Pages

Affichage des articles dont le libellé est Louise Erdrich celui qui veille. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Louise Erdrich celui qui veille. Afficher tous les articles

mercredi 15 février 2023

Louise Eldrich : Celui qui veille

 

Quel beau roman nous offre Louise Erdrich avec : Celui qui veille ! On y entre lentement avec la présentation de chacun des personnages principaux et de tous ceux qui gravitent autour d’eux : Thomas Wazhashk qui est veilleur de nuit dans une usine de pierres d’horlogerie et Patrice dite Pixie, une jeune fille qui y travaille. Celui qui veille vit dans la réserve de Turtle Mountain située près de cette usine providentielle qui a fourni du travail à de nombreuses femmes de la tribu…

Et puis l’on se laisse emporter par le récit qui se situe en 1953 dans le Dakota du Nord. A l’époque, une résolution du congrès des Etats-Unis adoptée par les deux chambres du sénat et des représentants décide de la « termination » des réserves indiennes sous le prétexte apparemment vertueux d’assimiler les indiens. Or, comme le remarque Thomas, « Termination » est un mot bien proche « d’extermination ». Car sous prétexte d’assimilation, c’est tout simplement leurs terres, garanties par traités, déjà réduites à un strict minimum par les blancs, qui vont leur être enlevées. Que feront alors les indiens dépossédés de leurs biens, ayant perdu les aides fédérales qui leur permettaient de survivre ? Sans que leur soit donnée la possibilité d’accéder à l’autonomie, ils iront grossir la foule des miséreux qui traînent dans les villes à la recherche d’un travail hypothétique et rare et en butte à la discrimination raciale.

Thomas Wazhashk va alors chercher à fédérer tous les indiens de la réserve y compris les blancs qui seraient impactés négativement par cette loi pour aller présenter leur défense à la cour. Un formidable élan de solidarité naît qui fait prendre conscience à tous de la nécessité de se défendre pour obliger les gouvernants à respecter les traités signés par leurs aïeux.

Louise Erdrich présente ici un magnifique portrait inspiré de son grand père. Le patronyme de son personnage Thomas Wazhashk  se réfère à un animal totémique « le rat musqué » , un animal petit et humble mais qui est pourtant dans la cosmogonie indienne celui qui participe à la re-création du monde après le déluge. Thomas forme avec Rose, sa femme et ses enfants une famille soudée et il est très fidèle en amitié. C’est un homme bon, avisé, sérieux et travailleur, qui va mettre toute son intelligence et sa réflexion au service de la communauté quitte à y laisser sa santé. Il passe ses nuits à écrire aux sénateurs pour empêcher l’adoption de la loi. Un moment de bravoure, c'est lorsqu'il ira avec quelques uns de ses amis jusqu’à Washington pour présenter la défense de la réserve. C’est aussi une personne proche de la nature et il éprouve dans son corps la beauté des saisons :

« La beauté des feuilles avait disparu, un autre quart de la grande roue de l’année avait tourné. Les branches élégantes étaient nues. Il adorait ce moment où la véritable forme des arbres se révélait. Il dormait et dormait encore. Pouvait dormir tout un jour et tout une nuit. C’était étrange, se disait-il, qu’avec si peu de temps devant lui, il choisisse de le passer délicieusement inconscient. Il éprouvait toujours l’envie de s’abreuver à la grandeur du monde. »

Les personnages fictifs comme Patrice dite Pixie, la nièce de Thomas, si fière, si indépendante, qui veut farouchement réussir sa vie, faire des études, sont aussi très attachants. Elle refuse de tomber amoureuse car elle a vu trop de jeunes indiennes vieillir prématurément une fois mariée sous l’effet conjugué de la misère et des grossesses répétées. Mais voilà qui est difficile quand on est jolie et que les amoureux tournent autour de vous ! Et parmi eux, un autre beau portrait, celui Wood Mountain, un jeune boxeur, si tendre qu’il va épouser Véra, la soeur de Patrice, pour pouvoir être le père de son bébé.

La mère de Patrice, Zhaanat, pourtant considérée comme une ignorante aux yeux des blancs, représente toute la sagesse des indiens. Sa connaissance des plantes qui va de pair avec le respect de la nature, son savoir des traditions et des mythes, son commerce avec le monde des esprits, font d’elle une femme à l’immense savoir. Car dans ce roman, le monde réel se mêle presque naturellement au monde des esprits qui peuplent ces terres ancestrales et l’un influe sur l’autre et réciproquement sans que personne n’en soit étonné. Cet attachement aux anciens va d’ailleurs de pair avec l’attachement à la terre.

Parfois, quand je me promène, confia Wood Mountain, j’ai l’impression qu’ils m’accompagnent, ces gens des temps anciens. Je n’en parle à personne. Mais ils sont tout autour de nous. Je ne pourrai jamais partir d’ici.

Dans ce livre on sent tout l’amour que l’auteure porte aux siens, les indiens de sa tribu, toujours volés, paupérisés, humiliés, depuis la conquête des blancs et le génocide qui s’en est suivi. Le lecteur partage son indignation devant ces spoliations répétées et cette hypocrisie. Le personnage du sénateur à l'origine de cette loi, Watkins est un mormon persuadé que Dieu les a créées supérieurs aux indiens et qu'il est donc légitime que les terres reviennent aux mormons. Les voix qui s’élèvent dans ce roman ne réclament ni pitié ni compassion. Elles sont celles de personnes conscientes de leur droit et qui exige la justice. Ce n’est pas une aumône que le gouvernement leur octroie c’est un faible dédommagement de ce qu’on leur a pris par la force.

Un roman dans le propos est souligné par un beau style vibrant d’émotion, de tendresse et de poésie, où l’on perçoit une philosophie toujours étroitement liée au cosmos.

Les étoiles avaient beau être impersonnelles, elles prenaient des formes humaines et s’agençaient de manière à indiquer la direction de l’autre monde. Le temps n’existait pas, là où il allait. Il avait toujours trouvé cela inconcevable mais, depuis quelques années, il comprenait que le temps était tout à la fois : des allées et venues en avant, en arrière, et aussi sens dessus dessous. En tant qu’animaux soumis aux lois de la terre, les humains voient le temps comme une expérience. En réalité c’est plutôt une substance comme l’air, mais bien sûr ça n’a rien à voir avec l’air. En fait, c’est un élément sacré. Dans cette substance temps, la cétoine dorée, ou manidoons, ce petit insecte-esprit qu’il avait récemment fait sortir d’une coquille de noisette était venue à lui. Il était alors un tout jeune garçon et se tenait à la lisière d’une prairie en pente. De là, il avait vu les bisons émerger lourdement à l’horizon d’un côté du monde. Le troupeau avait traversé devant ses yeux pour disparaître de l’autre côté dans un continuum d’être. C’était ça, le temps. Tout se passait au même moment, et le petit esprit doré allait et venait dans l’élément sacré, vers l’avant, vers l’arrière, le haut et le bas.