre de Protecteur.  Tout cela  au nom d'une civilisation qui affirme sa supériorité et qui,  tout en  prenant aux autochtones leur terre et leur moyen de subsistance,  pense  faire leur bien en leur imposant ses critères. Le récit se teinte  alors  d'une ironie terrible qui fait naître un sentiment d'horreur et  de  tristesse : « À part le fait que ses frères  noirs continuaient à  trépasser au rythme d’un par jour, quasiment, note  le Protecteur, il  fallait admettre que la colonie donnait satisfaction  à tous les  égards. »
Mais ce sentiment de supériorité, s'il est   fatal à ceux qui en sont les victimes, se retourne assez curieusement   contre ceux qui l'éprouvent. Et c'est ici que le titre du roman Désirer   prend toute sa valeur, car le désir sous toutes ses formes engendre la   douleur.
Désir d'amour. Lady Jane qui n'a jamais pu avoir d'enfant  ne  peut s'abandonner aux sentiments maternels qu'elle éprouve pour   Mathinna, la petite fille noire devenue objet d'étude et ravalée au rang   d'animal de laboratoire lorsque le projet échoue. Et elle se retrouve   ainsi face à sa solitude, étreinte par une douleur « comme un châtiment   terrible ».
Désir pervers. C'est sir John qui cède au désir contre  nature  qu'il éprouve pour la fillette et qui devra en payer le prix,  « le  sentiment de sa propre horreur », car dit Charles Dickens :
« On peut avoir ce que l'on veut, mais  on découvre qu'il y a toujours un  prix à payer. La question est  celle-ci : peux-tu payer ? »
Désir de  liberté : Mathinna retrouvant les siens sur l'île  Flinders jette ses  sabots dans un bosquet d'arbres. Geste symbolique,  mais désir vain.  L'éducation qu'elle a reçue chez Lady Jane fait  qu'elle n'appartient  plus à aucune civilisation.
Ainsi, Charles Dickens cherche à dompter  son « cœur indiscipliné » et son amour naissant pour l'actrice Ellen  Ternan :
« Nous avons tous des sentiments et des  désirs, écrit-il,  mais seuls les sauvages acceptent de les assouvir ».  Pourtant, la pièce  de théâtre, Glacial abîme, va consacrer le  cheminement final et inverse  de Dickens et de Lady Jane. Contrairement à  cette dernière, Charles  Dickens au cours de cette pièce où il est  auteur et acteur à la fois, en  interprétant ce texte qui révèle « toute  son âme », va apprendre à  céder au désir et se libérer :
« Il ne pouvait plus imposer de  discipline à  son cœur indocile. Et lui, cet homme qui avait passé toute  une vie à  croire que céder au désir était la caractéristique du sauvage  se rendit  compte qu'il ne pouvait plus rejeter ce qu'il voulait. »
Car  l'autre thème de ce roman, et non des  moindres, est celui de la  création littéraire, une réflexion qui se  révèle passionnante ; on y  voit comment Dickens emprunte à sa vie des  éléments pour construire ses  œuvres, mais aussi comment, dans un effet  boomerang, la fiction  romanesque finit par devenir à ses yeux plus  vraie que la vie réelle.  Ainsi, l'on assiste à l'élaboration de Glacial  abîme dont l'auteur est à  l'origine Wilkie Collins. Mais son ami,  Charles Dickens s'empare  bientôt d'un personnage, Robert Wardour, pour  le faire sien, lui donner  ses pensées, ses sentiments, ses peurs, et  finalement jouer sur scène sa  propre vie, parvenant ainsi à agir sur  elle, à l'infléchir comme si  l'écrivain ne pouvait découvrir sa vérité  qu'à travers le filtre de ses  personnages.
Enfin, pour couronner le plaisir de  cette  lecture, l'heureuse surprise qui me met en face de deux auteurs,   Charles Dickens et Wilkie Collins, que je fréquente beaucoup en ce   moment et qui répond  aux questions que je me pose sur eux. Ceci d'une   manière telle qu'il me semble rencontrer deux amis, personnages réels   engagés dans la fiction romanesque à qui Richard Flannagan redonne vie,   cheminant dans leurs pensées intérieures et les révélant au lecteur   tandis qu'ils se révèlent à eux — mêmes. Car Richard Flannagan à partir   d'une histoire vraie laisse libre cours à son imagination qui mieux que   tout peut atteindre la vérité profonde de ses personnages pour nous   révéler des êtres vivants et non des momies aseptisées par l'Histoire.
Désirer  Richard Flanagan éditions Belfond
Billet tranféré de mon ancien blog.
Merci à Dialogues croisés et aux éditions Belfond pour la lecture de ce très beau livre
LIVRE VOYAGEUR


 
