Je pars en Espagne : Madrid, Galice, Asturies.. Et voilà que je me projette déjà dans l'avenir, que j'imagine avec une hâte impatience mes retrouvailles avec Madrid et la découverte de régions nouvelles. Comment expliquer que le voyager soit un tel besoin?
Comme toujours, dans toutes circonstances de ma vie, je feuillette Les Essais et c'est bien sûr là qu'est la réponse :
Dans le chapitre IX du livre III, Montaigne explique, à propos du voyage, qu'il cherche à fuir le gouvernement de sa maison qui est un plaisir trop uniforme et languissant ainsi que les pensements fâcheux concernant le monde qui l'entoure. Mais lorsqu'on lui demande pourquoi il voyage, il a cette réponse lucide :
Je réponds ordinairement à ceux qui me demandent la raison de mes voyages, que je sais bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche.
Pourtant malgré cette réponse, il trouve de nombreuses raison de voyager :
Si on me dit que parmi les étrangers, il peut y avoir aussi peu de santé, et que leurs moeurs ne valent pas mieux que les nôtres, je réponds, premièrement qu'il est malaisé "tant le crime s'est multiplié parmi nous!" (Virgile) et secondement, que c'est toujours gain de changer un mauvais état à un état incertain, et que les maux d'autrui ne nous doivent point poindre comme les nôtres.
J'estime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un Polonais comme un Français, postposant cette liaison nationale à l'universelle et commune.
Outre ces raisons, le voyager me semble être un exercice profitable. L'âme y a une continuelle exercitation à remarquer des choses inconnues et nouvelles. Et je ne sache point meilleure école à façonner la vie que de lui proposer incessamment la diversité de tant d'autres vies, fantaisies et usances et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature.
Quant à sa manière de voyager :
Nulle saison m'est ennemie, que le chaud âpre d'un soleil poignant... J'aime les pluies et les crottes comme les canes.
S'il fait laid à droite, je prends à gauche; si je me trouve mal propre à monter à cheval, je m'arrête... Ai-je laissé quelque chose à voir derrière moi, j'y retourne; c'est toujours mon chemin. Je ne trace aucune ligne certaine, ni droite, ni courbe,
... je pérégine très saoul de nos façons, non pour chercher des Gascons en Sicile, j'en ai assez laissé au logis; je cherche des grecs plutôt ou des persans; j'accointe ceux-là, je les considère; c'est là où je me prête et je m'emploie. Et qui plus est, il me semble que je n'ai rencontré guère de manières qui ne vaillent les nôtres.
Cependant, si je consulte Montaigne avant de partir, c'est avec Cees Nooteboom que je voyagerai cette fois-ci, en Espagne, dans les régions que je vais découvrir : Le labyrinthe du pèlerin ou Mes chemins de Compostelle
Je rencontre chez l'auteur néerlandais des désirs d'Espagne qui font écho à ceux de Montaigne :
Alors, je ne suis plus là, d’autres lois régissent ma vie : le voyage, la sensation grisante de dépaysement, le besoin de collectionner ce qui est autre.
Ou encore la même façon d'éviter la ligne droite, de retourner sur ses pas, de se fier au hasard. Pour Cees Nooteboom, en effet, les chemins se divisent comme les fils d'une corde...
Mes flèches ne peuvent voler en ligne droite, toujours s'interpose quelque chose qui m'écarte de l'itinéraire prévu, lequel apparaîtra plus tard comme un seul long voyage, le détour comme parcours".
... et forment un labyrinthe!
Mon voyage est devenu un détour fait d'une d’une multiplicité de détours dont je trouve toujours le moyen de m'écarter.
Pourtant que de différences entre le Gascon si "expert" en "véritable amitié" et le Néerlandais austère et solitaire !
Si Montaigne au cours de ses périgrinations ne souhaitent pas s'encombrer d'une compagnie importune, ennuyeuse, il n'est jamais aussi heureux que de rencontrer un honnête Homme, d'entendement ferme, et de moeurs conformes aux vôtres,qui aime à vous suivre.
Nul plaisir n'a saveur pour moi sans communication; Il ne me vient pas seulement une gaillarde pensée à l'âme, qu'il ne me fâche de l'avoir produite seul, et n'ayant à qui l'offrir.
Très loin donc du désir de Cees Nooteboom à la recherche du silence, du vide, du temps suspendu, d'une Espagne qui ne se laisse pas facilement approcher :
L’Espagne, surtout dans ces régions, demande que l’on se donne du mal. Il faut la conquérir, parcourir de longues distances. Le caractère espagnol a quelque chose de monacal, même leurs grands rois sont un peu des anachorètes : Philippe II et Charles Quint firent construire des couvents pour eux-mêmes et vécurent très longtemps le dos tourné au monde qu’ils devaient gouverner.
Cees Nooteboom mène donc une quête spirituelle sans Dieu, à la recherche de lui-même :
Non pas en pèlerinage vers l’apôtre, comme le firent les autres, mais plutôt pour retrouver l’ombre de ce que je fus, pour revenir sur les traces d’un voyage passé. En quête de quoi ? L’une des rares constantes de ma vie, c’est mon amour – il n’existe pas d’autre mot – pour l’Espagne. Femmes et amis ont disparu de mon existence, mais un pays ne s’en va pas.
Je parcours ce pays depuis trente ans et je ne vois jamais la fin du voyage .