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jeudi 19 septembre 2024

David Cecil : Un portrait de Jane Austen


 

J’ai retrouvé sur une étagère de ma maison lozérienne, cet été, un vieux livre tout gondolé intitulé Un portrait de Jane Austen de David Cecil. Nul doute qu’il appartienne à l’une de mes trois filles puisqu’elles ont eu chacune leur période Jane Austen et nul doute aussi qu’il ait trempé dans une baignoire (du genre livre que l’on ne peut abandonner même pour aller se laver) comme en témoigne l’état piteux de cette relique !



J’ai dont lu ce pauvre rescapé qui avait échappé à ma vigilance ! Le lire c’est entrer dans la vie de Jane Austen et de sa famille, de sa soeur Cassandre qui était très proche d'elle mais qui a détruit la plus grande partie de ses lettres, de ses sept frères et ses nièces qu’elle aimait beaucoup et qui ont laissé des témoignages sur elle. Son neveu James Edward Austen Leigh a d’ailleurs écrit un livre de souvenirs sur sa tante. Mais je ne vais pas m’étendre sur les faits biographiques assez succincts du livre de David Cecil, je retiendrai avant tout son analyse de l’Angleterre du XVIII siècle pour expliquer l’oeuvre de l’écrivaine.

Jane Austen musée de Bath

Il y a une époque de ma vie où j’ai écrit sur Jane Austen dans mon blog (à la suite d’un voyage à Bath) et où je répétai d’un billet à l’autre que Jane Austen n’était pas romantique. Je suppose que celles qui m'ont lue alors devaient en avoir par dessus la tête de mes obsessions littéraires ! Mais là, pour cette biographie,  ce n’est pas de ma faute ! Comment commence David Cecil ? Devinez ? Il nous dit que Jane Austen, bien qu’ayant vécu un partie de sa vie d’adulte après 1800, appartient en fait au XVIII siècle par l’esprit (l’ironie, le côté comique de sa peinture de la nature humaine, la causticité et parfois la méchanceté car les ridicules l'énervent ! ) et par le style (loin des envolées lyriques du romantisme, par sa sobriété, sa concision, sa retenue). 

Vivant dans une famille aisée de la gentry campagnarde, elle est tout à fait à l’aise dans son milieu et épouse entièrement les idées de l’Angleterre du XVIII dont on retrouve les caractéristiques dans son oeuvre. Il ajoute que Jane Austen - à qui certains reprochent de n’avoir décrit qu’une société restreinte, celui de sa classe sociale, d’une bourgeoisie ou d’une petite noblesse campagnarde aisée -,  était très consciente de ses possibilités. 

« Je ne pourrai pas plus écrire un roman historique qu’un roman épique écrit-elle. (…) et si par hasard je pouvais m’y résoudre sans me moquer de moi-même ou du monde, je mériterais d’être pendue avant la fin du premier chapitre ».

Elle décrivait son milieu mais avec une connaissance de la nature humaine et un sens de la dérision qui fait que la plupart de ses oeuvres sont à la fois pleines de finesse et d’humour.

Walter Scott qui l'admirait beaucoup disait regretter que  "Cette exquise délicatesse qui rend les choses et les gens ordinaires intéressants dans leur banalité grâce à la vérité de la description et des sentiments..." lui soit refusée.

"En somme, écrit David Cecil, on peut décrire l’oeuvre de Jane Austen comme une peinture de la vie sociale et domestique sous la plume d’une femme et sur le mode comique."

 

Ozias Humpfry : Jane Austen

Mais quelle est cette société ?


L’Angleterre du XVIII siècle n’est pas une société démocratique mais hiérarchisée « dirigée par une oligarchie héréditaire des nobles et de châtelains dans laquelle tous acceptent les distinctions de rang comme relevant de l’ordre naturel des choses tel qu’il a été établi par Dieu ». »

Jane Austen ne remet jamais en question cet ordre social. L’individu doit régler sa conduite sur des critères définis  : le réalisme et le bon sens. Ainsi, même si Jane Austen admet les désordres de la passion et du désir charnel, elle pense qu’ils doivent être contrôlés par la raison. De même, elle estime que l’on ne doit pas se marier sans amour, uniquement pour des raisons financières,. Par contre, il  n’est pas raisonnable, non plus, de mépriser l’argent et la réussite sociale, ce qui serait contraire au bon sens.

Raison et sentiment comme le titre l’indique en est une démonstration qui oppose les soeurs Elinor (la raison) et Marianne (La passion). Mais le réalisme et le bon sens, précise Cecil, s’accompagnent d’un certain pessimisme. On doit rester à sa place et se contenter de ce que l’on a, la vie ne satisfait pas les passions et ne fait pas de miracles. C’est ce qu’apprend Marianne qui, après avoir failli mourir par amour, épouse un homme honorable qu’elle aime « raisonnablement »!  Seule Elizabeth de Orgueil et préjugés  échappe à  la règle et  monte dans l’échelle sociale en épousant Darcy mais c’est parce qu’elle a su faire preuve de mesure et de sagesse et a su maîtriser son orgueil et combattre ses préjugés.

Car la seconde règle du XVIII siècle est la morale : bienveillance, prudence, honnêteté, respect de la famille, obéissance à ses parents, esprit civique et amour de Dieu. Là encore un foi solide et contenue aux antipodes des tourments du doute ou du mysticisme exalté.
Jane Austen est très croyante mais sans pudibonderie contrairement à ce qui se passera après dans l’Angleterre victorienne. Son oeuvre est morale mais elle donne rarement des « leçons » de morale. C’est surtout sa philosophie de la vie qu’elle exprime dans ses récits sauf une exception : Mansfield Park.
C’est d’ailleurs le roman que j’aime le moins de Jane Austen dans lequel son héroïne Fanny Price est une bigote pudibonde qui fait la paire avec son pasteur Edmond (qu’elle  va épouser). Elle réprouve les  activités théâtrales de ses cousins, refusant d’y participer et critiquant le manquement à la bienséance et aux bonnes moeurs. Qu’arrive-t-il à Jane Austen dans ce livre ? Si ce n’est pas une leçon de morale, cela?  Sa Fanny Price ne manquerait-elle pas de fantaisie ? Quelle rigidité ! Mais il faut dire que le personnage de Fanny Price est plus complexe que l’on veut bien le penser. D’une part, elle paraît soumise, bégueule, moralisatrice et sans grande personnalité, d’autre part elle résiste à son oncle qui veut la marier à Henry Crawford qu’elle n’aime pas et nul ne pourra fléchir sa volonté ! Il faudrait donc approfondir le personnage mais, à priori, je n’aime pas ce côté moralisateur.

Lire cette biographie m’a redonné envie de relire Persuasion que, contrairement aux autres romans, je n’ai pas lu plusieurs fois. David Cecil explique que le ton est plus grave et que l’on sent la maturité de Jane par rapport à ses oeuvres de jeunesse.  Elle avait quarante ans quand elle l'écrivait, était malade et elle allait bientôt mourir. Je vous parlerai donc bientôt de Persuasion.



jeudi 28 décembre 2023

Ellen J. Levy : Le médecin de Cape Town

 

Dans le roman Le médecin de Cape Town, Ellen J. Levy  nous raconte l'histoire de Margaret Ann Bulkley, irlandaise, née à la fin du XVIII siècle, devenue chirurgienne en se faisant passer pour un homme à une époque où le savoir est interdit aux femmes.

 

James Barry peintre, oncle de Margaret Bulkley

C’est la ruine de son père, emprisonné pour dette, qui précipite le destin de Margaret en la plongeant, elle et sa mère, dans une situation précaire. Son oncle, le célèbre peintre James Barry décède après leur  avoir refusé son aide. Aussi, c’est avec le soutien de son tuteur vénézuélien, le général Fernando de Mirandus, qui lui servit de professeur et lui ouvrit sa bibliothèque et avec l’accord de sa mère, qu’elle décide de prendre une identité masculine afin de pouvoir s’inscrire à l’université de médecine d’Edimbourg interdite aux femmes. Elle emprunte alors le nom de son oncle auquel elle ajoute celui du général et devient James Miranda Barry. Elle obtient son doctorat de médecine en 1812 à l’université d’Edimbourg et devient chirurgien militaire après avoir passé son examen au Collège Royal de chirurgie à Londres en 1813.
 

James Miranda Barry, chirurgien
 

Nommée au Cap, elle devient inspecteur médical pour la colonie. Elle se lie d’amitié avec le gouverneur Lord Charles Somerset et tous deux sont soupçonnés d’homosexualité,  délit sévèrement réprimé à l’époque, ce qui crée un scandale. Elle est obligée de quitter le Cap pour l’île Maurice et ne revient en Angleterre que pour assister aux funérailles de Lord Somerset. C’est ainsi qu’Ellen Levy a choisi de terminer son roman.  Après la mort du Lord, l’écrivaine résume ensuite dans un bref épilogue les trente ans de vie de James Barry à travers le monde et ce qui a trait à son métier de médecin. On sait qu’il effectua la première césarienne en Afrique, lutta contre le choléra, la syphilis, améliora l’hygiène publique et la prise en charge de la santé des soldats.

Le roman d’Ellen J. Levy est intéressant à plusieurs titres. Dans une premier partie qui présente l’enfance et la formation universitaire de le jeune fille ainsi que sa transformation du féminin au masculin, l’écrivaine nous présente un personnage qui a réellement existé et qui a eu une vie hors du commun. Bien sûr, l’on ne sait pas tout sur le docteur Barry mais Ellen Levy s’est appuyée sur des faits avérés pour retracer son histoire. Pour le reste, elle a dû laisser libre cours à son imagination.
Toute la première partie du roman m’a beaucoup plu car elle présente la société et la condition féminine de ce début du XIX siècle dans laquelle la femme n'a aucun doit et doit rester dans l'ombre pour ne pas déranger l’ordre établi.

 "Naturellement, c'était illégal d'être une femme sur un bateau de la marine. Il existait tellement de situations où les femmes étaient illégales – la médecine, l'armée, l'université. A en croire la loi, le sexe féminin devait être une puissance monstrueuse – risquant à tout moment de dépasser les hommes, constituant une terrible menace -, une force redoutable pour entraîner de telles contraintes. Il semblait que nous étions plus dangereuses que l'opium, la poudre à canon ou les Enclosure Acts combinés."

 
Elle nous amène aussi à une réflexion sur ce que c’est qu’être homme ou femme ou tout simplement ce que c'est qu'être ! Il ne suffit pas d’un changement de vêtements. Au début, Margaret s’entraîne à devenir James Barry mais elle ne le sera vraiment qu’en prenant conscience que c’est son intériorité qu’il faut modifier. Vivre en tant que femme, c’est vivre sous contrainte, sous éteignoir, éviter de donner son avis, cacher son intelligence, être conforme aux exigences de la société. Vivre en tant qu’homme, c’est vivre librement, au grand jour. En fait, c’est être elle-même !

« Malgré ma petite stature, j’avais le maintien des hommes libres, me comportais comme si j’appartenais au monde, ou plutôt comme si le monde m’appartenait. Ce n’étaient pas mes vêtements qui les convainquaient, c’était ma conduite : on voyait dans ma démarche que mon corps m’appartenait. On voyait dans ma démarche que j’avais le monde en héritage, que j’étais un fils fortuné. »
« Ils ont raison bien sûr, ceux qui disent que je n'étais pas une femme faisant semblant d'être un homme : j'étais quelque chose de bien plus choquant – j'étais une femme qui avait arrêté de faire semblant d'être autre chose, une femme qui n'était qu'une personne, l'égale de n'importe qui d'autre – en étant simplement moi-même : une personne qui avait de l'esprit, était difficile, charmante, têtue, brillante, en colère, je ne faisais plus semblant de ne pas être cette personne ».
 

Elle nous présente aussi la formation des étudiants en médecine, les difficultés que rencontre James  pour tenir son rôle, en ce qui concerne la sexualité, les règles, la nécessité de porter des bandages pour comprimer les seins, dans un monde exclusivement masculin.

James Barry et son serviteur


Par contre, j’ai beaucoup moins aimé la suite, la deuxième partie, lorsqu’elle arrive au Cap. Là où j’aurais voulu des renseignements précis sur le métier du chirurgien à cette époque, la description de ce que représentait son travail et les innovations qu'il avait apportées,  il n’y a que quelques allusions. Ce qui intéresse Ellen Levy, c’est d’abord l’histoire d’amour avec Lord Somerset. Barry devient un mondain, qui fréquente la haute société, un dandy qui s’habille avec raffinement - ce qui est attesté -  mais elle est aussi une amante, puis une femme enceinte qui doit renoncer à son enfant. La part d’imagination est importante ici car l’on n’a jamais su exactement ce qu’il en était de la vie amoureuse de Barry. Personnellement, c’était ce qui m’intéressait le moins et du coup, j’ai éprouvé une petite déception pour ce roman même si j’ai apprécié de connaître le destin de cette femme hors norme. 


LC avec Je lis, Je blogue ICI

A Girl From Earth ICI

Voir Keisha ICI

vendredi 8 septembre 2023

Henri Troyat : Zola


 

Après avoir vu au festival d'Avignon, cet été, Les Téméraires, une pièce de Charlotte Matzneff, qui réunit Emile Zola et Méliès dans la lutte contre l’antisémitisme et l’injustice à propos de l’affaire Dreyfus, j’ai voulu en savoir plus sur Emile Zola afin de démêler ce qui est historique dans la pièce et ce qui appartient à l’imagination de l’auteur. 

 

Zola, Jeanne et leurs enfants


La biographie d’Emile Zola de Henri Troyat est une oeuvre agréable à lire, qui se lit comme un roman. Les faits marquant de la vie de Zola y sont relatés, sa naissance à Aix-en-Provence, son admiration pour son père, ingénieur, qui meurt lorsque l’écrivain est encore un enfant, laissant la famille dans la gêne, les humiliations subies à l’école en tant que fils d’Italien et son attachement à la France - il doit demander sa naturalisation - son amitié avec Cézanne et plus tard sa brouille, son double foyer, entre sa femme Alexandrine et sa maîtresse Jeanne qui lui donne des enfants qu’il adore, et sa prédilection pour la photographie qui a marqué son oeuvre.
 Et puis son combat pour la justice et contre l’antisémitisme, le célèbre J’accuse, l’exil en Angleterre, les ennemis qui s’acharnent sur lui et sa famille, et sa mort en 1902, empoisonné par le monoxyde de carbone, la nuit, dans son lit, plus tard le transfert de sa dépouille au Panthéon, en 1908, à laquelle assistait Dreyfus. Ce que je ne savais pas, c’est que ce dernier fut blessé au bras à la sortie de la cérémonie par un tir de pistolet, échappant ainsi à une tentative d’assassinat.  

 

Nana


Mais ce qui m’a le plus intéressée dans cette biographie c’est la manière dont il a été traité en France, la haine qui a déferlé sur lui alors qu’il était reconnu partout comme un grand écrivain et reçut à l’étranger avec tous les honneurs, en particulier en Italie, bien sûr. Ce qui ne l’a pas empêché, d'ailleurs, d’obtenir en France un vif succès de lecture auprès du public, ses chiffres de vente le prouvent, et une notoriété grandissante malgré les inimitiés.
En effet, ces ouvrages suscitent la plupart du temps l'indignation et sont enveloppés d'une aura de scandale. Avec Nana, par exemple, on lui reproche d’attenter aux bonnes moeurs et les critiques sont d’une bassesse affligeante, n’épargnant pas sa vie intime, certains de ses faux « amis »,  dont Edmont Goncourt, se servant de ses confidences pour le traîner dans la boue et l’accuser d’obsessions sexuelles, d’obscénité, de pornographie. Ainsi, on reproche à cet homme chaste d’assouvir ses fantasmes sexuels par procuration dans ses écrits mais plus tard, alors que sa relation avec Jeanne est connue, on le traitera de vieillard lubrique.

« Le marquis de Sade dans ses œuvres immondes… croyait, à ce qu’on assure, entreprendre un oeuvre morale. Cette manie le fit enfermer à Charenton. La manie de Zola n’est pas aussi aiguë, et, de nos jours, on laisse souvent la pudeur se venger seule. Mais Nana, comme Justine, relève de la pathologie. C’est l’éréthisme commençant d’un cerveau ambitieux et impuissant qui s’affole de visions sensuelles. » ( Louis Ulbach , écrivain )

Heureusement, Flaubert s’écrie :  «  Un livre énorme, mon bon ! » et « Nana tourne au mythe sans cesser d’être réelle! »

 

La débâcle

La débâcle où il raconte et analyse la défaite de Sedan suscite un tollé sans pareil. Que n'avait-il pas fait ? Critiquer l'armée française, parler d'une défaite française ! Les milieux monarchiques, catholiques, nationalistes, militaristes, lui reprochent d’avoir avili l’armée et outragé l’honneur français, d’avoir chercher à saper le moral des français. 

« La débâcle est un cauchemar, un honteux cauchemar, aussi malsain  qu’antipatriotique. » (L’abbé Théodore Delamont )

"Zola devine, écrit Henri Troyat, qu’une coalition de militaires effrénés, défenseurs du drapeau, d’ecclésiastiques étroits, partisans de l’ordre public à tout prix, et d’ennemis de la liberté de parole se forme insidieusement pour lui barrer la route. On ne lui reproche plus la violence de ses livres mais leur signification politique. Tous ces gens se proclament plus français que lui. Jusqu’où iront-ils dans leur haine de la vérité ? » 

 

Le capitaine Deyfus

 


C’est avec sa prise de position dans l’affaire Dreyfus que la haine est à son comble.  Dans un article du Figaro, Zola écrit en décembre 1897 quand il acquiert la certitude de l’innocence de Dreyfus :

« Ce poison c’est la haine enragée des juifs, qu’on verse au peuple chaque matin, depuis des années. Il sont un bande à faire ce métier d’empoisonneurs, et le plus beau, c’est qu’ils le font au nom de la morale, au nom du Christ, en vengeurs et en justiciers. »

Au Sénat, des cris de haine retentissent : « Pot-Bouille ! Zola la Honte ! Zola l’Italien ! » 7 décembre 1897

« A l’heure actuelle Zola est le plus roublard de la littérature, il dégote les juifs… »  (Goncourt journal)

Et c’qui eut été plus épatant/ C’est que le père Zola la Mouquette/ N’eût pas foutu son nez dedans/ Pour en tirer un brin d’galette ! (Les chansonniers)

Dans les rues on crie : "A Mort Zola !".  On insulte le  "Signor Emilio Zola",  "Zola la Débâcle"  "Zola souteneur de Nana" …

Jeanne et ses enfants reçoivent des menaces de mort. Zola les fait déménager.

Dans la nuit du 11 au 12 janvier 1898 dans l’Aurore, gazette de Clémenceau, paraît J’accuse ! adressée au président de la République Félix Faure. En voici la conclusion que je cite ici juste pour le plaisir de la relire :


Mais cette lettre est longue, monsieur le Président, et il est temps de conclure.


J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d’avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables.

J’accuse le général Mercier de s’être rendu complice, tout au moins par faiblesse d’esprit, d’une des plus grandes iniquités du siècle.

J’accuse le général Billot d’avoir eu entre les mains les preuves certaines de l’innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s’être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-justice, dans un but politique et pour sauver l’état-major compromis.

J’accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s’être rendus complices du même crime, l’un sans doute par passion cléricale, l’autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l’arche sainte, inattaquable.

J’accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary d’avoir fait une enquête scélérate, j’entends par là une enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un impérissable monument de naïve audace.

J’accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, d’avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu’un examen médical ne les déclare atteints d’une maladie de la vue et du jugement.

J’accuse les bureaux de la guerre d’avoir mené dans la presse, particulièrement dans l’Éclair et dans l’Écho de Paris, une campagne abominable, pour égarer l’opinion et couvrir leur faute.

J’accuse enfin le premier conseil de guerre d’avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j’accuse le second conseil de guerre d’avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable.

En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m’expose.

Quant aux gens que j’accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n’ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de la vérité et de la justice.

Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour !

J’attends.

 Ce n’est pas sans raison que la mort de Zola est restée suspecte. On a retrouvé des gravats dans sa cheminée, qui ont bouché le conduit empêchant une évacuation normale, ce qui a entraîné la mort de l’écrivain. Alexandrine, sa femme n’en a réchappé que de justesse.

Pendant de longues années, Emile Zola a donc déchaîné les passions tant pour son oeuvre que pour ces idées et ces combats.  Ce qui ne l’a pas empêché de présenter sa candidature à l’Académie française et il le fera 25 fois !  Il était bien évident qu’étant donné ses idées il ne pourrait jamais l’être ! Mais peut-être s’obstine-t-il pour démontrer par l’exemple le crédit que l’on peut accorder à cette institution quand on voit tous les inconnus qui lui ont été préférés … et tous ceux aussi qui ont été refusés : Baudelaire, Stendhal, Maupassant, Dumas, Verlaine, Proust, Hugo à quatre reprises, Balzac à deux reprises ! …  Mais cela c'est moi qui l'ajoute,  et là, n’est pas le sujet !

 

Alexandrine Zola

Je ne saurai pas si les Zola ont été vraiment victimes d'un attentat à la bombe qui a arraché la porte de leur maison au moment de l'Affaire comme il est dit dans la pièce de théâtre. Ce qui m’a aussi manqué dans cet ouvrage - car j’aurais voulu en savoir plus sur elle -, c’est le rôle qu’Alexandrine a joué pour soutenir l'oeuvre et défendre le combat d'Emile. La pièce de théâtre en fait une femme admirable qui aide et soutient son mari. Cette biographie ne lui accorde qu’une place secondaire, tout en lui reconnaissant une certaine grandeur d’âme pourtant, quand, après la mort de son époux, elle fait reconnaître les enfants de Zola qui pourront désormais porter son nom. Sinon, en dehors de nous répéter qu’elle était laide et avait de la moustache, (celle dont Edmont Goncourt vantait les beaux yeux noirs), Troyat n’a pas grand chose à dire sur elle comme si une femme ne pouvait être jugée que par son  physique. Encore patriarcal, le papa Troyat en 1992 ! Il existe une livre sur madame Zola et un autre écrit par sa fille Denise. Ce qui doit être une manière  de compléter cette biographie.

lundi 4 septembre 2023

André Maurois : Olympio ou la vie de Victor Hugo



Depuis la dernière biographie que j’ai lue de Victor Hugo où l’auteur Henri Gourdin avait une si violente horreur du poète ( non du poète mais de l’Homme) qu’il voulait le voir « dépanthéoniser », j’ai eu envie de lire une autre biographie moins partisane car cette lecture m'était restée un peu en travers de la gorge!

« Victor au Panthéon, est-ce irréversible?
Sachant ce qu’il saura à la fin de ce livre, le lecteur pourra se demander si le vécu de Victor Hugo justifie de le montrer en exemple aux générations montantes… » Les Hugo Henri Gourdin Ici

Et c’est chose faite avec Olympio ou la vie de Victor Hugo d’André Maurois qui d'ailleurs n'est pas réellement une réponse à Henri Gourdin (2016) puisqu'elle est antérieure (1954). 

Pourquoi Olympio ? Le biographe fait allusion au poème de Victor Hugo La tristesse d’Olympio dans le recueil Les Rayons et les Ombres

Les critiques  n'ont pas été tendres envers le poète : «  Il est fâcheux que le nom d’Olympio soit un nom absolument impossible; mais l’intention de M. Hugo, en créant ce barbarisme est assez manifeste. Il est évident que, dans sa pensée, l’idée de lui-même s’associe à l’idée du Jupiter Olympien… Comme il eut été de mauvais goût de dire : je suis le premier homme de mon temps, Monsieur Hugo se met sur un trône et s’appelle Olympio  Tel est  l'article du fielleux Gustave Planche dans La Revue des deux mondes, qui dénie même à Hugo tout talent de poète, ne lui concédant que le titre d'habile faiseur de vers. Et André Maurois de commenter : « La haine aveugle le goût ». 

 Je précise que l’intérêt de la biographie d’André Maurois est bien évidemment , dans la présentation des oeuvres, leur genèse, leur parution et l’analyse qu’il en fait. J’ai aimé aussi la façon dont il fait revivre la vie littéraire et sociale dans le Paris de cette époque avec tous les personnages célèbres qui l’ont peuplé et que nous retrouvons avec plaisir.

Mais je vais dans ce billet m’intéresser en particulier à ce qui constitue une sorte de réponse avant la lettre à H. Gourdin, c’est à dire à la vie et aux idées de Victor Hugo, bref! à Hugo, l'homme.

Celui-ci en tant qu’homme, a bien des choses à se reprocher et Maurois n’occulte pas les côtés sombres du personnage. Et d’abord la tyrannie qu’il a exercée sur sa famille et ses enfants, les contraignant à l’exil avec lui sans leur laisser le choix, les tenant sous sa dépendance à la fois financière et patriarcale. Et pas seulement sur sa famille mais sur Juliette Drouet qui a vécu une vie de recluse pour obéir au Grand Homme. Et que dire de toutes ses autres maîtresses, les servantes qui couchaient près de sa chambre pour satisfaire le maître jusque dans la maison de son épouse, ou les jeunes danseuses qui satisfaisaient sa libido de vieillard le posant même en rival triomphant de son fils ! Dire que la plupart des hommes agissaient ainsi à l’époque ne le justifient en rien. Dire que sa femme Adèle Fouchet avait un amant, Sainte Beuve, non plus !  Hugo, nous dit Maurois, était un homme dominé par une forte sensualité que d'ailleurs il condamnait très imprégné de morale chrétienne mais trop faible pour résister mais ce n'était pas un homme méchant. Il n'aimait pas faire souffrir, il s'enfonçait alors dans le mensonge et faisait des promesses qu'il ne pouvait pas tenir. Il a cependant toujours assumé sa responsabilité, en particulier envers Juliette,  et a élevé la fille de celle-ci comme sa propre enfant.

Enfin, mais Maurois n'en parle pas, il est aussi le seul à avoir réclamé l'égalité en droit des femmes et des hommes.

Car le vieux monde du passé trouve la femme bonne pour les responsabilités civiles, commerciales, pénales, il trouve la femme bonne pour la prison, pour Clichy, pour le bagne, pour le cachot, pour l’échafaud ; nous, nous trouvons la femme bonne pour la dignité et pour la liberté ; il trouve la femme bonne pour l’esclavage et pour la mort, nous la trouvons bonne pour la vie ; il admet la femme comme personne publique pour la souffrance et pour la peine, nous l’admettons comme personne publique pour le droit.

 



 On lui fait grief aussi de son ambition, de son orgueil, de sa soif des grandeurs, vouloir être pair de France alors qu’il se dit près du peuple, vouloir être académicien à tout prix !   Il s'y présente quatre fois ! Et c'est vrai, Victor Hugo avait une haute opinion de lui-même ou  comme on le dit en pays lozérien : "Il ne se prenait pas pour la queue d'une cerise !". ( Aparté : J'adore cette expression.)

 Mais en même temps, on peut dire qu'il n'avait pas tort ! D'une intelligence supérieure, doté d'une mémoire phénoménale, son érudition n'avait pas de limites et ses talents, non plus. S'il n'avait pas été  un grand poète, romancier ou dramaturge, il aurait pu être peintre comme en témoigne ses oeuvres ou mathématicien ( il aimait les mathématiques et les jugeait indispensable pour la formation de l'esprit) ou encore helléniste, langue où il excellait. Mais, il n'était pas méprisant et, si l'on en juge par ses lettres, il était cordial envers ses collègues et portait souvent des jugements positifs sur ce qu'ils écrivaient.

 


Autre reproche, celui d’avoir changé de bord, d’abord royaliste, admirateur de Napoléon 1er, puis républicain. Or, André Maurois explique que Hugo ne s’est pas renié, n’a pas trahi ses idées mais a évolué en fonction de son âge, de la maturité acquise. Royaliste, il l’avait été dès son jeune âge sous l’influence de sa mère, bretonne et du parti chouan. Les récits de son père, officier de Napoléon, élevé à la noblesse en Espagne, ont nourri la légende de l’empereur. Mais sa conscience et sa soif de justice le portaient vers la défense des humbles et la lutte contre la misère. André Maurois montre que le budget de Hugo à Guernesey, alors qu’on lui a fait une réputation d’avarice, comportait un tiers de dépenses pour l’aide aux nécessiteux et, en particulier aux enfants. D’ailleurs, s’il a d’abord bien accueilli Bonaparte, futur Napoléon III, avant le coup d’état, c’est que celui-ci avait écrit un livre : « L’extinction du paupérisme » que Hugo crut sincère. Son refus du coup d’état et son exil font de lui un républicain et là on peut admirer son courage, sa constance dans la résistance à Napoléon le Petit et sa fidélité à ses idées. 

Plus tard, il a même accueilli dans sa maison, en Belgique, les proscrits communards pour les soustraire aux exécutions sommaires et à la répression sanglante exercée par les Versaillais, alors qu’il n’approuvait pas la violence des deux côtés. Mais il défend le droit à la justice pour tous car tout accusé a droit à un procès. 

« Toute cause perdue est un procès à instruire. Je pensais cela. Examinons avant de juger, et surtout avant de condamner, et surtout avant d’exécuter. Je ne croyais pas ce principe douteux. Il paraît que tuer tout de suite vaut mieux… » (Lettre à cinq représentants du peuple belge) 

Il ne faut pas oublier aussi ses autres titres de gloire, sa lutte contre la peine de mort, 

" Qu’est-ce que la peine de mort ? La peine de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie. Partout où la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine ; partout où la peine de mort est rare, la civilisation règne. Ce sont là des faits incontestables. L’adoucissement de la pénalité est un grand et sérieux progrès. Le 18° siècle, c’est là une partie de sa gloire, a aboli la torture ; le 19° abolira certainement la peine de mort." Discours à l’assemblée 

 ... son désir d’une création des Etats-Unis d’Europe pour résoudre les conflits pacifiquement.

" Et on entendra la France crier : «  c’est mon tour ! Allemagne me voilà ! Suis-je ton ennemie ? Non, je suis ta soeur. J’ai tout repris et je te rends tout, à une condition : c’est que nous ne ferons plus qu’un seul peuple, qu’une seule famille, qu’une seule République » (Discours sur la guerre Assemblée nationale 1871)

Quoi ? Rester fraternel, c’est être chimérique ! 

Rêver l’Europe libre autant que l’ Amérique 

Réclamer l’équité, l’examen, la raison, 

  C’est faire du nuage et du vent sa maison !(L’Année terrible) 

 

Le peuple ne s’y est pas trompé et le respect, les honneurs qu’il lui a prodigués le prouvent bien. 

Enfin,  et c'est peut-être par là que j'aurais dû commencer, il me semble que l'on doit juger un écrivain sur ce qu'il écrit, sur ses idées, sur la valeur et l'intérêt de son oeuvre et non sur sa vie privée !  Alors, au diable la  "dépanthéonisation"  !

 

 

Ceci est le deuxième livre lu pour le challenge Les épais de l'été initié par Taloiduciné chez Dasola. Il remplace le challenge de Brize que celle-ci a souhaité arrêter après 11 années. Du 21 Juin au 29 Septembre. édition Hachette 600 pages



mercredi 21 juin 2023

Stefan Zweig : Balzac


 Stefan Zweig considérait que la biographie qu’il avait entreprise de Balzac serait son oeuvre capitale. Il y travailla pendant dix ans accumulant les documents, reprenant inlassablement - comme le faisait Balzac lui-même- les textes qu’il avait rédigés, découvrant sans cesse d’autres nouveaux aspects du sujet. En 1933, face à la montée du nazisme, il s’enfuit à Londres, puis au Brésil, laissant tout derrière lui, y compris ce manuscrit inachevé. Quand il se suicide en 1942, son éditeur et ami, Richard Friedenthal, reprend les documents éparpillés en divers lieux, les rassemble et accomplit un long travail de révision dès 1943, au milieu des bombes.

La comédie humaine


Et c’est vraiment une somme que cette biographie de Balzac ! Stefan Zweig nous amène dans ce livre énorme à la découverte de l’homme physique avec ses faiblesses, ses vanités, ses outrances, et de l’écrivain soulignant sa force de travail et sa puissance visionnaire.  C’est ainsi qu’il a pu créer en un temps record, en vingt ans, et au prix d’un travail de Titan, un univers reproduisant la société de son temps, avec la représentation, du haut en bas de l’échelle, de toutes les classes sociales, de tous les métiers et la peinture de la nature humaine dans tous ses aspects psychologiques, dans toute son infinie variété. Un Démiurge ! Balzac est conscient du caractère unique de son oeuvre et de son immensité. C’est ainsi qu’il écrit, avec lucidité, dans la préface réunissant ses romans :  

L’immensité d’un plan qui embrasse à la fois l’histoire et la critique de la société, l’analyse de ses maux et la discussion de ses principes, m’autorise, je crois, à donner à mon ouvrage le titre sous lequel il paraît aujourd’hui : La Comédie humaine. Est-ce ambitieux ? N’est-ce que juste ? C’est ce que l’ouvrage terminé, le public décidera.

C’est Dante et sa Divine Comédie qui a inspiré à Balzac le titre de la sienne. La comédie humaine n’a pas pu être achevée. La mort interrompt son oeuvre prématurément. Balzac est victime de son incroyable mode de vie ! Il s’éteint à l’âge de 51 ans, épuisé, usé par sa démesure, par le travail incessant, par les nuits sans sommeil à son bureau, la consommation abusive de café, son poids excessif, et ses tourments. Il ne devait pas être de tout repos, en effet, d’être si endetté qu’il lui fallait vivre caché, fuir d’un logement à l’autre pour échapper aux créanciers ou se réfugier en catimini chez des amis ! Mais l’homme a un optimisme et une joie de vivre qui lui permettent de rebondir chaque fois.


L’homme et l’écrivain

Honoré de Balzac dans sa robe de chambre de travail

Ce que j’ai apprécié dans cette biographie, c’est que Stefan Zweig, malgré son admiration fervente pour Balzac qu’il considère comme le plus grand écrivain de son époque ( et non Victor Hugo ? Cela se discute ! ) n’occulte ni les faiblesses de l’homme qui se répercutent sur l’oeuvre, ni celles de l’écrivain.  Il me permet de mieux comprendre pourquoi j’ai parfois des réserves quand je lis certains des romans de Balzac.

Pour des raison financières et pour se rendre indépendant de ses parents Balzac écrit, dans sa jeunesse, des romans feuilletons médiocres dans un style relâché et sentimentaliste qui se ressent dans nombre de ses romans postérieurs. Zweig, dans son culte pour l’écrivain, parle même de prostitution à propos de ces textes ! Balzac en était conscient puisqu’il n’a jamais signé cette sous-littérature que par des noms d’emprunt. Le style de Balzac explique Zweig a longtemps porté les marques de ce relâchement quand il a enfin écrit sous son nom et est devenu un écrivain célèbre. Il ne se défait de ces défauts que dans les grands romans de la fin dans les années de 1841 à 1843 : La Rabouilleuse, une Ténébreuse affaire, Les illusions perdues, Splendeurs et misères des courtisanes, et surtout ces deux titres :  la Cousine Bette, le cousin Pons… Le biographe analyse les plus grands romans de l’écrivain et nous révèle ainsi ses réussites et son talent.

Car ces deux romans Le cousin Pons et la Cousine Bette, sortis du plan primitif des Parents pauvres, sont ce qu’il a produit de plus grand. Ici, au sommet de sa vie, Balzac atteint le plus haut sommet de son art, jamais son regard ne fut plus clair, sa main d’artiste plus sûre, plus impitoyable. (…)  En eux plus de faux idéalisme, plus de ce romantisme doucereux qui rend pour nous irréelles et par suite sans action plus d’une de ses oeuvres antérieures.

Balzac, à la suite d’affaires catastrophiques sera toute sa vie endetté!  Sa fuite en avant, son style de vie dispendieux, sont responsables du fait que ses dettes non seulement s’accumulent mais se démultiplient si bien qu’il n’a pour solution que d’écrire toujours plus de livres pour gagner toujours plus d’argent sans jamais parvenir à assainir ses finances. On ne peut pas écrire autant, pressé par la manque d'argent, et n'écrire que des chefs d'oeuvre  aussi tous les romans de Balzac ne sont pas au même niveau !

De plus, Zweig souligne le snobisme de l’écrivain à propos de la noblesse. Il est le Stefan Bern de son époque mais avec le génie en plus !  Petit-fils de paysans, il ajoute une particule à son nom, se réclamant indûment des Balzac d’Entraygues, orne son carrosse d’un blason auquel il n’a aucun droit et devient la risée du Tout-Paris. Légitimiste, il est le larbin de tout ce qu’il y a de plus réactionnaire dans Paris. Son admiration des grandes dames le rend servile et n’est égal qu’au mépris qu’il éprouve pour les femmes du peuple ou les bourgeoises.  Zweig parle à son propos d’une vanité puérile et ridicule. Son arrivisme s’accompagne d’un manque de goût évident, d’un luxe ostentatoire. Evidemment, tout ceci marque son oeuvre.

Mais il rattrape tout cela par la force de sa volonté qui le maintient à son bureau : Balzac, alors qu’il est maladroit en société, a une intelligence supérieure pour l'analyser et en révéler les dessous. Il comprend tout de l’âme humaine et possède une vision lucide de tous les rouages de la société. C’est un géant de la littérature !

Dans ces romans de la période de maturité, les manies mondaines et aristocratiques qui rendent si pénibles les oeuvres de la précédente période, disparaissent progressivement; Son regard a peu à peu appris à pénétrer la prétendue haute société qu’il adorait avec le respect involontaire du plébéien. Les salons du Faubourg Saint Germain ont perdu de leur magie.


Un hommage à Stendhal


Ce qui m’a réconcilié avec Balzac, aussi, c’est qu’il reconnaît le génie de Stendhal, qui était tout à fait méconnu dans les années 1825 -1840. Et là, quand il s’agit de littérature, il cesse d’être mesquin ! Il lui rend un vibrant hommage. Avec Hugo et dans un style complètement opposé, Stendhal est mon écrivain préféré de l'époque de Balzac.

Balzac écrit : " J’ai déjà lu, dans Le Constitutionnel, un article tiré de la Chartreuse qui m’a fait commettre le péché d’envie. Oui, j’ai été saisi d’un accès de jalousie à cette superbe et vraie description de la bataille que je rêvais pour Les scènes de la vie militaire, la plus difficile portion de mon oeuvre; et ce morceau m’a ravi, chagriné, enchanté, désespéré. "

Et Zweig commente : "Rarement le regard magique de Balzac s’est manifesté plus splendide qu’ici, où parmi les milliers et les milliers de livres de son temps, c’est justement celui-là, le plus ignoré, qu’il vante. Il célèbre comme un chef d’oeuvre, comme le plus grand chef d’oeuvre de son époque, La Chartreuse de Parme... qu’il appelle  " le chef d’oeuvre de la littérature des idées".


L’entourage de Balzac

Laure de Berny, la Dilecta

Stefan Zweig peint aussi des portraits passionnants des femmes et des amis qui ont joué un rôle dans la vie de Balzac : sa mère qui ne l’a jamais aimé. Zweig la peint sans complaisance comme une petite bourgeoise méchante, dépourvu d’instinct maternel, proche de ses sous, à l’esprit étriqué et conventionnel. Dans une autre biographie de Balzac écrite par Titiou Lecoq ICI, celle-ci prend la défense de Madame Balzac. Ce ne devait pas être de tout repos d’être la mère de cet énergumène et celui-ci a toujours fait appel à elle quand il avait besoin de ses services pour mieux la critiquer après.
Stefan Zweig brosse aussi un beau portrait de madame de Berny, le premier amour de Balzac, la Dilecta ! Et un autre, sévère, de Madame de Hanska, la grande dame russo-polonaise, vaniteuse, égoïste et superficielle.

Cette biographie nous apprend beaucoup sur Balzac et son oeuvre et elle est aussi très agréable à lire. En fait, elle se lit comme un roman et c’est bien de cela qu’il s’agit, le roman d’une vie, et ce personnage hors du commun nous réserve bien des surprises. D’autre part, découvrir ou redécouvrir la genèse de chaque livre est passionnant. Un livre à lire !

 Oeuvres de Balzac  dans ce blog ICI


 Le Balzac de Stefan  Zweig est ma participation à la Quinzaine de Balzac chez Patrice et Eva;  et la Barmaid des lettres du 15 juin au 30 Juin

 

 

Ceci est le premier livre lu pour le challenge Les épais de l'été initié par Taloiduciné chez Dasola. Il remplace le challenge de Brize que celle-ci a souhaité arrêter après 11 années. Du 21 Juin au 29 Septembre.

Balzac de Stefan Zweig : 664 pages


POUR LES EPAIS DE L'ETE QUI VEUT FAIRE UNE LC AVEC MOI A RENDRE LE 25 SEPTEMBRE : LA CHARTREUSE DE PARME de STENDHAL. 

 Je ne l'ai pas lu depuis très longtemps et une relecture ne me déplairait pas !

 


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dimanche 22 mai 2022

Pascal Quignard : Dans ce jardin qu'on aimait et Marie Vialle au festival d'Avignon

 

Lire pour le festival d’Avignon 2022

 Voici encore un spectacle que j’aimerais voir au festival d’Avignon cette année : Dans ce jardin qu’on aimait de Pascal Quignard  adapté par Marie Vialle.

Simeon Pease Cheney
 

Dans ce jardin qu’on aimait  Pascal Quignard s’intéresse à un personnage hors du commun, le pasteur Simeon Pease Cheney, musicien de génie qui eut le premier l’idée de noter tous les chants d’oiseaux qui venaient chanter dans sa cure au cours des années qui vont de 1860 à 1880. Et pas seulement des oiseaux :

"Il n’y a pas que les oiseaux qui chantent!
Le seau où la pluie s’égoutte, qui pleure sous la gouttière de zinc, près de la marche en pierre de la cuisine est un psaume ! L'arpège en houle, tourbillonnant du porte-manteau couvert de pèlerines et de chapeaux, l’hiver, quand on laisse un instant la porte d’entrée ouverte dans le corridor de la cure, lui aussi constitue un Te Deum !"

 

 La sauterelle dans  Wood Notes Wild

Mais il ne réussit jamais à faire imprimer son recueil Wood Notes Wild. C’est son fils, le poète Vance John Cheney,  dans la vie réelle (ou sa fille dans l’oeuvre de P Quignard) qui le fit publier à compte d’auteur. Antonin Dvorak s’en inspira pour son quatuor à cordes n°12. Cent ans après, Olivier Messiaen eut la même idée et nota les chants d'oiseaux.

Le pasteur Cheney a beaucoup de points communs avec un autre personnage de Pascal Quignard dont je vous parlerai bientôt, Monsieur de Sainte Colombe, le musicien de Tous les matins du Monde.

Musicien, le pasteur Cheney s’inspire de la Nature qu’il aime d’un amour absolu, cadeau de Dieu, délaissant même ses paroissiens qui s’en plaignent ! Il a lui aussi perdu son amour, sa femme Eva et demeure inconsolable. Comme Monsieur de Colomb, il voit l’esprit de son épouse lui apparaître:

« Comme une fleur coupée sur la tablette en verre de la salle de bain,
Comme une petite photo que l’amoureux a posée sur la table de chevet en bois près du lit de la chambre d’amour,
elle se tient toute mince et menue dans le cadre de la porte

La jeune mère morte autrefois semble plus transparente, plus fine…. »

Il se montre très dur avec sa fille Rosamunde  et lui demande de quitter  la maison quand elle dépasse l’âge qu'avait sa toujours jeune épouse quand elle est morte en couches.

"En plus, tu lui ressembles de plus en plus.

Tu lui ressembles - avec retard- de plus en plus. (Il crie.) Tu ne peux pas savoir combien ça m’est insupportable de te voir vivante ! »(…)
Rosamund hurle longuement de douleur.
Elle se met à quatre pattes, se lève à son tour, tourne dans le salon de sa cure, devenu complètement rouge dans l’aurore."

Mais ce n’est pas un manque d’amour envers sa fille. Lui-même vit dans un labyrinthe, symbole d’un enfermement où il se sent heureux mais dont il faut que sa fille s’échappe pour vivre vraiment.

 "C’est ce jardin mon labyrinthe. Ce n’est pas elle en personne, Eva, ta mère, bien sûr, je ne suis pas fou. Mais ce jardin, c’est elle qui l’a conçu, c’est son visage. (…)
C’est un merveilleux visage invieillissable !"

 On ne saurait définir le genre de cet ouvrage, biographie qui retrace la vie d'un musicien, roman qui nous raconte une histoire,  pièce de théâtre,  poésie, et le tout à la fois.

Pièce de théâtre puisque les personnages, le pasteur Cheney et Rosemund dialoguent ou monologuent. Parfois intervient un récitant,  l’auteur, qui raconte, qui nous fait voir les personnages, donne son point de vue. Et puis quelques courts textes qui ressemblent à didascalies. 

Poésie car le style ne cesse d’être une ode : à la musique, à la nature et ses éléments, au jardin, aux oiseaux, à la beauté…  Un poème qui introduit la nostalgie, fait sentir la souffrance, mais où l’amour est le plus fort : l’amour envers l’épouse disparue, vécu comme indestructible, l’amour filial aussi qui est parvenu à sauver de l’oubli l’oeuvre de ce musicien incompris.


En fait chaque texte pourrait être lu comme un poème indépendant  :

La mare

Etang de Montgeron  Claude Monet


"Il faisait si chaud dans le silence et dans l’après midi,
dans la torpeur.
Il se dénudait entièrement,
il se glissait
dans l’eau opaque de la mare.

Il y est bien, c’est tiède. Il pose la tête blanche sur la mousse.
Il y a quelque chose de plus ancien que soi dans cet étang,

 cette petite roselière, 

ce bruant qui en assure la garde, ces menthes,
ces mûres noires,
quelque chose de calme, de liquide, de doux,
quelque chose de mort un peu peut-être, ici,
en tout cas quelque chose qui n’est pas très vivant, qui n’est pas très bruyant,
qui n’est pas froid, - un peu tiède,
quelque chose dont la morphologie est plus
 proche des oiseaux que celles des hommes,
quelque chose qui chante à peine,
dans le bec,
qui glisse entre les ondes
qui suit un si petit sillage,
qui court comme une minuscule araignée sur
la surface de l’eau de l’onde que ses pieds ne pénètrent pas,
qui cherche sa part de pollen tombé de la lumière que le ciel répand.

Pour le ciel,
pour le jadis qui est dans le ciel,
comme pour les amoureux qui entrent dans
la chambre sombre en se tenant par la main,
 leur corps tremblant déjà de la nudité
qui se fait plus proche,

  le nombre deux n’existe pas."

 

Dans ce jardin qu’on aimait, mise en scène par Marie Vialle au festival d'Avignon 2022


En adaptant le récit de Pascal Quignard, Dans ce jardin qu’on aimait, la metteuse en scène et comédienne Marie Vialle nous fait entrer dans un univers sonore où la solitude devient une écoute absolue du monde, et le souvenir d’un être aimé la manifestation d’une cruauté inattendue. Inspiré de la vie du compositeur américain Simon Pease Cheney, interprété par Yann Boudaud, ce spectacle déploie un espace épuré où les chants d’oiseaux éveillent à la conscience d’un monde infini. Pour cette cinquième collaboration avec Pascal Quignard, Marie Vialle déroule le fil, d’hier à aujourd’hui, d’un récit émouvant, qui fait entendre la beauté d’une langue littéraire à travers les portraits d’êtres solitaires dévoués à la création.  Programmation festival avignon 2022 ICI

mardi 11 mai 2021

Titiou Lecoq : Honoré et moi

 

Titiou Lecoq annonce la couleur avec le titre de sa biographie Honoré et moi. Oui, elle va vous parler de Balzac mais attention, ce sera d’une manière très personnelle et elle aura son mot à dire. Et pas qu’un peu ! Auteur d’une livre féministe qui incite les femmes à ne plus assumer toute seule les tâches ménagères en plus de leur horaire professionnel, elle commence par une défense de la mère de Balzac! C’est vrai ça ! Tout le monde la traite de mauvaise mère, de « mégère hystérique », à commencer par son fils à qui ses biographes, Stefan Zweig en tête, emboîtent allègrement le pas !
Mais qui Honoré appelle-t-il quand il ne peut payer ses créanciers ? C’est maman ! Qui doit gérer ses affaires, ses démêlés avec les éditeurs, régler son loyer quand Honoré part à l’étranger ? C’est maman ! Et qui se retrouve sur la paille dans sa vieillesse, ruinée par son fils prodigue, obligée de quémander une pension à ce même fils ? Non, ce n’est pas le père Goriot, c’est maman ! Quand au papa Balzac, il ne s’occupe pas de ses enfants puis il meurt, donc il n’est responsable de rien.


 T Lecoq nous livre les détails de la vie de Balzac acharné à devenir écrivain, à acquérir gloire et  fortune qui toutes deux tardent à venir. Ce qui entraînera des catastrophes financières. Balzac se croyant doué pour les affaires investit des sommes colossales et aboutit toujours à un fiasco. Il apprend à fuir les créanciers, à emprunter à ses amis et même quand le succès vient il continue à dépenser plus qu’il ne gagne; ce qui l’oblige à devenir un forçat de l’écriture mais seulement la nuit car les journées et les soirées sont consacrées à paraître dans le monde. Si Balzac aime tant l’argent, ce n’est pas en avare mais en amateur dispendieux, passionné des belles choses, de bonne chère, amoureux du raffinement des étoffes, des vêtements. Il est incapable de résister à des objets précieux comme sa fameuse canne ornée de turquoises, à des meubles luxueux. Il aime le Beau et il veut paraître dans le monde, être reconnu par la noblesse qu’il admire.
L’écrivain montre combien Balzac incarne l’antithèse de l’artiste maudit. Pour lui écrire un chef d’oeuvre et gagner de l’argent n’est pas incompatible  : « Pour défendre les droits des écrivains, il imaginera même en 1840 un Code Littéraire, projet dont il donne lecture à la Société des gens de Lettres - sans succès ». Ce qui rappelle les difficultés rencontrées de nos jours pour les gens de lettres et la difficulté qu’il y a toujours à gagner sa vie quand on écrit.

Il y a donc toujours dans cette biographie de fréquents allers-retours entre le XIX siècle et le nôtre, entre les personnages de Balzac et les spécimens du XXI siècle  toujours avec beaucoup d’humour.
Car si la société a changé à bien des égards, les hommes non ! J’aime la comparaison qu’elle établit entre Emmanuel Macron et les héros (jeunes loups) de Balzac !  Parti de Province, (scènes de la vie de Province), follement amoureux  d'une femme plus âgée (Le lys dans la vallée), il "monte" à la capitale, vit dans une chambre de bonne, se rêve romancier (Les illusions perdues) abandonne ses ambitions littéraires, se lance dans la finance ( Le bal de Sceaux, La maison Nucingen), devient ministre (Le député d'Arcis  )...

" La France a élu Rastignac comme président de la République, et c'est peut-être le plus grand fait balzacien de notre société",  écrit-elle ! Et ce n'est pas un compliment aux yeux de cette écrivaine !

Mais la faiblesse de Balzac envers l’argent, son goût du luxe et ses problèmes financiers constituent une source qui enrichit son oeuvre car cela le rend à même de comprendre la société de son temps, le triomphe de cette bourgeoisie d’argent qui est en train de modifier une société fondée jusqu’alors sur les valeurs de la noblesse, il connaît les rouages du système bancaire, des taux d’intérêts, de la spéculation (Le banquier Nucingen), il peut décrire les « magouilles du Père Grandet dans Eugénie Grandet »  ou encore les malversations du baron Hulot dans La Cousine Bette.

« Balzac s’intéresse également au rapport individuel à l’argent, à ce qu’il représente pour chacun… Pour Pons et Rastignac, l’argent est un moyen mais ils ne tendent pas vers la même fin. Rastignac veut le signifié, le signe extérieur de richesse qui lui permet d’en être. Pour Pons, il est le moyen d’acquérir les oeuvres d’art sans laquelle la vie est moche. A leur opposé Grandet aime l’argent en soi. Il ne dépense rien... Enfin le baron Nucingen aime jouer. Spéculer et gagner la partie, c’est être le maître du monde, le plus fort. »

et de conclure

« Balzac fait donc entrer l’argent en littérature sous les formes le plus diverses et cela valait sans doute bien une faillite »

 Le but de Titiou Lecoq n’est pas d’analyser chaque oeuvre en universitaire ni en biographe objectif mais de nous montrer, tout en présentant les grands thèmes de l’oeuvre de Balzac, les femmes, la religion, le mariage, la politique… combien celui-ci a porté sur sa société un regard perspicace, intelligent et même génial et en quoi cette société et les personnages qu’il a créés sont un miroir qu’il nous tend à travers les siècles.

Finalement, l’écrivaine a dressé un portrait de l’homme avec ses qualités, sa gentillesse, son beau regard, sa gaieté , son don pour l'amitié mais aussi ses faiblesses. Et j’apprécie la conclusion qui casse le mythe du Grand Homme, de l’Homme supérieur, providentiel.

« Personne n’aurait été capable d’écrire La comédie humaine. Mais celui qui l’a fait n’est qu’un simple être humain, pas meilleur que vous et moi »


Cette biographie est donc non seulement agréable à lire mais introduit des idées originales.

 LC Voir Maggie

J'ai beaucoup de retard pour cette LC (désolée Maggie) mais enfin, voici mon billet !
 

dimanche 6 décembre 2020

David le Bailly : L’autre Rimbaud

J’avais repéré ce livre, L'autre Rimbaud de David Le Bailly,  à la rentrée littéraire en septembre et je voulais le lire parce que, bien sûr … Rimbaud !
Cette biographie ne porte pourtant pas sur Arthur mais sur son frère aîné Frédéric, celui qui figure sur la photo de communiants des deux frères qui n’ont qu’un an de différence. L’auteur, David le Bailly, a été surpris de découvrir que la présence de Frédéric avait été effacée de l’image pour ne laisser la place qu’au petit génie, au poète précoce, bref ! à Arthur.

Frédéric et Arthur Rimbaud
 Pourquoi ce silence autour de Frédéric ? Qu’a-t-il fait pour provoquer le rejet de la mère qui n’admire qu’Arthur, le mépris de sa soeur Isabelle qui se fait l’exécutrice testamentaire du poète et, au passage, fait main basse sur l’héritage d’Arthur au détriment de l’aîné.

David le Bailly mène l’enquête pour savoir comment expliquer la disparition de ce frère dont Arthur a pourtant partagé les jeux, liés par une complicité qui les réunit, enfants, autour de la détestation de la mère.

Dès l’enfance où les deux frères fréquentent le même lycée, l’un se révèle si doué qu’il force l’admiration non seulement de ses condisciples mais aussi de ses professeurs. L’autre, Frédéric n’a pas la même aptitude aux études, de là à dire qu’il est idiot, il n’y a qu’un pas qu’ont allègrement franchi les biographes d’Arthur plein de mépris pour l’humble Frédéric et son métier, conducteur de coche et porteur de bagages.
Les portraits croisés des personnages nous font découvrir un Frédéric, modeste, malheureux, poursuivi par la vindicte de sa mère, dominatrice, orgueilleuse, avare, imbue de sa personne et de son rang social (c’est une riche propriétaire terrienne). Haineuse, elle mène un combat épique pour empêcher Frédéric d’épouser la femme qu’il aime, de trop basse extraction selon elle. Ce sont des  scène fortes dans le livre, étonnantes tant elles montrent la haine qu’elle peut porter à son fils, son délire de supériorité, mais aussi, à cette époque, la toute puissance des parent sur les enfants. Intérêt historique : Frédéric a plus de trente ans et la loi l’empêche de se marier si sa mère ne l’y autorise pas !

L’hypocrisie de la société bourgeoise, bien pensante, qui va à la messe tous les dimanches mais obéit à une morale conventionnelle et dénuée de sincérité, est aussi très bien décrite. La soeur et la mère s’appliquent, à la mort d’Arthur, à réécrire la légende du poète, gommant ses frasques de jeunesse, les scandales qu’il a provoqués, la rébellion qu’il affichée, faisant de lui une repenti qui se rachète par une vie de pureté tout en exerçant le métier respectable de commerçant. C'est dégoulinant de bonnes pensées !

Arthur lui-même n’en sort pas grandi qui participe par ses lettres à sa mère ou à sa soeur au mépris du frère à qui il n’écrit jamais. Si l’on n’a pas de réponse sur le fait qu’il ait abandonné brutalement la poésie, on voit cependant que sa préoccupation essentielle, devenir riche, est bien loin des aspirations du jeune homme visionnaire et inspiré qu’il a été jadis.  
Ajoutez que l’on y rencontre Verlaine, un autre allumé, celui-là aussi !

L’auteur, en suivant les traces de son personnage qui l’intéresse aussi à titre privé, mêle à son enquête des considérations personnelles - mais en même temps universelles- qui l’amènent à s’interroger sur les rapports entre mère et fils, et ceux , ô combien conflictuels, entre frères.

Un livre intéressant !