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mardi 19 décembre 2023

Jean-Baptiste Andrea : Veiller sur elle


 


Parlons un peu du prix Goncourt !  Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea ! Voilà un moment que je l’ai lu et je ne suis pas encore arrivée à le commenter ici !

Mimo est mourant. Entouré des frères de l’abbaye piémontaise où il vit bien qu’il ne soit pas moine, le vieil homme retrace pour nous son passé. Issu d’une famille pauvre, il est appelé Michelangelo par sa mère qui veut qu’il reprenne le métier de son père et devienne un grand sculpteur. Michelangelo Vitaliani ! Et effectivement, Mimo est doué et précoce. Aussi quand sa mère, à la mort de son père, l’envoie chez son oncle pour apprendre la sculpture, l’élève débutant dépasse le maître, un alcoolique sans talent. Le jeune garçon est déjà un grand artiste.
L’enfance de Mimo sera celle d’un enfant du peuple, obscur, victime de maltraitance, humilié, battu et ignorant car, même s’il sait lire et écrire, il n’a pas accès aux livres. Sa rencontre avec Viola Orsini, fille d’une grande famille, change le cours de sa vie. Il s’initie à la délicatesse des sentiments, il accède à la culture grâce aux livres qu’elle lui prête. Une amitié naît entre les enfants qui survivra à l’enfance malgré la différence de classe, les aléas de la vie et les orages de l’Histoire, la montée du fascisme et la guerre.

Chacun des deux personnages est hanté par ses démons. Tous deux souffrent  :  Mimo d’être atteint de nanisme et d'être pauvre, Viola d’être femme, un mal différent mais pourtant comparable, tous deux empêchés de se réaliser, d’être libres !  
A Florence où il se retrouve seul, éloigné de Viola, en proie à la jalousie des autres apprentis de son atelier et où il lui est difficile de créer, Mimo fréquente les milieux interlopes, boit, se bagarre et, comme il s’intéresse peu à l’actualité et aux idées politiques, se laisse enrôler dans des corpuscules fascistes.
Viola, qui est d’une intelligence exceptionnelle, dotée d’une mémoire absolue, ne peut se résigner au sort réservé aux femmes de son milieu : mariage avec un homme fortuné pour sauver sa famille de la ruine. Elle cherche obstinément à réaliser son  rêve : voler ! Mais ses désirs, ses ambitions, son intelligence et sa culture, sa vie même, sont mis sous éteignoir parce qu’elle est une femme !

C’est cette histoire d’une amitié improbable, orageuse mais solide, dont les racines plongent dans  une des époques les plus tourmentées et des plus terribles de l’Italie qui est l’un des grands intérêts du roman.
Et puis il y a cette splendide statue, oeuvre de Mimo, la Pieta Vitaliani, devant laquelle de nombreux visiteurs ont éprouvé des malaises (façon syndrome de Stendhal) si forts qu’elle est désormais cachée au public, enfouie dans les caves de l’abbaye.


La Pieta de Michel Ange

Vitaliani ne cherche pas à rendre son christ beau, mais il l’est malgré lui, ses joues glabres creusées par l’agonie, ses yeux clos, tout juste fermés par la main apaisante de sa mère. Une troublante impression de mouvement se dégage de l’œuvre, là encore en opposition à celle, hiératique, de Buonarotti. Impression qui n’a rien de métaphorique : de nombreux spectateurs qui l’avaient fixée trop longtemps, on juré l’avoir vu bouger.
 Quel est le mystère de cette Piéta ? Nous l’apprendrons, bien sûr, au cours de notre lecture.

Il s’agit donc aussi d’un livre sur l’essence de l'art et les émotions qu’il nous procure, une réflexion sur le rôle de la Beauté dans un pays où elle est partout, dans les rues comme dans les églises, sur les places et dans les paysages.


L'annonciation Fra Angelico

 
Ainsi, dans le passage suivant, Mimo amène Viola à Florence et lui fait découvrir les fresques de Fra Angelico qu’elle admire mais qu’elle n’a jamais vues.

D’un geste, j’invitai Viola à entrer dans la première cellule. Elle franchit le seuil, s’arrêta devant l’Annonciation de Fra Angelico et se mit à pleurer, sans saccades, sans tristesse, à pleurer de joie devant l’ange aux ailes de paon et la femme-enfant qui allait changer le monde.

J’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce livre. La rentrée littéraire a fait la part belle à l’Italie cette année avec aussi Perspectives et Le portrait de mariage. C’est des trois romans celui que j’ai  préféré et qui m’a le plus touchée.

lundi 13 novembre 2023

Neige Sinno : Triste Tigre

 


Triste Tigre de Neige Sinno qui a obtenu le prix Fémina et le prix du journal le Monde est un témoignage sur l’inceste que l'écrivaine a subi quand elle était enfant, pendant de nombreuses années, de la part de son beau-père. Dans une fratrie de quatre, Neige et Rose sont les filles d’un premier mariage de la mère, les deux autres sont nés du second mariage avec cet homme incestueux.
L’écrivaine analyse comment un tel acte peut rester secret et comment l’enfant violé n’a pas la possibilité de se libérer, subissant une domination qui annihile sa volonté, une sidération par la persuasion, la peur, la culpabilité. Elle a toujours été consciente que si elle parlait, elle détruirait toute la famille, sa mère restant seule à élever quatre enfants. Finalement, alors qu’elle est partie de la maison, elle finit par porter plainte pour protéger ses petits soeurs et frère.

Mais dans cette première partie qui s’intitule Portraits, ce qui l’intéresse le plus, c’est ce qui se passe dans la tête du violeur incestueux. Neige Sinno fait référence au roman de Nabokov, Lolita, où le lecteur est amené à voir l’inceste et le viol du point de vue du violeur.  

Lorsqu’il la violait, son beau-père prétendait que c’était le seul moyen qu’il avait trouvé pour se rapprocher d’elle parce qu’elle ne l’aimait pas et ne l’acceptait pas ! Elle refusait de l’appeler papa, refusait qu’il lui donne un surnom ridicule.
« Il avait sur moi une toute puissance qui lui donnait pendant le temps des viols la sensation d’être un surhomme. Il pouvait décider de ma vie et de ma mort. »
 
Il ne pouvait exercer sa domination sur elle autrement car, explique-t-elle, le viol, est davantage une question de pouvoir que de sexe. C’était le seul moyen pour lui de l’assujettir. Cette analyse la mène à s’interroger sur la frontière fragile qui existe entre le Bien et le Mal et sur ce qu’est l’essence de la monstruosité.

Si on avait le choix, qui ne choisirait pas le tigre plutôt que l'agneau, le loup plutôt que le chien ? Parfois je crois que je préfèrerais être ce personnage-là (...)  plutôt que d'être moi.  Cependant si je tendais vers cela, vers ce devenir de dominé devenu dominant, de guerrière qui se relève et se venge, de résilience nietzschéienne, est-ce que je ne risquerais pas d'écraser à mon tour plus petit que moi ? Comment faire pour s'élever vers une plus grande puissance sans que cela tourne à l'oppression de l'autre ? Comment transcender le mal dans la douceur et non dans un nouveau mal ? Et comment faire pour que cette douceur nous fascine autant que le côté obscur.

La seconde partie intitulé Fantômes est une allusion à la phrase de Nabokov dans Lolita : « C'était un sentiment très particulier : une gêne hideuse, oppressante, comme si j’étais attablé avec le petit fantôme de quelqu’un que je venais de tuer ». Là, elle et examine les conséquences du viol dans la vie de l’adulte.

Fantôme c’est ce devient l’enfant violé pour le restant de ses jours, c’est ce qui est arrivé à Neige Sinno mais contrairement à ce que l’on pourrait croire le viol n’entraîne pas que des problèmes sexuels mais concerne toute la personnalité. Les dommages sont irréversibles.
« La domination sexuelle est une forme de soumission qui atteint les fondements de l’être. »
« Les conséquences du viol … affectent depuis la faculté de respirer jusqu’à celle de s’adresser aux autres, de manger, de se laver, de regarder des images, de dessiner, de parler ou de se taire, de percevoir sa propre existence comme une réalité, de se souvenir, d’apprendre, de penser, d’habiter son corps et sa vie, de se sentir capable de simplement être. »


A travers Triste Tigre, Neige Sinno s’interroge aussi sur le fait littéraire et sur la langue. Pourquoi seule la fiction aurait prétention à être littéraire ?  Pourquoi un témoignage ne le serait-il pas ?

« Le témoignage est un outil d’analyse mais un outil bien affûté arrive jusqu’à l’os. Et quand on touche l’os, l’art n’est jamais loin. »

Pourquoi aussi faudrait-il le rejeter parce qu’il emploie le mot propre, le mot cru ?  C’est ce que constate Neige Sinno à propos des livres qui parlent de l’enfance violée, plus que le sujet, on leur reproche la manière dont il est traité. Il faudrait pour que la chose soit recevable, lisible, enrober le tout dans « la langue », l’ellipse, la métaphore, l’euphémisme, bref ! faire de l’art ! 

«  Faire de la beauté avec l’horreur, est-ce que ce n’est pas tout simplement faire de l’horreur ?

 «  Faire de l’art avec mon histoire me dégoûte. Cette distance qui nous protègerait, moi et mes éventuels lecteurs, des éclaboussures, des fluides qui dégoulinent de la vie réelle, me semble un peu hypocrite, un peu raide, un peu menteuse aussi. (…) Tant qu’on ne voit pas le pénis de l’homme de quarante ans dans la petite bouche de la fillette, ses yeux humides de larmes sous la sensation imminente de l’étranglement, tant qu’on ne voit pas, c’est encore possible de dire qu’il s’agit d’amour, une histoire d’amour fou…»
L’amour est souvent, d’ailleurs, l’excuse qui vient à la bouche des violeurs d’enfant pour qu'on les comprenne.

A propos de Tyger Tyger de Margaux Fragoso, la critique a d’ailleurs reproché à l’autrice de rendre le livre insupportable, « avec tout son sexe explicite ». Autrement dit, on doit rester entre gens bien élevés et  employer « le grand style » ?
Ainsi L’oeil le plus bleu, le livre de Toni Morrisson est rayé aux Etats-Unis des lectures scolaires, coupable de « sexe explicite », c’est pourquoi aussi en France où, paraît-il, ne règne pas le même puritanisme, un lycée privé de Bretagne a fait interdire Triste Tigre dans la liste des prix littéraires pour le Goncourt des lycées. Quelle hypocrisie ! Tout le monde est d’accord sur le fait qu’il faut en parler pour aider la jeunesse à se protéger mais finalement les mots dérangent plus que la chose !

Et quel courage il faut à celles ou ceux qui ont subi un viol pour écrire ce qui est, pour que cela ne reste pas un secret honteux !

« Laver son linge sale en famille, c’est souvent garder le silence sur de vilaines histoires, des histoires d’abus, de domination, d’inceste. Un procès public pour une affaire de viol c’est comme laver sa culotte devant tout le monde. J’avais un peu cette impression quand j’ai fait ce choix au procès. »
Pourtant quand on considère l’ampleur des chiffres des violences intrafamiliales, on se demande ce que signifie encore cette notion de vie privée alors qu’il s’agit en réalité d’un crime systémique commis dans le secret de centaines de milliers de familles. Ce linge sale, cette ignominie, ce n’est pas la mienne, c’est la nôtre, elle est à nous tous. »


En même temps que son talent d'écrivain, j’admire la force de Neige Sinno car il ne faut pas croire que son courage lui ait apporté des soutiens, ni dans son village ou l’on a fait semblant de ne pas la reconnaître, ni auprès de ses voisins qui ont continué à parler au violeur car « à nous, il ne nous a rien fait », ni dans sa famille où sa demi-soeur  n'en veut pas à son père parce qu’elle est sûre qu’il ne l’aurait pas touchée, elle, qui est de son sang ! Cet homme, condamné à neuf ans de prison et qui n’en a effectué que cinq pour bonne conduite, s’est remarié et élève quatre enfants avec sa nouvelle épouse ! C’est la réalité de la justice dans notre pays !

On dit que l'écriture sauve !  Ce n'est pas le cas de Neige Sinno et ce n'est pas pour cela qu'elle écrit.  A moment donné, l’écrivaine affirme : « je ne suis plus la petite fille vulnérable que j’étais, c’est à mon tour de protéger. » C'est la raison de ce texte et c’est ce qu’elle fait avec ce témoignage bouleversant qui touche à l’os, et oui, et qui peut aider à lever les tabous. 


Voir le billet d'Aifelle : ICI

Je lis un article dans Le Monde du 17 Novembre  qui corrobore bien ce que dénonce Neige Sinno quant à la défaillance de l'institution judiciaire en matière d'inceste et de viol.

L'article parle d'un juge, Edouard Durand, coprésident de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), qui est à l'écoute des victimes.  Ce qui est rare.

https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/11/17/le-juge-edouard-durand-porte-voix-des-victimes-d-inceste_6200684_3224.html

 

Un autre article du journal Le Monde mercredi 16 novembre est intéressant sur ce sujet :  Neige Sinno s'est rendu à Ploërmel,  dans la ville du lycée privé qui a interdit la lecture de son livre.  Elle y a rencontré  un public nombreux où se mêlaient des élèves du lycée ayant lu son livre et des professeurs trouvant cette interdiction aberrante. Elle a déclaré :

"Retirer un livre sur l’inceste d’une bibliothèque est une violence supplémentaire qui encourage le silence. Dans un lycée de 1 700 élèves, cela représente 170 adolescents. Ce chiffre est sidérant, insiste Neige Sinno. Grâce au bruit autour de mon ouvrage, mais aussi l’imminente publication du rapport de la commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, j’ai l’impression que le silence est attaqué. Mais pour combien de temps ? »




jeudi 9 novembre 2023

Kimi Cunningham Grant : Les rancoeurs de la terre

 

 

Les rancoeurs de la terre de Kimi Cunnigham Grant est un roman de la rentrée littéraire 2023 qui n’aura pas fait de bruit mais qui,  pourtant, ne manque pas d’intérêt.

Le récit qui se déroule en Pennsylvanie présente une intrigue policière dans laquelle Red, le shérif de Fallen Mountains, qui va bientôt partir à la retraite, est chargé d’élucider le mystère de la disparition de Transom Shultz, revenu au pays après des années d’absence, personnage ayant laissé le souvenir d’un passé sulfureux.

Or Red, le sait bien - son père lui a assez souvent répété cette citation de Faulkner -  : « Le passé n’est jamais mort. Il n’est même jamais le passé. ». Et l’enquête qu’il va mener, effectivement, ramène à la surface tous les secrets, les blessures, les rancoeurs, enfouis dans la mémoire de certains des habitants de cette petite ville. Red, lui-même n’a-t-il pas, lui aussi, une erreur à se reprocher ? Un poids qui pèse sur sa conscience ?

On s’en doute cette disparition est inquiétante et bien vite l’on va découvrir que Transom qui est le fils d’un riche entrepreneur, tout puissant dans la région, ne compte pas que des amis parmi les anciens de son collège. La belle et orgueilleuse Laney,  ex-petite amie ne lui pardonne pas sa défection et il y a entre lui et Possum, un garçon ainsi surnommé car son physique le fait ressembler à opossum, une haine qui cache un terrible secret. Et que dire de Chase, l’ami d’enfance, le presque frère, qui à la mort de son grand-père Jack est obligé de lui vendre ses terres ? Sinon que Transom le trahit et brise leur amitié en cédant la proprieté à une compagnie pétrolière qui saccage les arbres que Chase aime tant, cette nature qu'il admire, cette terre dont il vit mal mais qui donne un sens à sa vie !

« Ce que Transom ne semblait pas vouloir comprendre en revanche, c’est que ça n’était pas aussi simple. La question n’était pas seulement financière; l’enjeu n’était pas de simplifier la tâche. Il y avait une forme de fierté à cultiver la terre, à la connaître et à veiller sur elle… Et Transom venait d’en priver Chase. Il ne pourrait jamais la retrouver. »

Le roman au-delà de l’intrigue policière peint la vie d’une petite ville ou tout le monde se  connaît, un microcosme où bouillonne tout une vie sous-jacente faite de rumeurs, de non-dits, de ressentiments, une ville où la vie professionnelle de chacun dépend d’un seul homme qui détient le pouvoir financier et peut exercer des pressions sociales liberticides. L’écrivaine introduit un thème écologique en peignant la nature sacrifiée aux exploitations d’énergie fossile et à l’argent. L’analyse psychologique des personnages est fouillée, sensible, et nous permet de nous intéresser à des personnages qui ont une force et une profondeur.

De plus le roman a une certaine noirceur mais n’est pas sans espoir comme on peut le constater quand le shérif parvient à se libérer au cours d’une belle scène pleine d’émotion qui le confronte à Possum : "Dans les jours qui avaient suivi la disparition de Transom, il avait compris que son père avait raison. Le passé n’est jamais mort, il n’est jamais le passé. On n’était pas non plus obligé, néanmoins, de se laisser posséder par lui. De se définir à travers lui. »

Un bon roman, donc, agréable à lire.


lundi 6 novembre 2023

Guy Boley : A ma soeur et unique



Je n’ai jamais lu Nietzsche. Pendant très longtemps il a été lié pour moi à Wagner et aux milieux antisémites du XIX siècle, et, plus tard, à l’idéologie nazie jusqu’au jour où j’ai lu un article sur le rôle pervers joué par sa soeur Elizabeth dans sa vie et son oeuvre. Aussi lorsque j’ai vu ce livre de Guy Boley  A ma soeur et unique , j’ai su qu’il me fallait ce livre tant le sujet m’intéressait.

La jeune Elizabeth Nietzsche


Fritz et sa soeur Elisabeth, tous deux marqués dans leur jeune âge par la mort de leur père suivie bien vite de celle de leur petit frère Josef, vivent d’abord une relation fusionnelle : la petite soeur en admiration devant le grand frère lui doit son éducation, le peu d’instruction qu’elle emmagasine auprès de lui, son introduction dans la société. En revanche, comme Friedrich est victime de problèmes ophtalmiques et de maux de tête violents qui le terrassent, elle est, pour lui, une garde-malade dévouée et une précieuse auxiliaire puisqu’elle lui tient lieu de secrétaire. 

Exemplaire, la petite soeur ? Hum ! Déjà, dans l’enfance, le caractère violent, autoritaire, l’orgueil de la fillette puis de la jeune fille, sa jalousie dès que son frère s’intéresse à une autre femme, s’affirment ! Ce n’est pas pour rien que son frère l’appelle Lama, allusion à ces animaux qui crachent sur ceux qui les contrarient.

 

Friedrich Nietzsche jeune
 

Fritz s’affirme rapidement comme un étudiant d’une intelligence brillante, devient professeur universitaire très jeune mais il étouffe entre une mère et une soeur bigotes, dans un milieu étroit d’esprit où ses écrits font scandale et où lui-même fait figure d’Antéchrist !

Mais la rupture entre le frère et la soeur ne surviendra que plus tard, lorsque Fritz, déçu par Wagner qui était devenu son ami, et révolté par l’antisémitisme de ce milieu rompt avec le musicien.

« Les juifs m’intéressent, objectivement, davantage que les allemands : leur histoire offre des problématiques bien plus fondamentales. (…) J’aimerais bien savoir jusqu’où, au bilan, il ne faudrait pas pousser l’indulgence envers un peuple qui, de tous, a eu - non sans notre faute à tous - l’histoire la plus malheureuse, et auquel nous devons l’homme le plus noble (le Christ), le sage le plus pur (Spinoza), le Livre le plus puissant et la Loi morale la plus efficiente que le monde ait jamais vus »

« … c’est pour moi une question d’honneur que d’observer envers l’antisémitisme une attitude absolument nette et sans équivoque, à savoir : celle de l’opposition, comme je le fais dans mes écrits. On m’a accablé ces derniers temps de lettres et de feuilles antisémites ; ma répulsion pour ce parti (qui n’aimerait que trop se prévaloir de mon nom) est aussi  prononcée que possible… »

Elizabeth, elle, non seulement s’épanouit dans ce milieu et adopte les thèses racistes mais elle épouse un professeur universitaire viscéralement antisémite, Bernhard Föster. Elle part ensuite avec lui au Paraguay pour recréer un royaume allemand qui, débarrassé des « juifs et de la juiverie », pourra retrouver la pureté de la race aryenne. L’histoire de ce voyage est un roman d’aventures à lui tout seul !

« Foster se sent un messie faiseur de Paradis où règneront les fils de Wotan et ceux de Parsifal dans un déferlement de chants de Walkyries  (…) Le grand avantage de la bêtise sur l’intelligence, c’est que la première, contrairement à la seconde, est totalement illimitée. Vu sous cet angle, Foster mérite amplement son royaume. ».

Elizabeth Föster-Nietzsche : Edvard Munch


Le frère et la soeur ne se retrouveront que lorsque Elizabeth, devenu veuve après l’échec de son royaume du Paraguay, revient au chevet de son frère, muré dans la maladie, et commence à exploiter financièrement sa célébrité montante et à tronquer, raturer, ajouter, déformer, bref! à falsifier ses œuvres.

« On aurait pu lui pardonner ses mensonges, son orgueil, ses tricheries; et sa bêtise aussi. On était même prêt à l’absoudre et à solder, quasi sans rancune, à la façon d’une fable, l’histoire de leurs vies : «  Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre, l’un d’entre eux devint fou et l’autre s’enrichit sur le dos de cette folie ». Cela nous aurait donné une morale acceptable, une fin un peu cruelle mais le monde aussi l’est. Mais d’avoir par la suite, vendu son frère, ses écrits, ses pensées, son âme et son esprit aux pires démons que le monde ait jamais en son sein fécondés, d’avoir fait de Friedrich une pensée bottée qui marche au pas de l’oie, la svastika taguée sur son Zarathoustra, cela mérite le pal, la corde et le bûcher. »

Le style de l’auteur est assez flamboyant, prolixe, une sorte d’avalanche de mots qui emporte tout sur son passage, torrent en crue qui m’a submergée, parfois un peu trop, en m’agaçant, parfois, au contraire d’une manière réussie qui emporte l’adhésion. L’auteur n’est pas neutre ( A vrai dire, cela n’a pas l’air d’être dans son caractère ! ). Le lecteur, lui aussi, cesse bien vite de l’être et éprouve de la compassion pour Nietzsche puis découvre avec stupéfaction et indignation la noirceur d’Elizabeth, un personnage digne d’illustrer le livre falsifié qu’elle a offert au Fürher, La volonté de puissance.

A ma soeur et unique est donc un bouquin passionnant tant la vie de Friedrich Nietzsche ressemble, comme le dit l’auteur, à une tragédie grecque ou à un drame shakespearien !


Nietzsche : Evard Munch
 

On peut parler à son propos d’un destin marqué par la fatalité, celle de la maladie, de la solitude, de la folie; c’est le destin d’un homme et d’un philosophe condamné de son vivant à l’incompréhension et qui n’obtiendra reconnaissance, succès et gloire, que lorsqu’il sera devenu un être diminué, un mort-vivant enfermé dans sa folie, dans l’impossibilité de communiquer avec autrui et sous la dépendance totale d’une soeur avide et sans scrupules.

C’est décidé ! J’ai acheté Ainsi parlait Zarathoustra et je vais le lire. Du moins, je vais essayer car ces écrits semblent difficiles. Ne disait-il pas de lui-même : « Malheur à moi qui suis une nuance »




 


jeudi 2 novembre 2023

Maggie O'Farrell : Le portrait de mariage

 

Dans Le portrait de mariage, Maggie O’Farell nous transporte dans la Renaissance Italienne, dans les années 1550  et 1560, à Florence sous le règnes de Cosme II, grand Duc de Toscane et de son épouse Éléonore de Tolède puis à Ferrare dans le château des ducs d'Este.

Le hasard de mes lectures a fait que Le Portrait de mariage semble faire suite à Perspectives dans lequel Laurent Binet  présentait Maria de Médicis, la fille aînée de ces souverains toscans, fiancée à Alfonso II d’Este, duc de Ferrare. Mais cette dernière meurt à l’âge de dix-sept ans avant le mariage. Maggie O’Farrel raconte, elle, l’histoire de sa soeur Lucrèce contrainte d’épouser le duc à l’âge de treize ans à la place de Marie et de quitter sa famille à 15 ans pour un exil douloureux à Ferrare où elle mourra un an après…

 

Marie de Médicis Bronzino


On sait peu de choses sur Lucrèce de Médicis et sa courte existence aussi l’écrivaine a dû faire largement appel à son imagination. Et il y des passages réussis, en particulier, la description de l’enfance de la fillette et de ses frères et soeurs dans « la pouponnière » du  Palais Médicis, neuf enfants dont l’aînée est Maria, entourés des nourrices, des serviteurs et des précepteurs qui se succèdent pour enseigner le grec et le latin, la musique ou la danse et pour les garçons les arts martiaux. Une enfance cloîtrée ! Les filles ne peuvent pas se mélanger au peuple et ne sortent pas du palais. C'est du haut des remparts d’où elles aperçoivent le David de Michel Ange, qu’elles observent la place de la Seigneurie, les va-et vient de la foule, les fêtes somptueuses, les pallios, organisées par son père… Lucrèce n’en sortira que pour son mariage à l’église de Santa Maria Novella. La ménagerie de son père installée dans le palais (dont l’odeur incommode tant Eleonore que la cour finira par déménager au Palazzo Pitti) donne lieu à une belle scène. Lucrèze y découvre la tigresse arrivée au palais en 1552 et un lien se crée entre la fillette et le fauve, peut-être suggère l’auteure, en raison de leur appartenance à la même espèce, celle des solitaires, peut-être en raison aussi de leur destin semblable, privation de liberté et impossibilité du choix. 

« Ses mouvements étaient aussi fluides que du miel tombant d’une cuillère. Elle sortit  de l’ombre de sa cage  comme si la jungle tout entière était son royaume, faisant rouler sous ses pattes la terre de Florence qui composait ce sol crasseux. (…) Cette bête frémissait, crépitait, bouillonnait, habitée par un feu, étonnante avec sa gueule à la symétrie parfaite. Lucrèce n’avait jamais rien vu d’aussi beau de toute sa vie. La flamboyance de ce dos et de ces flancs, ce bas-ventre clair. Les marques sur son pelage, remarqua-t-elle, n’étaient pas des rayures, non, le mot était trop faible. Elles étaient une dentelle noire et virtuose, une parure, un camouflage, elles la définissaient, la sauvaient. (…)
Lucrèce ressentait la tristesse, la solitude qui se dégageaient de la bête, son traumatisme d’avoir été arrachée de son environnement.»

 

Lucrèce de Médicis, duchesse de Ferrare



 Bien sûr, ce qui intéresse Maggie O’Farell à travers la vie de ce personnage, c’est le thème féministe. La jeune fille n’a jamais le choix ni de vivre librement, ni de choisir son époux, ni de penser, de donner son avis, de décider de quoi que ce soit. Elle passe de la tutelle de ses parents à celle de son époux et est considérée surtout et seulement comme une reproductrice. Or, comme elle ne parvient pas à être enceinte (et pour cause le duc Alfonso, stérile, se mariera trois fois sans avoir d’héritier), elle devient gênante. Mais est-elle morte assassinée par son mari comme les rumeurs l’ont laissé entendre ou des suites d’une maladie ? Les Historiens d’aujourd’hui penchent plutôt, d’après les symptômes, pour un décès lié à la tuberculose. L’écrivaine a le choix et reprend la thèse de l’assassinat qui est bien, d’ailleurs, dans les moeurs du temps puisque la soeur de Lucrèce, Isabella de Médicis, a été tuée, étouffée dans son lit par son mari Paolo d’Orsini aidé de François, son frère, devenu le grand-duc de Florence après la mort de Cosme II. Et le frère de Lucrèce, Pierre, s’est débarrassé de son épouse de la même manière sans être autrement inquiété !

Isabella de Médicis


Ce que je n’ai pas apprécié, par contre, c’est la fin extravagante, invraisemblable, imaginée par Maggie 0’ Farrell dans le dénouement qui m’a paru un peu fleur bleue, ni les libertés qu’elle a prises avec l’Histoire quand celle-ci est avérée comme par exemple de changer les noms de soeurs du Duc de Ferrare ou de  rendre Lucrèce témoin d’un évènement qui n’aura lieu qu’après la mort de la jeune femme. Dans un roman historique, on peut remplir les cases manquantes par l’imagination mais ne pas jouer avec les faits certains même si c’est pour des raisons dramatiques.

Comme on peut s’en rendre compte à la lecture de l’extrait ci-dessus la langue est riche, évocatrice, le style très travaillé, ciselé mais presque trop, entravant parfois le récit, les pensées de la jeune femme imaginées si minutieusement par l’auteur prenant forcément le dessus sur l’intrigue et les faits historiques. On a parfois l’impression de faire du surplace ! Une certaine lassitude naît par moments de toutes ces longueurs surtout dans les passages qui se déroulent à Ferrare. Le livre est donc intéressant et présente des qualités mais il n’a pas totalement emporté mon adhésion.

 

René de France


 J'ai découvert un personnage secondaire du roman qui est aussi très intéressant : C’est Renée de France, fille du roi français Louis XII, épouse du Duc de Ferrare Hercule II d’Este, père du duc Alfonso II. Protestante, elle accueille à la cour de Ferrare de nombreux réformés dont Calvin sous un nom d'emprunt et ne renonce jamais à sa confession. Elle s'attire les foudres du pape et part en France dans son comté de Montargis.


Alfonso II duc de Ferrare

D’autre part, il est question dans le roman de Maggie O'Farell du portrait de mariage de Lucrèce commandé par le duc Alfonso au peintre Bastiniano,  portrait qui renvoie au poème de Robert Browning My last Duchess (1842) dans lequel le poète imagine le duc de Ferrare montrant le tableau de Lucrèce qu'il a assassinée, oeuvre d'un peintre fictif Pandolf, à l'émissaire qu'il reçoit pour conclure son second mariage. 

Là, peinte au mur, c'est ma dernière duchesse,

 
Ne la croirait-on pas vivante ? Cette œuvre 


est une merveille, savez-vous ? 

Les mains de Frère Pandolf 


se sont affairées une journée entière, et la voici, en pied. 


Vous plairait-il de vous asseoir et de la contempler ?

 
J'ai dit « Frère Pandolf » à dessein, car, voyez-vous, 

aucun étranger n'a jamais lu ce visage ici peint comme vous le faites, 


la profondeur, la passion, la détermination de son regard, 


sans se tourner vers moi (car personne d'autre ne tire le rideau, 


comme je viens de le faire pour vous)...

Voir  l'avis d'Eimelle Ici 

mercredi 18 octobre 2023

David Grann : Les naufragés du Wager


 

En 1739, la Grande-Bretagne et l’Espagne se lancent dans une guerre maritime pour étendre leur Empire respectif et s’approprier les richesses des colonies. C’est ainsi que la Grande Bretagne arme cinq navires confiés au commodore George Anson chargé de doubler le cap Horn en direction des Philippines afin de détruire des navires ennemis, d’affaiblir les possessions espagnoles de l’Amérique du Sud et de s’emparer des richesses d’un galion que l’Espagne envoie deux fois par an du Mexique en Asie. Le Wager est un de ces cinq navires et l’on peut dire que, dès le début, le voyage s’annonce mal puisque l’escouade  prend la mer en 1740 avec des mois de retard rendant impossible le passage du cap Horn avant les grandes tempêtes d’hiver.

Pour écrire ce récit non-fictionnel Les Naufragés du Wager David Grann s’appuie sur les nombreuses archives qui ont documenté ce voyage tragique, journaux de bord des commandants, de leurs seconds mais aussi des membres de l’équipage, témoignages, correspondances, articles parus dans les gazettes de l’époque, compte rendu du procès qui eut lieu à l’issue de la mission, sans compter tous les ouvrages qui ont tenté de comprendre ce qui s’était passé et d’en donner une explication. Mais, conclut l'auteur,  il faut bien avouer que devant tous ces points de vue divergents, la vérité est bien impossible à établir.

 "Aussi, nous avertit-il, au lieu de lisser les dissonances ou d'obscurcir davantage les éléments de preuve, j'ai voulu présenter tous les aspects de cette affaire, en vous laissant le soin de rendre le verdict ultime : le jugement de l'histoire."

Ce travail se présente donc comme une enquête judiciaire qui cherche à éclairer les faits sans influencer notre jugement, un sérieux et impartial travail d'historien. 

John Byron, le grand-père du poète George Byron


 Mais c’est aussi un récit d’aventures car la réalité, parfois, dépasse  la fiction et l’on finit par penser que Robinson Crusoé avait bien de la chance d’être exilé en solitaire sur une île hospitalière, de même que les mutins du  Bounty sur une terre paradisiaque.

David Grann nous présente d’abord les membres de l’expédition, du moins ceux qui ont tenu un rôle important : le Commodore George Anson, le capitaine du Wager, David Cheap, l’enseigne John Byron (l’ancêtre du poète) et ses pairs Henry Cozens et Isaac Morris, le lieutenant Hamilton ainsi que certains hommes de l’équipage qui eurent une influence décisive sur les cours des évènements comme le canonnier John Bulkeley, le charpentier Cumming et bien d’autres. Ils nous apparaissent, dotés d’un passé, d’une famille, d’une personnalité avec leurs qualités et leurs faiblesses, leurs rêves et leurs ambitions. David Grann leur redonne vie tout en respectant scrupuleusement ce que l’on sait des personnages. Certains, les nobles, assez riches pour se faire portraiturer, ont aussi un visage.
Comme des héros de romans, l’écrivain les lance à travers l’Atlantique, livrant bataille, tout canons dehors, décimés par le choléra et le scorbut, bravant les vagues gigantesques du Cap Horn, description que le talent de David Grann rend terrifiante, faisant naufrage sur une île de la Patagonie désormais appelée l’île du Wager. Cette terre désolée, battue par les vagues, toujours recouvertes de sombres nuages, de neige, de gel, sans aucune ressource alimentaire à part quelques rares coquillages est bien ce que l’on peut appeler un enfer sur la terre. Les marins souffrent de faim, de froid, de maladie d’une manière qui semble être au-delà de tout endurance humaine.  Ils survivent grâce à quelques vivres retirées de l’épave mais les relations humaines se dégradent, la solidarité ne fait pas long feu, l’obéissance au capitaine non plus, mutinerie, vols, actes de violence, meurtre, cannibalisme… 

Le capitaine David Cheap
 

Finalement, avec le bois récupéré du Wager, les survivants vont construire des embarcations et s’enfuir,  le groupe des mutins en abandonnant le capitaine et ses alliés qui partiront de leur côté.  Lorsqu’ils reviendront en Angleterre les mutins et le capitaine David Cheap auront à répondre de leurs actes devant un tribunal. Aucun n’est irréprochable ! 


Famille de Kawesquars, les nomades de la Mer,


Un essai passionnant, donc, comme un roman d’aventures mais qui est aussi une réflexion sur la civilisation. Comme dans Sa Majesté des Mouches, l’ouvrage de William Golding, l’on voit qu’elle n’est qu’un vernis qui s’effrite face à l’adversité. L'homme cesse d'obéir aux lois morales de son pays quand il n'y est pas obligé s'il est réduit à la famine et au désespoir. Et l’on se dit que c’est une leçon d’humilité pour l'être humain ! Une leçon pour tous les pays colonialistes aussi, si pénétrés de la supériorité de leur civilisation ! 
Une leçon pour la Grande-Bretagne -car c'est elle qui est visée ici-  et sa prétention à la supériorité sur les autres peuples !  Les marins anglais sont secourus pas un peuple amical et altruiste, les Kawesquars appelés les nomades de la Mer.
 
 ...trois canoës avaient surgi du brouillard... Il y avait à bord plusieurs hommes à la poitrine nue et aux longs cheveux noirs, armés de lances et de frondes. Il pleuvait, un vent du Nord soufflait avec force et Byron, frigorifié, fut frappé par le spectacle de leur nudité. "Leur tenue n'était faite que de quelques morceaux de peaux de bête autour de la taille et d'un vêtement tissé de plumes sur les épaules", rapporta-t-il.
Le feu était allumé dans chaque canoë et les rameurs semblaient indifférents au froid lorsqu'ils manoeuvraient avec adresse au milieu des vagues. Ils étaient accompagnés de plusieurs chiens, "des animaux qui avaient l'air de corneaux", note Byron, qui surveillaient la mer comme des vigies à l'air farouche."
C'était un groupe de Kawesquars signifiant "peuple qui se vêt de peaux". Avec d'autres groupes  indigènes les kawesquars s'étaient installés en Patagonie, en Terre de Feu des milliers d'années plus tôt.
 
Navigateur chevronné, ce peuple, exceptionnellement adapté à ce climat extrême, connaissait les moindres recoins de la côte, les courants, les cheneaux, les récifs, les abris protégés. Ce sont les femmes qui pilotaient et qui plongeaient vers le fond, dans les eaux glaciales, pour pêcher des oursins. Les hommes chassaient le phoque, l'otarie, le lion de mer. Les Kawesquars ne restaient jamais longtemps sur la même place pour éviter d'épuiser les ressources. Leurs chiens leur servent de veilleurs de nuit, de compagnons de chasse, d'animaux domestiques. Les autotchtones apportent de la nourriture aux anglais, leur offrent des moules d'une taille inusitée et, conscients de la situation désespéré des naufragés, reviennent plusieurs fois pour les aider, apportant chaleur humaine et empathie. Loin d'en être reconnaissant, le groupe des mutins les considère comme des inférieurs et devient menaçant envers eux, cherchant à séduire les femmes et à voler les canoës.
 
Les autres naufragés, Byron et ses fidèles, sauvés par des guides incontestablement supérieurs à eux sur le plan de la navigation et de la connaissance de la nature trahissent "leur racisme viscéral". Byron  appelait les  Patagoniens "des  sauvages". Campbell écrivait : "Nous n'osions déplorer aucun manquement dans leur conduite, alors qu'ils se considéraient comme nos maîtres, et que nous étions obligés de nous soumettre à eux en toutes choses. "  
"En effet, le sentiment de supériorité des naufragés étaient chaque jour battu en brèche."
 
Et à cet égard, la séance du procès est un chef d'oeuvre d'hypocrisie que David Grann dénonce avec ironie et délectation. Mais je ne vous en dis pas plus.  Lisez plutôt le livre, il est passionnant !


***


 Participation au challenge des minorités ethniques initié par Ingammic





lundi 2 octobre 2023

Pekka Juntti : Chien sauvage



 

Dans Chien sauvage de l'écrivain finlandais Pekka Juntti, paru aux éditions Gallmeister, le personnage principal,  Samuel Somerniva -dit Samu- semble avoir un destin tout tracé, du moins aux yeux de son père. Son fils sera mineur : « C’est la place des hommes de notre famille, nous y appartenons ». Oui, mais Samu, avec la complicité silencieuse de sa mère, veut échapper à ce déterminisme. Il part dans le Nord, en Laponie, travailler chez Sanna et Matti dans un élevage de chiens de traîneaux. Le travail est rude, de longues journées sans repos, du matin jusqu’au soir. Il s’agit de nourrir les Huskys, de nettoyer les cages, de recevoir les groupes de touristes, de préparer les repas. Rien d’exaltant, mais avec la récompense, parfois, de courses de traîneau fabuleuses avec Matti pour apprendre le métier. Samu tient le coup car son rêve est de devenir musher, conducteur de traîneaux, parmi les plus grands, ceux qui accomplissent des exploits avec leur attelage sur des milliers de kilomètres.

 Mais de la réalité au rêve, il y a loin. Les chiens de traîneaux coûtent cher, certains valent même des fortunes. Aussi lorsque les deux chiens d’un célèbre musher disparaissent, Nanok et Inuk, Samu se lance à leur poursuite. Si Inuk est retrouvé facilement, Nanok, lui, a repris goût à la liberté et est redevenu sauvage. Cependant, le propriétaire du chien promet au jeune homme que Nanok sera à lui s’il parvient à le capturer. Samu va partir de plus en plus loin dans le Nord, parmi les populations minoritaires qui semblent oubliées de tous sauf quand il s’agit de détruire leurs réserves naturelles et d'exploiter leur bois! Si les Samis l’aident au début, ils vont bientôt devenir hostiles, surtout les éleveurs de rennes, car le chien fait des ravages dans leurs troupeaux. L’entêtement de Samuel à  chercher l’animal et à le protéger suscite la colère des éleveurs, son ignorance des coutumes de la population vont le mettre en danger.
 

Le roman est construit sur deux périodes : Il commence en 2008 et se déroule jusqu’en 2009 pour l’histoire de Samu et est daté de 1942  jusqu’en 1949 pour celle d’Aila et de sa famille qui vivent près de la rivière Tengelio. Les deux récits se rejoindront en 2009 quand Samu, arrivant dans la région tombe amoureux d’Avaa. Mais il y a encore une autre partie insérée entre ces deux périodes, sous la forme de pages numérotées indiquant le nombre de jours que Samuel passe dans une cabane, isolé, mourant de peur et de faim sans que le lecteur sache vraiment ce qu’il fait là !  J’avoue que cela m’a un peu déroutée au début avant de comprendre qu’il s’agissait d’un futur par rapport au présent de Samuel et, là aussi, les deux espaces temporels vont finir par coïncider. Une construction un peu complexe.


Paysage finlandais


Chien sauvage
est d’abord un hymne à la nature mais sans idéalisation. On peut facilement y mourir si l’on ne sait pas respecter sa puissance. Ne jamais se croire plus fort qu’elle ! Les paysages sont magnifiques mais les villages miséreux. Quand Samuel part vers le nord à la recherche de ses chiens, il parcourt d’abord des paysages de marais avec des pins rabougris, une forêt peu dense mais qui devient de plus en plus épaisse coupée çà et là de quelques villages.

J’avais l’impression de remonter dans le temps. C’étaient des villages oubliés. Il y avait de la pauvreté , mais aussi beaucoup de vie. (…) Ces villages me faisaient penser aux pins tordus de mont Ousnasvaaara sur lequel j’avais grimpé en route vers le nord. La vie y était fragile mais tenace. Le panneau indiquait Ylitornio.

 
Les Samis croient aux âmes des ancêtres incarnées dans les arbres. L’environnement, la forêt, les rivières et les lacs sont sacrés non seulement pour assurer leur subsistance mais aussi sur le plan spirituel. Aila fait des offrandes au sapin séculaire d’Arviitti qui les protège en retour. La famille a une ferme, cultive un champ, élève des vaches, vit aussi de la chasse et de la pêche.

Quand le père part à la guerre en 1942, il explique à sa fille : 

… il est toujours agréable de rendre visite au sapin d’Arviitti. On y est seul et en même temps bien entouré : quand on raconte ce que l’on a sur le coeur, tout le monde nous écoute. Il y a le vieux Arviitti et Eevertti, Vänni et Liisi  et tous les autres qui sont partis.
Quand tu rends visite à l’arbre observe la rivière. Si tu l’écoutes bien, tu entendras les rapides chanter le chant de la liberté, les pins bouger au vent sur la colline et les saumons faire claquer leurs queues grandes comme des pelles dans les frayères. Il y en a un près de la rive, dans le contre-courant d’un rocher, là où le lac commence. Ma chère Aila, tu as bien constaté que sur la berge de la rivière, le rosier sauvage est encore en fleur. Il ne nous arrivera rien.

 

Pekka Halonen : peintre finlandais

 

Après la guerre, le gouvernement pour reconstruire le pays et relancer l’économie, ouvre de grandes campagnes de coupes forestières qui détruisent la forêt et ravagent des régions entières. Des chantiers pour construire des barrages et des centrales hydrauliques sur la rivière Tengelio voient le jour. Mais ce serait fatal aux saumons qui seraient dans l’impossibilité de remonter le cours d’eau. La colère des hommes s’éveille.

Ils trouvent toujours une bonne raison pour venir ici et tout détruire. Bon Dieu, on a vécu dans le sang et dans la merde à cause de ce satané état finlandais et voilà la récompense !

 Des forestiers, des chefs de chantier, disparaissent mystérieusement. Nul ne peut les retrouver. On dit que la  forêt se venge, qu’elle les a emportés. Et que signifient ces trois roses que certains se voient offrir car les roses poussent aussi sur les bords glacés de la Tengeliö ?  

Chanson de la Tengeliö

Là où scintillent la Tingeliö, 

ses miroirs, ses courants,

Tu peux trouver le bonheur

si tu découvres la fleur.

Pourtant, les jeunes, comme Vaïnö, le frère d’Aila, sont attirés par la grande ville, Helsinki, par l’argent gagné rapidement en s’engageant dans les chantiers bien payés, par le confort d’une maison avec l’électricité. Les femmes lancent des pétitions pour que leurs enfants aillent à l’école.  

« D’après elle, puisque nos forêts et nos eaux leur plaisent tant, ils nous doivent bien ça en contrepartie. »

C’est le monde ancien et moderne qui s’affrontent. Finalement, Le président de la République Urho Kaleva Kekkonen préserve la région  en faisant un parc national d’étude de la nature.

Chien sauvage
n’est pas un de mes coups de coeur, je n'ai peut-être pas été assez accrochée par les personnages qui me semblent parfois froids et un peu démonstratifs. Certains thèmes qui m'intéressaient comme celui de la réalisation du rêve de devenir musher est abandonné. Peut-être que mon attente était trop à la Jack London ou à la Oliver Curwood quand j'ai choisi ce livre !  Mais il présente de belles descriptions de la nature, une connaissance de la vie sauvage et de la vie des peuples du nord.  Le propos écologique est intéressant. J'ai lu ce roman avec plaisir.




 



samedi 23 septembre 2023

Gaspard Koenig : Humus

 



Humus de Gaspard Koenig est un roman écologique où deux étudiants en agronomie prennent la mesure du défi qui les attend et du sort qui menace le genre humain face à l’appauvrissement des sols ruinés par les pesticides, dépourvus d'humus. C’est une évidence qui nous mène tout droit à la famine alimentaire et à la fin de l’humanité. Car, il faut savoir que Humus, en latin signifie Homme et que sans humus, la vie n’est plus possible ! Mais il semble qu’il y ait une solution, apprennent les deux amis, Kevin et Arthur, au cours d’une conférence sur les vers de terre, c’est le vermicompostage. Et oui, le lombric comme sauveur de l’humanité ! Il faut dire que ces adorables petites bêtes travaillent pour nous, aèrent la terre, transforment les déchets en matière organique et enrichissent nos sous-sols ! Au lieu de les empoisonner, il faut, au contraire, les protéger et et les réintroduire par inoculation dans les sols épuisés. Et voilà nos deux agronomes partis en croisade ! Les Rastignac du ver de terre !


Le lombric : 7000 espèces différentes


Les espaces infinis qui fascinent  les philosophes ne se trouvent pas au-dessus de nos têtes mais sous nos pieds. Les vers de terre transforment le sol en un dédale de chemins, de croisements, de puits, de cachettes. Chaque mètre carré dissimule  cinq mètres de galeries, un réseau encore plus dense que celui  des pyramides. Ce sont elles qui permettent de remonter depuis les entrailles de la Terre, les éléments nutritifs à la vie et, inversement, qui drainent l’eau de la pluie pour la garder en réserve. Sans cette architecture complexe, les sols se tassent, l’eau ruisselle en surface et les plantes restent affamées.


Ironie et dérision

 

C'est la faux qui doit travailler...

 

Arthur le bourgeois, fils d’avocat, choisit d’aller cultiver ( c’est logique ! Lui, ne sait pas ce que c’est !) la terre familiale « pesticidée », si j’ose dire, au dernier degré.
 Kevin, fils d’ouvriers agricoles, se gardent bien de suivre l’exemple de ses parents (pas bête ! Lui, sait  !)

« Malgré tout le prix qu'il accordait à leur amitié, Kevin ne s'imaginait pas un instant vivre en Basse-Normandie avec deux néo-ruraux émerveillés par les papillons. »

 
Il se lance dans la création d’une start-up de vermicompostage à grande échelle, qui, grâce aux lombrics de tout acabit et par un procédé naturel, sans engrais et sans pesticides, va fournir une terre noire, grasse et riche qui sera vendue partout dans le monde. Certes, il ne connaît rien à la gestion de l’entreprise et à la recherche des financements mais il est aidé par la cupide Philippine, qui incarne le capitalisme sans scrupules, dans toute son horreur et sa malhonnêteté.

Et bien, sachez-le, nos deux agronomes échoueront ! C’était couru d’avance mais il faut lire le roman pour  comprendre pourquoi et comment. Humus est une charge contre notre monde actuel qui ne sait pas s’arrêter dans cette course vers la mort et est déjà, comme le champ d’Arthur, à un point de non retour. Il est une critique du capitalisme qui n’hésite pas à vendre son âme (c’est ce que finit par faire Kevin) lorsqu’il s’agit d'argent.

Si c’est un constat assez amer, c’est avec ironie et dérision que Gaspard Koenig nous raconte cette histoire qui ne laisse pas cependant d’être angoissante. Il y a des moments d’humour que j’aime beaucoup quand Arthur, par exemple, défrichant son champ à la faux et refusant vertueusement l’utilisation du tracteur, est obligé - couvert de pansements -  de lire le mode d’emploi de cet outil qu’il est bien incapable de manier !

« C’est la faux qui doit travailler et non vous. » Il était bien d’accord.
Votre faux étant à plat sur le sol, posez un point de repère quelconque au point A au ras de la lame. Tout en maintenant la pointe du manche contre votre botte, saisissez la poignée du milieu et faites pivoter la faux au ras du sol jusqu’à ce que la pointe p vienne jusqu’au repère A. » etc…


ou quand désireux de se suicider, il calcule quel genre de mort aura le moins d’impact sur l’environnement!
Ce n’est pas pour rien que Arthur se trouve vers l’éco- terrorisme, lui aussi, voué à l’échec.

Une satire de certains milieux
 
Campus Agro Paris tech


Le roman est aussi une satire des milieux bourgeois comme des milieux financiers qui, lorsqu’ils apprennent que Kevin est issu d’un milieu modeste et fait ses études dans cette grande école d’agronomie, l’Agro Paris Tech, se réjouissent, confortés dans leur bonne conscience, que « l’ascenseur social » fonctionne en France (même si Kevin est le seul avoir atteint ce niveau !).

« Kevin resta muet. Il ne comprenait pas cette histoire d’ascenseur. Il avait plutôt l’impression de marcher d’une aventure à l’autre sans monter ni descendre. »

Ironie aussi envers le parisianisme de la directrice RSE  (de l’Oréal) qui rencontre Kevin :

« Madame RSE le regarda avec étonnement. Si l’idée qu’on puisse naître et grandir dans le Limousin était un
e vérité théorique incontestable, elle n’avait encore jamais rencontré de cas pratique. »

L’Agro Paris Tech, d’ailleurs, n’échappe pas à l’ironie de Koenig, cette grande école qui oeuvre pour booster le déploiement de la bioéconomie mais qui forment surtout des jeunes loups  soucieux de faire une carrière lucrative. L’hypocrisie consiste à la fin de l’année d’étude à laisser parler pendant quelques minutes « les bifurqueurs » «  pour dénoncer l’agribusiness et présenter leurs projets alternatifs en ferme autogérée ou à la Confédération paysanne, sous les applaudissements de leurs camarades qui, eux, auraient déjà signé leurs contrats chez Danone. »

Sous la forme d’un roman présentant des personnages que l’on suit avec plaisir, Gaspard Koenig dresse, avec un  humour grinçant, un constat pessimiste de l’état de la planète mais la fin présente pourtant une note d’espoir.


LC avec Keisha ICI  et Je lis je blogue ICI

jeudi 21 septembre 2023

Sorj Chalandon : L 'Enragé

 

Dans l’Enragé, Sorj Chalandon  raconte la mutinerie des enfants de la colonie pénitentiaire de Belle-île sur Mer, Haute-Boulogne, en août 1934.
Il s’agissait d’un véritable bagne pour mineurs, petits délinquants rejetés par leur famille, ou tout simplement, orphelins abandonnés sur le seuil d’une église. Les conditions de vie, les sanctions disciplinaires y sont d’une dureté incroyable : violences physiques et morales, humiliations, privation de liberté et de nourriture. De plus, ils sont traités comme des esclaves et fournissent une main d’oeuvre bon marché aux habitants de l’île. Un jour, la brutalité gratuite d’un chef met le feu au poutres. Les détenus se révoltent, frappent, pillent, détruisent puis s’enfuient.

C’est à travers le regard d’un personnage fictif, Jules Bonneau, dit la Teigne, que Sorj Chalandon nous fait vivre ces ignominies. Ce surnom, Jules l’a gagné auprès de ses co-détenus et des surveillants de la colonie tant sa rage est grande contre ce système qui broie l’individu. Pour survivre, il faut savoir se faire respecter et ne jamais faire preuve de faiblesse. Ce n’est pas le cas de Camille Loiseau, un enfant de 13 ans, trop fragile pour se défendre et qui subit, de plus, les sévices sexuels des « caïds », ceux qui, parmi les plus âgés des détenus, ont perdu tout humanité. Car, bien sûr, loin d’être éducatif, cet univers carcéral pervertit les esprits, émousse les consciences et entretient la violence.

Dans la réalité tous les détenus ont été repris. Dans son roman, Sorj Chalandon imagine que Jules s’en sort grâce à l’aide de braves gens, Sophie, l’infirmière du bagne, Ronan, son mari, patron d’un bateau de pêche et son équipage. Ronan, le socialiste, Alain le communiste, Pantxo, le basque, anarchiste, qui ne sont peut-être pas toujours d’accord mais qui s’unissent tous contre la même injustice, celle que l’on inflige aux plus faibles.
Ce drame se déroule dans un contexte historique nocif, avec la montée de l’extrême-droite en France, (les Croix de Feu) comme en Allemagne, le renforcement des idées réactionnaires, contre l’émancipation des femmes, leur droit de vote, (avec une page terrible sur l’avortement), mais aussi l’antisémitisme de plus en plus virulent, tout ceci sur fond de guerre d’Espagne avec le carnage de Guernica !

Ce qui m’a intéressée, c’est que Sorj Chalandon ne tombe pas dans l’angélisme. Les enfants deviennent pour certains des bêtes sauvages et Jules, lui-même, qui a pourtant des éclairs de conscience et d’humanité, se rêve criminel avant de le devenir.

« J’allais te voler Ronan ! J’étais à deux doigts. (…)  Tu sais Ronan, je suis un bandit. C’est une canaille de Haute-Boulogne que tu as accueillie dans ta chaloupe et sous ton toit. Pas un orphelin pitoyable, qui sanglote avec un caïd entre les reins, mais une Teigne. Une vraie. Un chacal pelé, sans père ni mère, sans rien de ce qui fait votre humanité. »

« Tu espérais quoi, le communiste ? Que j’allais défiler avec toi contre la vie chère ? Je m’en fous de tes combats. Quand je lève le poing, c’est pour ma gueule. Et toi le basque, tu attendais quoi ? Que je te rende la chemise et le pantalon que tu m’avais prêtés pour enterrer la vieille ? Jamais, tu m’entends ! Il resteront au fond de mon sac. (…) C’est ça que vous voulez sauver ? Ce chien enragé? »

 L’écriture est belle, énergique, vent debout contre l’injustice et la barbarie. Je l’ai lu sans pouvoir m’arrêter tant j’ai épousé la révolte du jeune homme, tant j’ai vécu les dangers de l’évasion, les mutins n’ayant d’autres ressources que de se jeter à l’eau ou de braver la mer sur un esquif volé au péril de leur vie. Cette chasse à l’enfant comme l’a écrit Jacques Prévert alors présent sur l’île, jette les Bélillois à la poursuite des fugitifs, chaque capture apportant 20 francs au chasseur d’enfants.


Un roman passionnant et addictif.


 

vendredi 15 septembre 2023

Laurent Binet : Perspective(s)


Jacopo da Pontormo, peintre maniériste florentin est mort le 1er janvier 1557 dans la chapelle de l'église San Lorenzo où il peignait des fresques*, travail commandé par Cosimo de Médicis, duc de Florence, et dont l'artiste aurait voulu qu'elles soient à l'égal de celles de la chapelle Sixtine. Laurent Binet imagine qu'il a été assassiné par une main inconnue et son roman Perpectives(S) se veut alors une enquête policière pour déterminer qui est l'assassin. 

 

La déposition de Pontormo église Sante Felicita Florence


Le roman est intéressant parce qu'il fait revivre une période de Florence assez délétère où les factions politiques se déchaînent. La reine de France, Catherine de Médicis et son cousin Pietro Strozzi dont le père Philippe Strozzi, républicain, a été exécuté par Cosimo de Médicis, cherchent à mettre la main sur le duché de Florence avec l'aide de l'armée français pendant que Cosimo, grand-Duc de Florence,  allié à l'Espagne par son mariage avec Eleonore de Tolède, essaie de se concilier les bonnes grâces du pape Paul IV ( Gian Pietro Carafa) pour être reconnu roi de Florence. Pour les arts, c'est une période néfaste. Le pape, ancien contrôleur général de l'Inquisition, intolérant, puritain, dans cette période de la contre-réforme, condamne le nu et fait "habiller" ou plutôt "culotter"  les peintures de Michel-Ange. A Florence, Pontormo considéré comme licencieux s'est attiré la haine de la bigote et fanatique duchesse de Florence, Eleonore de Tolède. Les idées de Savonarole, pourtant mort en 1498, refont surface et ne favorisent pas non plus la liberté de l'artiste. Triste période pour les Arts ! 

 

Agnolo Bronzino : Eleonore de Tolède et son fils

 

C'est un plaisir de retrouver dans ces pages tous les artistes rencontrés au cours de mes voyages à Florence : Giorgio Vasari, l'auteur des Vies des peintres, bras droit de Cosimo dans l'enquête sur l'assassinat, Jacopo da Pontormo, vieillard irascible, hanté par la mort, son élève Giambattiste Naldini, Michel-Ange lui-même toujours en exil à Rome, Le Bronzino et ses portraits de la famille ducale, Sandro Allori, son élève, sans oublier le mauvais garçon, l'orfèvre, Benvenuto Cellini.

 

Salière de Benvenuto Cellini

Par contre, je n'ai pas apprécié le choix du roman épistolaire que j'ai trouvé faux, artificiel : les lettres de nombreux correspondants, toutes écrites dans le même style, ne réflètent ni le caractère, ni la psychologie, ni l'origine sociale, ni la culture des personnages. Ce sont pourtant ces qualités que l'on attend d'un vrai roman épistolaire et qui en font l'intérêt ! Dans ces conditions, je ne vois pas pourquoi choisir cette forme plutôt que le roman. Je me suis passablement ennuyée à certains moments, à l'exception de celles de Maria de Médicis*, fille de Cosimo et Eleonor, dont on sent la vulnérabilité et la naïveté (Laurent Binet imagine que celle-ci est morte en couches à la suite d'une fugue avec son amant qui l'abandonne, enceinte). Enfin, j'ai trouvé deux lettres supérieures à toutes les autres, vraiment passionnantes celle ou Vasari échappe à la mort grâce, dit-il, à la perspective, reconnaissant ainsi le talent des illustres prédécesseurs, Paolo Ucello, Brunelleschi ou Masaccio et la magnifique réponse de Michel-Ange qui montre la puissance de l'Art comme témoin de la grandeur humaine.

« Nous l'avons méprisée . Mais nous ne l'avons jamais oubliée.

Comment aurions-nous pu ? La perspective nous a donné la profondeur. Et la profondeur nous a ouvert les portes de l'infini. Spectacle terrible. Je ne me rappelle jamais sans trembler la première fois que je vis les fresques de Masaccio à la chapelle Brancacci. Quelle connaissance merveilleuse des raccourcis ! L'homme d'aplomb, enfin à sa taille, ayant retrouvé sa place dans l'espace, pesant son poids, chassé du paradis mais debout sur ses pieds, dans toute sa vérité mortelle. L'image de l'infini sur la terre (…) L'artiste est un prophète parce que, plus que les autres, il a l'idée de Dieu, qui est précisément l'infini, cette chose impensable, inconcevable. »

 

Masaccio :Adam et Eve chassés du Paradis 



Enfin, le dénouement qui permet de découvrir l'assassin homme ? ou femme ? (Je n'en dirai pas plus !)  du Pontormo, est aussi un moment de surprise pour le lecteur et l'on sent que Laurent Binet s'est bien amusé à nous mystifier !


Bronzino : Maria de Médicis


* Maria de Médicis devait épouser Alphonse II d'Este, duc de Ferrare, à la sinistre réputation. A sa mort (peut-être du paludisme ?? Cf Wikipedia ), c'est sa jeune soeur Lucrèce qui doit la remplacer pour cette funeste union. Hasard de la parution, le destin de Lucrèce si mal mariée est le thème du livre de Maggie O' Farrel : Le portrait de mariage.

 

Alessandro Allori : Lucrezia de Médidis

 * les fresques du Pontormo ont  disparu.


LC   avec Marilyne ICI

Voir aussi Je lis je blogue : Perspectives Ici

Perspectives Eimelle Ici