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lundi 6 octobre 2025

Carys Davies : Eclaircie

 

Le roman de Carys Davies, Eclaircie, se déroule en 1843 dans une île isolée au nord de l’Ecosse. C’est l’année, nous explique l’auteure, de la Great Disruption, le schisme qui a eu lieu au sein de l’église  presbytérienne écossaise et qui vit de nombreux pasteurs la quitter pour fonder la nouvelle église libre d’Ecosse. Ils protestaient contre le droit que détenaient les grands propriétaires terriens de choisir eux-mêmes les pasteurs. Un autre fait historique d’importance qui préside à ce récit est ce que l’on a appelé en Ecosse : les Clearances. Ce sont des déplacements forcés des populations rurales vivant sur des territoires reculés qui ont commencé dès le milieu du XVIII siècle et se poursuivent jusqu’à la seconde moitié du XIX siècle. Des paysans pauvres furent ainsi chassés de chez eux, allant rejoindre sur le continent une population miséreuse, sans aucune ressource, corvéable à merci, pour laisser aux grand propriétaires, en quête de profit, la possibilité de faire à moindre frais l’élevage intensif de moutons.

C’est là qu’intervient John Ferguson, pasteur prebytérien de la nouvelle église libre à laquelle il a adhéré pour être en accord avec sa foi et sa conscience. Désormais sans paroisse et sans le sou, il est pourtant obligé d’assurer sa subsistance et celle de sa femme. C’est pourquoi il accepte un travail. Il doit se rendre dans une île au nord des Shetlands où vit Ivar, le seul habitant du lieu, pour lui signifier qu’il doit quitter son foyer. Mary a beau démontrer à John les dangers de cette mission ainsi que la responsabilité morale qui sera la sienne, John est dans le déni et se persuade qu’il agit pour le bien de cet homme puisque celui-ci pourra désormais vivre avec ses semblables. Une des difficultés et non des moindres est qu'Ivar parle une langue en voie de disparition, la langue norne, et qu’il lui sera bien difficile de se faire comprendre ! 

Mais voilà que rien ne se passe comme prévu ! John Ferguson blessé est recueilli par Ivar et le roman décrit la construction d’une amitié entre les deux hommes autour de l’apprentissage de cette langue norne, riche et passionnante, qui est en elle-même une aventure. 

«  D’autres termes étaient plus ardus tant il en existait pour désigner les moindres variations du climat et du vent, du comportement de la mer aussi, qui semblaient parfaitement distinctes aux yeux d’Ivar mais que John Ferguson peinait à définir avec certitude et qui le laissaient tout bonnement perplexe - des mots tels que gilgal et skreul et yog, fester et dreetslengi - qui semblaient tous avoir un sens précis et bien particulier, lequel dépassait son expérience personnelle et ses pouvoirs d’observation; autant de termes qu’avec un léger sentiment de défaite, il traduisait collectivement par « une mer agitée ». »

Les personnages sont très réussies : l’austérité du pasteur dont le visage peint le caractère en deux mots : «osseux et presbytérien », caractère qui se précise encore quand John entend sa belle-soeur demander à Mary  « si elle regrettait de ne pas avoir épousé un homme moins sérieux, adjectif qui dans sa bouche, il en était persuadé, signifiait strict et sans humour, ennuyeux et, plus généralement presbytérien. ». 
Pour cet homme, corseté dans ses principes, danser représente un péché, et si, par amour, il pardonne à sa femme d’avoir remplacé ses dents tombées par des fausses, suprême vanité que la communauté lui reproche, il ne le ferait jamais pour lui-même. Scrupuleux à l’extrême dès qu’il s’agit de l’indépendance spirituelle de son église, il néglige ce qui est temporel comme l’injustice sociale. Pourtant, peu à peu, au contact d’Ivar, des scrupules naissent et il se sent honteux du rôle qu’il doit jouer.  

Ivar, lui, est un taiseux. La solitude façonne un homme surtout dans un environnement dur, hostile, où il est à la merci de la maladie qui l’a laissé très affaibli. ll file la laine de ses quelques moutons et tricote ses vêtements. Il vit de peu et mène une vie simple qui ressemblerait au bonheur si ce n’était le manque de compagnie.

« Il resta planté sous la pluie douce qui tombait maintenant et, au bout d’un long moment se parla dans sa tête :
 J’ai les falaises et les récifs et les oiseaux. J’ai la colline blanche et la colline ronde et la colline pointue. J’ai l’eau claire de la source et la bonne pâture riche posée comme une couverture sur les hauteurs perchées de l’île. J’ai la vieille vache noire et l’herbe goûteuse qui pousse au milieu des rochers, j’ai mon grand fauteuil et ma maison robuste. j’ai mon rouet et ma théïère, j’ai Pegi ( son cheval) et, maintenant, miracle, j’ai John Ferguson. »
 

La beauté de la nature dans cette île est toujours présente, décrite par petites touches, même si cela n’occulte pas la difficulté de la vie lorsque commence l’hiver et que le moral est en berne au fur et à mesure que les nuits s’allongent.

Ce roman est juste au niveau des caractères, conté sobrement et les descriptions, les moments de vie, la présence constante de la mer avec les tempêtes, la pêche, les oiseaux, mais aussi la présence chaleureuse des animaux domestiques, le partage entre les deux hommes, la personnalité affirmée du personnage féminin, tout suscite beaucoup d’intérêt. 

C’est pourquoi j’ai été très déçue par le dénouement. Je comprends que Carys Davies veuille montrer l’évolution du pasteur mais la fin qu’elle imagine est contraire à la mentalité, aux croyances profondes d’un austère presbytérien et même de sa femme aussi évoluée soit-elle !  On ne peut y croire un seul instant !  L'écrivaine se trompe de siècle. Je trouve qu’elle cède à la facilité, voire à la mode (?) en écrivant une fin recevable au XXI siècle mais pas au XIXième, époque ou se déroule l’histoire ( et encore si vous vous renseignez sur les presbytériens américains à l'heure actuelle, vous verrez qu’ils n’en sont pas là  même si l'on n'en est plus à la Lettre écarlate ! )
Je ne peux en dire plus pour ne pas divulguer la fin mais je m’étonne d’être la seule à avoir noté cette incohérence psychologique et historique pour ce roman nominé à plusieurs prix littéraires.

Voir le billet d'Alexandra ICI

 

 

Chez Fanja


 

samedi 4 octobre 2025

Percival Everett : James

 

Je n’ai pas relu Huckleberry Finn avant de découvrir James de Percival Everett. C’est peut-être un tort bien que rien n’oblige finalement à connaître le premier pour apprécier celui-ci. J’ai tellement aimé le livre de Mark Twain que j’avais peur d’être déçue surtout si on le relit à l’aune du XXI siècle. C’est facile de rejeter avec horreur l’esclavage de nos jours, cela ne l’était pas pour un jeune garçon, Hucklberry Finn, juste avant la guerre de Sécession. Le livre de Mark Twain analysait justement l’évolution du personnage, les problèmes moraux que lui posait le fait de ne pas dénoncer un esclave en fuite, alors que toute la société et l’église, en particulier, lui affirmaient que c’était son devoir et qu’il y allait du salut de son âme !

Dans son roman Percival Everett imagine que Jim a appris à lire et écrire à une époque où un esclave risquait sa vie à transgresser cet interdit. Une scène montre comment on peut être fouetté au sang et mourir pour le vol d’un crayon ! 
 
« George Junior trouva mon visage dans le fourré. J’avais le crayon, il était dans ma poche. On le frappa de nouveau et je me crispai. Nous nous regardâmes fixement. Il parut sourire jusqu’à ce que le fouet s’abatte encore. Le sang lui dégoulinait le long des jambes. Il chercha mes yeux et articula le mot "pars". Ce que je fis. »

Jim a, de plus, complété sa culture en se cachant dans la bibliothèque du Juge Thatcher, ce qui lui a permis d’accéder aux grands écrivains qui reviennent souvent d’une manière surprenante dans ses rêves avec, parfois leurs propres limites ou contradictions. L’esclave en fuite est donc un intellectuel qui utilise deux langages, celui que l’on attend d’un esclave et celui du maître. Et de tous les défis lancés par Jim, ce qui étonne le plus les blancs, ce qui les touche le plus, les indigne, leur fait peur, les épouvante même, c’est lorsqu’il s'exprime comme eux. En s’appropriant leur manière de parler, il fait naître une pensée dérangeante pour eux : Serait-il un homme lui aussi ? Percival Everett met ainsi le doigt sur ce qui assoit la domination des esclavagistes et sur l’importance pour eux de maintenir la soumission par l’ignorance ! Et c’est pourquoi lorsque Jim s’affranchira totalement de l’emprise des blancs, il revendiquera son vrai nom : James.

Les aventures des deux héros ressemblent fort à celles racontées par Mark Twain : Jim s’enfuit pour ne pas être vendu et se cache sur une île. Huck, lui, fuit son père, un ivrogne violent et haineux. Il fait croire à son propre meurtre pour éviter qu’on le recherche. Evidemment, Jim sera considéré comme son meurtrier. Tous deux s’embarquent sur un radeau et sur le Mississipi qui leur réserve tout un lot de surprises et de dangers. Ils deviennent au cours de leurs aventures épiques des amis et plus encore un père et son fils. 

Mais bien sûr, au-delà des aventures, le sujet de Percival Everett reste l’esclavage dont il décrit toutes les horreurs, l’exploitation au travail, les corrections physiques, la séparation des membres d'une même famille, les condamnations arbitraires, les lynchages, les viols, les humiliations, et plus que tout le fait de ne pas être considéré comme un être humain à part entière. Il montre que la colère est l’un des principaux sentiments qui guide Jim et l’anime, le submerge. Il choisit de se défendre et ne recule pas devant la violence. Quand il s’introduit chez le juge Thatcher et le menace pour savoir où sont sa femme et sa fille,  vendues pendant son absence, celui-ci lui dit : 

« -Toi, tu vas avoir de sérieux ennuis; tu ne t’imagines pas à quel point.
- Qu’est-ce qui vous fait dire que je n’imagine pas le genre d’ennuis qui m’attendent ? Après m’avoir torturé, éviscéré, émasculé, laissé me consumer lentement jusqu’à ce que mort s’en suive, vous allez me faire subir autre chose encore ? Dites-moi juge Thatcher, qu’y a-t-il que je ne puisse imaginer ? »

On peut se demander si le parti pris de Percival Everett de prendre pour personnage un  homme instruit est crédible. L’écrivain répond à cette question en montrant James en train de lire un livre volé au Juge Thatcher : c’est  le récit de William Brown paru en 1847, esclave dans le Missouri, qui s’enfuit et gagna le Canada; mais il n’est pas le seul.  Je vous renvoie  à l’article Ici 

 


 

 
Dès la fin du XVIII siècle l’autobiographie d’Olaudah Equiano, The Interesting Narrative of the Life of Olaudah Equiano, or Gustavus Vassa, the African  est publiée en Angleterre en 1789. 
 

 


Le contemporain de William Brown, Frederick Douglass écrit lui aussi une autobiographie (Narrative of the Life of Frederick Douglass, Written by Himself). Je l’ai trouvée en français et j’ai l’intention de la lire.


 
 

mardi 8 avril 2025

John Grisham : Les Oubliés et La Sentence

 

Les Oubliés

Dans Les oubliés, John Grisham raconte l’histoire d’un avocat, Cullen Post, devenu pasteur après une grave dépression lié à son métier et qui finit par trouver sa vocation en rejoignant Les Anges gardiens, une association à but non lucratif spécialisée dans la défense des innocents injustement condamnés. Ils sont nombreux, des milliers, qui attendent l’injection létale dans les couloirs de la mort ! Ce sont eux les oubliés, hommes ou femmes noirs pris pour cibles par des suprémacistes blancs, ou blancs de milieu social défavorisé qui n’ont pas les moyens de se payer un bon avocat et à qui le système, méprisant et corrompu, fait porter le chapeau. C'est monnaie courante.

Ainsi Duke Russel, accusé de viol à la place du vrai coupable, Carter, a été condamné à mort. Maintenant que la recherche d’ADN existe, il serait facile d’innocenter l’un et de condamner l’autre mais le juge refuse de lancer les analyses.

Parfois, souvent, je n’aime pas les juges, en particulier ceux qui sont aveugles, vieux et blancs, parce que tous ont commencé leur carrière comme procureur et pas un seul n’a d’empathie pour les détenus. Pour eux, quiconque est poursuivi en justice est coupable et mérite son sort. Notre système est infaillible et la justice est toujours rendue.

Le livre raconte l’enquête menée par Post et les difficultés qu’il aura à prouver l’innocence de Duke. Mais il s’occupe aussi d’autres cas et mène plusieurs combats à la fois. Le plus difficile et le plus dangereux sera celui de Quincy Miller, un noir, condamné à perpétuité pour le meurtre d’un avocat. Il a été victime de fausses déclarations extorquées vraisemblablement par le shérif de la ville, derrière lequel se profile une organisation tout puissante.

Je ne vous en dis pas plus, les enquêtes menées sont intéressantes et surtout John Gisham présente une critique sociale au vitriol d’une justice arrogante qui non seulement ne reconnaît pas ses erreurs mais fait tout pour freiner l’accession à la vérité.  

Mr Quincy n’a rien à faire en prison, ni aujourd’hui ni depuis vingt ans. Il a été injustement condamné par l’état de Floride et devrait être libre. Une justice lente est un déni de justice !

Il y affirme ses idées contre la peine de mort, contre le racisme, décrit les conditions de vie dans les prisons pour les détenus comme pour leurs gardiens, un système inique qui permet aux riches et aux puissants de s’en sortir au détriment des classes sociales défavorisées.

Par exemple le gardien de prison :

Il exècre son boulot : se retrouver derrière les grillages et les barbelés, à surveiller de dangereux criminels qui ne pensent qu’à s’évader ou à lui faire la peau. Il déteste cette bureaucratie tatillonne, ces règles à n’en plus finir, ce directeur despotique, et cette violence, ce stress, cette pression qu’on leur met sur les épaules chaque jour, à chaque instant. Tout ça pour douze dollars de l’heure ! Et pour boucler la fin de mois, sa femme doit faire des ménages pendant que sa mère garde leurs trois gosses.

Dans Les oubliés, Grisham se révèle donc, comme dans presque tous ses romans, un fervent antagoniste de la peine de mort. Ainsi il décrit le paradoxe d’une justice qui punit un criminel d’avoir donné la mort par une mise à mort ! Il dénonce l’inhumanité qui parque les détenus dans les couloirs de la mort pendant de nombreuses années et ajoute, à la condamnation, le supplice de l’attente et l’angoisse de mourir en imagination plusieurs fois !

 Duke Russel est dans le couloir de la mort depuis seulement neuf ans. La durée moyenne est de quinze. Vingt ans, ce n’est pas une exception. Notre appel est quelque part dans la onzième cour du circuit à Atlanta, passant de service en service et quand il va arriver chez le bon greffier, l’exécution sera ajournée dans l’heure. Duke retournera en cellule d’isolement en attendant de mourir un autre jour.

J’ai aimé ce roman pour les thèmes qu’il développe mais je le trouve un peu trop démonstratif et l’emploi du présent comme  temps unique du récit, introduit un style très direct mais manquant de nuances.

La Sentence


La sentence, antérieur au roman Les oubliés, reprend des thèmes chers à John Grisham sur la peine de mort et la lutte contre le racisme et l’inégalité sociale.

Le roman est divisé en trois parties :

I) Le meurtre


Pete Banning en Octobre 1946 a pris sa décision.  Il se lève et  se rend à l’église où il  tire sur le pasteur Dexter Bell  qui s’écroule sur son bureau. Il a tout prévu : il laisse en héritage sa propriété à sa fille Stella et son fils Joel qui sont tous deux étudiants ; Florry, sa soeur, ne manquera de rien ; Elle est propriétaire de sa plantation de coton, héritée de ses parents. Liza, sa femme, est enfermée dans un asile psychiatrique après des troubles mentaux.
Qui est Pete Banning ? Un planteur de coton très estimé, pas riche mais aisé, fils d’une vieille famille bien implantée et respectée dans le pays. C’est aussi un héros de guerre. Il s’est illustré aux Philippines,  revient couvert de médailles. Sévèrement blessé, il a dû rester pendant des mois à l’hôpital après son retour de la guerre.
 Il refuse de donner les raisons de son acte non seulement devant la cour mais aussi à sa famille. A ce stade de l’histoire le lecteur le moins fûté comprendra (ou croira comprendre ?) ce qu’il en est en apprenant  que le pasteur est un peu trop porté sur la bagatelle. Sa femme se plaint d’ailleurs de la légèreté de son mari. Pete est condamné : c'est la sentence !

II ) l’ossuaire


La guerre fait rage au Philippines dans la péninsule du Bataan et les japonais sont vainqueurs. Ils amènent les soldats américains et leurs alliés philippins au camp O Donnel. Les souffrances des soldats  lors de la Marche de Bataan appelée aussi la Marche de  la Mort, sous la féroce conduite des soldats japonais, l’emprisonnement dans le camp, la maladie, la malnutrition, l’insalubrité, les coups, les humiliations qui bafouent toute dignité humaine, tout concourt à faire de cette partie un récit passionnant.
De plus un retour dans le passé nous permet de découvrir la rencontre de Pete Banning et de Liza et d’en apprendre plus sur leur mariage.


III) La trahison


La dernière partie s’intéresse aux enfants de Pete Banning, à sa femme et à sa soeur et aux conséquences du meurtre commis par Pete Banning sur leur vie. Et la vérité sera révélée.

J’aime beaucoup ce roman et je le trouve plus riche que Les oubliés dans la mesure où les personnages sont plus complexes, la vision de la société dans les plantations de coton du Mississipi est riche, décrivant les difficultés économiques liées aux récoltes, les rapports entres les blancs, propriétaires des terres et leurs employés noirs. De plus, Grisham possède un art du récit qui rend addictif et la description de la guerre aux Philippines contre l’armée japonaise, la défaite des américains et de leurs alliés philippins, nous tiennent en haleine. On a du mal à s’arracher à cette lecture qui condamne aussi un chef militaire comme le général Mac Arthur, incompétent, qui abandonne ses soldats quand il y a du danger et les laisse seuls face à l’ennemi et le président Roosevelt qui l’a nommé et qui le décore après sa fuite. Grisham règle ses comptes avec l’Histoire et en donne un aperçu que je ne connaissais pas.



 

vendredi 28 mars 2025

Jules Verne : Le pilote du Danube

 

Dans Le Pilote du Danube, Jules Verne concocte pour nous une histoire pleine de dangers et de péripéties, roman posthume qu’il avait à l’origine intitulé Le beau Danube jaune mais son fils, Michel, lui préféra le titre actuel.

Nous sommes en Allemagne, en août 1876, à Sigmaringen où a lieu un concours de pêche auquel participent les plus habiles pêcheurs de La grande Ligue danubienne. Ce concours est gagné par un jeune homme qui se révèle le meilleur à la fois dans le nombre de prises et la taille de la prise. Il s'agit d'un hongrois Ilia Brush …. et celui-ci se dit prêt à réaliser un parcours en barge à partir de la source du Danube jusqu’à son delta en n’utilisant que les produits de sa pêche pour vivre. 3000 kilomètres ! Ce défi provoque l’enthousiasme de tous et de la presse. Chacun est là pour assister au départ triomphal au confluent des deux ruisseaux La Breg et la Brigach qui se rejoignent en amont de Sigmaringen pour former « le danau, d’où les français ont fait Danube. »

Ce Hongrois, personne ne le connaît.  Certains, pleins d’imagination, se demandent s’il n’est pas, en réalité, le chef des brigands qui infestent les bords du Danube et se rendent coupables de vols et de meurtres. D’autres, au contraire, pensent qu’il pourrait bien être, le chef de la police du Danube, Karl Dragoch, qui voyagerait ainsi sous un faux prétexte pour découvrir les coupables. De plus, dès le début de la course, un mystérieux passager, Michel Jaeger, s’invite à bord de la barge.

Pendant ce temps,  nous faisons connaissance d’un jeune homme, Serge Ladko, pilote du Danube, et de sa femme Natcha. Les jeunes époux vivent heureux à Roustchouk, en Bulgarie, au bord du Danube mais ils ont un ennemi, Yvan Striga, rival de Ladko, qui convoite la jeune femme.
En 1875 avait eu lieu le soulèvement de l’Herzégovine et la fièvre gagna les pays sous le joug de l’Empire ottoman. Au mois de Mai 1876 éclate la révolte du peuple bulgare, une rébellion mal préparée, étouffée dans l’oeuf et qui est suivie de représailles terribles ( voir Sous le joug de Ivan Vazov). Ladko, patriote ardent, quitte sa jeune épouse pour participer au soulèvement. Après la défaite, il ne peut rentrer en Bulgarie et bien vite, il n’a plus de nouvelles de Natcha. Serge Ladko décide alors d’aller la rejoindre incognito à Roustchouk.

Voilà ! Au lecteur de débrouiller les fils et de s’y reconnaître pour savoir qui est qui et qui est un autre ! Roman policier, roman d’aventures, roman historique et géographique, les centres d’intérêt sont multiples ! Vous traverserez les dix pays du Danube, visiterez les villes du Danube et leurs richesses... 

 


" En effet, d’un côté, à droite, est Buda, l’ancienne ville turque, et à gauche, Pest, la capitale hongroise. Elles se font face comme le font aussi, une centaine de lieues plus bas, Semlin et Belgrade, ces deux ennemis historiques.
C’est à Pest qu’Ilia Kursch avait l’intention de passer la nuit, peut-être même la journée du lendemain et la nuit suivante, toujours dans l’espoir d’avoir des nouvelles de l’absent. Aussi la barge, au milieu de cette flottille d’embarcations joyeuses, longeait-elle tranquillement la berge de gauche.
S’il eût été moins absorbé par le spectacle enchanteur que présentaient ces deux villes, leurs maisons à arcades, à terrasses, disposées en bordure des quais, les clochers des églises que le soleil à cinq heures du soir dorait de ses derniers feux ; oui, si toutes ces merveilles n’eussent pas sollicité son regard, peut-être aurait-il fait cette observation qu’eût faite assurément M. Jaeger : c’est que depuis un certain temps déjà, une embarcation, montée par trois hommes, deux aux avirons, un à la barre, semblait se tenir en arrière de la barge.

Vous naviguerez au mépris du danger, dans la violence des courants, les tourbillons, la tempête, évitant les rocs énormes qui se dressent sur le passage de l’embarcation, pénétrerez dans le défilé des Portes de Fer… Jusqu’à la Mer Noire.

Les portes de Fer par Fritz Lach

Pendant près d’une lieue, entre des murailles hautes de quatre cents mètres, le fleuve s’écoule, ou plutôt se précipite, à travers un lit qui n’en mesure pas la moitié en largeur. Au pied de ces parois sont entassés d’énormes rocs tombés des crêtes, et contre lesquels les eaux se brisent avec une extraordinaire fureur. C’est à partir de ce point qu’elles prennent cette couleur jaune foncée qui permet d’appeler plus justement le beau Danube jaune, le grand fleuve de l’Europe centrale.

Sans compter que toute une série de coups de théâtre, d'enlèvements, de personnages mystérieux et de méchants très méchants, de quiproquos et de confusion dans les identités de chacun, viennent corser le récit. Une lecture très plaisante, et, comme toujours chez Jules Verne, très documentée!

Chez Miriam Jules Verne : Le pilote du Danube 


Challenge Jules Verne Taloidu ciné chez Dasola


voir lien ici


dimanche 2 mars 2025

Ivan Vazov : Sous le joug

 

Je n’ai pas encore beaucoup lu de livres d’écrivains bulgares mais assez pour avoir déjà un chouchou : Ivan Vazov : Sous le joug, un classique de la littérature bulgare que j’ai énormément aimé. C’est donc par lui que je commence.


V. Antonov : Les insurgés de 1876

L’ouvrage a été écrit par Ivan Vazov pendant son exil en Ukraine, à Odessa en 1888 et est paru en 1890. Vazov y raconte le soulèvement bulgare d’Avril 1876 contre l’empire ottoman qui fait régner une oppression terrible sur le peuple bulgare depuis le XIV siècle. Les paysans, artisans, tailleurs, marchands, hommes du peuple, habitués à la soumission, vont être gagnés par l’enthousiasme d’une poignée d’intellectuels pour la liberté. La révolte s’organise partout en Bulgarie et pour nous dans le petit village de Bela Cherkva  (c’est le village natal de Vazov, Sopot, que l'écrivain a rebaptisé) et l’on ne peut pas dire que ce soit dans la discrétion la plus totale. Tout le monde finit pas être au courant, y compris le Bey qui les considère avec mépris et les laisse faire. "Charivari de lièvres"  disaient les effendi débonnaires».  

 

Bashibouzouks, mercenaires turcs
 

Comment se battre, en effet, contre l’un des plus puissants empires du monde avec son armée régulière de soldats bien entraînés, appuyée par des mercenaires, ses bachibouzouks sanguinaires, tous armés jusqu’aux dents, quand on n’a que quelques vieilles pétoires et des canons creusés dans des troncs de cerisiers !  Et oui, j’ai bien dit, des cerisiers !  coupés par des patriotes dans leur jardin et évidés par le tonnelier qui les cercle de fer comme un tonneau !  

 

Canon-cerisier


C’est le géant Borimetchka - son nom signifie le tueur d’ours car il s’est battu à mains nus contre un ours- personnage pittoresque du roman, qui monte le cerisier sur ses épaules au sommet de la montagne, à Zli-Dol, au-dessus de la ville de Klissoura. Et le premier essai de ce canon improvisé donne lieu à une scène hilarante. Si vous cherchez, comme je l'ai fait, Zli-Dol, Sopot et Klissoura sur la carte, vous vous  trouverez en face du monument à la gloire du soulèvement de 1876, de la statue du géant Borimetchka et de cerisiers-canons.


Le géant Borimetchka 

 

" Dans l’attente palpitante du grondement, les insurgés s’écartèrent un peu, quelques-uns se couchèrent dans les tranchées pour ne rien voir, certains même se bouchèrent les oreilles, fermèrent les yeux. Quelques secondes se passèrent dans une atroce, indicible tension… La fumée bleue continuait à planer au-dessus de la mèche, mais n’arrivait pas à l’allumer. Les coeurs battaient à se rompre. Enfin une petite flamme blanche courut à la mèche, celle-ci s’enfuma… et le canon rendit un son grêle, grognon, rauque comme celui d’une planche sèche qu’on rompt, quelque chose de semblable à une toux, puis il s’enveloppa d’une épaisse fumée.  Sous la pression de cette toux, le canon se fendit et cracha sa charge à quelques pas de distance."

Comment Ivan Vazov nous intéresse à ce grand moment de l’Histoire bulgare ? Et bien en nous le faisant vivre au niveau des personnages. Notre héros Ivan Kralich, un beau jeune homme, ardent révolutionnaire, courageux, au sens de l’honneur rigoureux, s’est échappé de la forteresse de Dyabakir en Anatolie et se cache sous le nom de Boïtcho Ognianov à Bela Cherkva. Là, il rencontre Rada Gozpojina, jeune orpheline élevée au couvent, en tombe amoureux et réciproquement. Les patriotes l’aident à s’intégrer et à organiser la rébellion. Le tchorbajdi Marko lui procure un poste d’instituteur. Le médecin Sokolov, un personnage farfelu, qui élève une ourse et n’a d’ailleurs aucun diplôme de médecin, devient son ami, de même Kandov, un jeune socialiste idéaliste dont l’amour fou pour Rada causera bien des tourments.  J'aime la consultation médicale de Kandov qui demande au médecin comment ne plus être amoureux. Et puis tous les personnages du village qui constituent une humanité vivante, bruyante, bavarde, parfois médisante, et toujours active dont l’écrivain se fait proche. Tout ce monde se trouve gagné par une effervescence révolutionnaire, un désir de liberté, une volonté de relever la tête, de secouer le joug.

"Submergeant tout, l'enthousiasme prenait chaque jour une force nouvelle. Les préparatifs suivaient; pour fondre des balles, vieux et jeunes laissaient inachevé le labour de leurs champs et les citadins plantaient là leur commerce. Des courriers secrets faisaient chaque jour la navette entre les divers groupements et le comité central de Panaguritché; la police clandestine surveillait la police officielle."

"... le printemps venu très tôt cette année-là, avait transformé la Thrace en un jardin de paradis. Plus merveilleuses et luxuriantes que jamais, les roseraies étaient épanouies. Les plaines et les champs portaient des moissons magnifiques, que jamais personne ne récolterait."
 

Mais ce qui m’a surprise dans ce roman, c’est que Ivan Vazov nous décrivant ce soulèvement tragique parvient à nous faire rire car l’humour est maintes fois présent dans le roman et donne des scènes savoureuses.

Ainsi le Géant Borimetchka veut épouser Raika mais il n’ose pas la demander en mariage. La jeune fille attend la noce avec impatience, les parents sont plus que consentants mais…! Tout le village est dans l’attente, ses amis l’encouragent, mais… Non, il est trop timide. Alors ? Il l’enlève ! C’est la joie !  Il semble qu'un enlèvement soit plus facile qu'une demande en mariage ! On fait la fête.

Un grand morceau de bravoure est aussi la représentation théâtrale du Martyre de Geneviève ( de Brabant) joué par les hommes du village. Boïtchko joue le rôle du comte et y gagne son surnom et la sympathie du village. Et qu’en est-il de Fratu, le malheureux interprète de Golo qui martyrise la comtesse Geneviève et la jette en prison ?  Le public pleure, l'accable d’invectives. Le Bey invité -même s’il ne comprend pas le bulgare- pleure de son côté et s’étonne que l’on ne pende pas ce misérable. C'est ce qu'il aurait fait, lui !Une commère « s’approche de la mère de Fratu et lui dit : Dis donc Tana, ce n’est pas bien beau la conduite de ton Fratu ! Quel mal lui a donc fait la petite femme ? »

 

Antoni Potiovski : le massacre de Batak

 

Mais sous le rire, l’on sent tout l’amour que l'écrivain éprouve pour son pays, la nostalgie de cette époque héroïque et la souffrance de la défaite, toute l’admiration pour ce peuple courageux et fou qui s’est lancé dans une bataille où il n’avait aucune chance de triompher ! Quitte à le regretter après ! Les dirigeants de ce soulèvement, appelés les apôtres, -qui pour la plupart ont donné leur vie -  savaient bien pourtant que la bataille était perdue d’avance mais ils voulaient obtenir le soutien de l’Europe et de la Russie en attirant leur attention sur la barbarie turque. Plus de 30 000 victimes, des dizaines de villages dévastés, comme Batak dont les habitants furent tous égorgés, cinq mille enfants, femmes et vieillards. Ainsi Victor Hugo en Mai 1876 dénonce les massacres, de plus, il plaide contre les empires meurtriers pour une constitution des Etats-Unis d’Europe. Dostoiewski et Tolstoï interviennent aussi. Les russes, à la suite du soulèvement, déclarent la guerre aux Turcs (1877-1878), ce qui entraînera la libération de la Bulgarie.

Tous les ingrédients sont là pour faire de ce roman un plaisir de lecture, émotion, aventures, héroïsme, trahisons, dangers, souffrances, amitié, amour et rire mais aussi connaissance d’un peuple, de ses coutumes et ses croyances, rencontre de ses héros et de ses disparus, de sa révolte contre le joug qui le soumet.  

 


 

Chez Moka

 


Lu  dans une vieille collection club bibliophile de France en deux tomes de plus de 250 pages chacun.

 

jeudi 26 septembre 2024

Olivier Norek : Les guerriers de l'hiver

 

 

 

La guerre d'Hiver Wikipedia

 

« Longtemps la Finlande appartint à d’autres. »

C’est l’incipit du livre d’Olivier Norek. La Finlande fut d’abord sous domination suédoise, puis gagna une relative autonomie sous l’empire russe tsariste. C’est en 1917 qu’elle obtint enfin son indépendance.
En 1939, Staline veut créer une zone protectrice à la frontière de la Russie et de la Finlande pour protéger Léningrad des troupes hitlériennes qui pourraient envahir le pays par la Finlande, profitant de sa neutralité.
Devant le refus du gouvernement finlandais de céder des territoires, les soviétiques déclarent la guerre le 30 Novembre 1939. Une guerre éclair pense Staline, l’affaire de quelques jours :  une immense armée contre une poignée d’hommes, un gigantesque pays contre un minuscule.

Les Finlandais savent qu’ils vont perdre la guerre mais ils opposent une résistance acharnée aux envahisseurs. Le combat meurtrier des deux côtés, va durer 105 jours. Les Soviétiques finissent par occuper les zones demandées mais la force militaire soviétique est discréditée et Hitler voyant ses faiblesses décide d’envoyer ses armées contre les soviétiques en Juin 1941 renonçant à son projet initial qui consistait à attendre que le front ouest soit vaincu. 

 

Pekka Halonen


C’est cette guerre, la Guerre d’Hiver, que raconte Olivier Norek qui, abandonnant le polar, se lance dans un roman historique. Et c'est une réussite !

L’écrivain s’attache à nous peindre le sisu, un mot finlandais intraduisible qui décrit la force intérieure des Finlandais, leur esprit de résistance même en l’absence d’espoir, un mot difficile à définir car il contient plusieurs composantes et qui s’élève au rang de mythe national.

 Et le Sisu des Finlandais dans cette guerre disproportionnée participe à un récit prenant, que l’on suit avec empathie et intérêt :

Le sisu est l’âme de la Finlande. Il dit le courage, la détermination…

Ce qui joue en faveur des Finlandais, c’est bien sûr cette motivation, la nécessité de défendre leur pays qui vient à peine d’être reconnue après des siècles d'occupation, leur adaptation à un hiver encore plus rigoureux que d’habitude, habitués peut-être aussi aux privations et à l’endurance par une vie rurale très dure où il faut s’adapter pour survivre.

 "Une vie austère, dans un environnement hostile, a forgé leur mental d’un acier qui nous résiste aujourd’hui"  reconnaît Molotov lui-même.

Enfin l’impréparation des troupes russes mal équipées pour le froid, mal nourries, peu motivées et mal formées aussi bien les soldats que les officiers (Staline avait envoyé les officiers de carrière au goulag), expliquent les difficultés rencontrées. De plus, Staline mettait en première ligne les peuples des républiques de l’Union (plutôt que les Russes) peu motivés pour une guerre qui n’était pas la leur.

 

Simo Häyhä La Mort blanche


Le récit de Norek tout en nous montrant l’universalité du combat reprend la légende de Simo Häyhä, un jeune paysan, de ses amis Toivo, Onni, Pietari, Leena... et de leurs officiers, personnages historiques.
Simo Häyhä est un paysan qui a appris à tirer pour tuer du gibier. Pendant la guerre, il devient un sniper redoutable qui atteint ses cibles presque à chaque coup. Sa légende se répand et les soldats russes le surnomment Белая смерть, Belaïa smert, la Mort blanche, tout en lui accordant un pouvoir presque surnaturel. La Mort blanche car les soldats finlandais sont vêtus de combinaisons chaudes de couleur blanche qui leur permettent de passer inaperçus dans la neige alors que les soviétiques sont en uniforme de couleur, un autre désavantage.

Et c’est parce que l’écrivain fait oeuvre d’historien, qu’il s’en tient à l’Histoire - même dans les paroles prononcées ou écrites -  qu’il manque parfois aux personnages une couleur romanesque qui permettrait de s’attacher plus étroitement à eux. Simo est un symbole, celui du Sisu, celui d'un peuple opprimé, injustement envahi. C'est au récit national que l'on s'attache à travers lui, au  récit de cette résistance passionnante et même fascinante tant on épouse le combat du plus faible contre le plus fort. Mais j’ai apprécié que, tout en racontant la légende de Simo, Olivier Norek tienne à montrer l’horreur de la guerre et que, pour Simo et ses amis, le fait de tuer, fut-ce des ennemis, c’est toujours tuer un homme. Certains comme le lieutenant Juutilainen deviennent des tueurs qui ne savent plus vivre en paix. Comment rester humain quand on est confronté à la banalité de la mort ? C’est une des grandes questions du roman. 

"Lors de cette journée, l'unité finlandaise de soixante hommes avec leurs mitrailleuses tua à elle seule plus de deux mille soldats envoyés à l'abattoir." 

"Ils étaient hier simples fermiers, pères de famille, amis et maris. Aujourd'hui ils devenaient tueurs de masse."

Le roman d'Olivier Norek, même si nous ressentons de l'admiration pour ce peuple ainsi attaqué, loin d'être une glorification de la guerre nous en peint les aberrations et nous place toujours du côté de l'humain. Et c'est en cela, aussi, qu'il me touche particulièrement.

Et Olivier Norek conclut :  

« Si ces évènements ont bientôt un siècle, ils nous renvoient à l’Histoire actuelle et nous mettent en garde.
La guerre survient souvent par surprise, et il faut toujours un premier mort sur notre sol pour y croire vraiment »

Une belle lecture !

 

Rentrée littéraire 2024  Les guerriers de l'hiver a été sélectionné pour le prix Goncourt (entre autres).

lundi 18 mars 2024

Yan Lespoux : Pour mourir, le monde


Dans Pour Mourir, le monde, Yan Lespoux, historien, universitaire spécialiste de la civilisation occitane, s’appuie sur un fait historique, le plus grand naufrage de l’histoire de la marine portugaise en janvier 1627 sur les côtes françaises de Saint-Jean-de-Luz et d'Arcachon jusqu’au Médoc à la suite de tempêtes violentes. 
 
 
Francisco Manuel de Melo ,, écrivain portugais et marin

 
 
Yan lespoux s'inspire des mémoires du capitaine-mor dom Manuel de Meneses, qui publia un mémoire, de dom Francisco Manuel de Melo, écrivain et marin, qui raconta son histoire trente ans après, et du livre de Jean-Yves Blot et Patrick Lizé qui ont réuni de nombreux documents retrouvés dans les archives espagnoles, portugaises et françaises.
Voilà quel est le bilan de ces naufrages d'après ces études  : «  7 navires coulés, deux énormes caraques des Indes de 1800 tonneaux, chargées de pierres précieuses et d'épices, escortées par cinq galions de guerre portant la fine fleur de l'aristocratie portugaise, 2000 morts, 300 rescapés. Tout cela donna lieu à un imbroglio diplomatique entre la France et le Portugal, qui impliqua le duc d'Epernon, Richelieu, Louis XIII, l'Eglise et les grandes familles du Médoc. Car si les " bourgeois " de Saint-Jean-de-Luz recueillirent des naufragés, plus au nord, sur les côtes des Landes et du Médoc, les Français pillèrent les épaves et massacrèrent les survivants. »
 
 
 
 Une caraque

 
 De Gao :  Le roman débute avec le naufrage, sur la côte du Médoc, à Lacanau, de la caraque Sao Bartolomeu, avec à sa tête, le capitaine-mor Vincente de Brito, navire revenant des Indes.  ll y avait à bord cinq cents voyageurs et un chargement d’une valeur inestimable, épices, pierres précieuses, étoffes. Il n’y eut que douze survivants. Fernando Teixeira, jeune portugais, personnage fictif du roman est l’un des leurs. Pauvre, orphelin, il a été recruté de force dans l’armée portugaise et amené aux Indes où il eut une vie aventureuse qui finit par le conduire dans les geôles de la Sainte Inquisition à Goa. Gracié, il embarque pour un retour au Portugal sur le Saint Bartolomeu et projette de voler les diamants transportés à bord, avec l’intention de sortir de sa condition car « naître petit et mourir grand est l’accomplissement d’un homme » dit le poème d’Antonio Vieira, mis en exergue du roman :  « Pour naître le Portugal; pour mourir le Monde. »

Dans le Médoc :  Fernando va rencontrer Marie. Cette dernière, une fille qui sait se défendre, a blessé un fils de famille qui l’agressait et doit se cacher des autorités dans les landes sauvages du Médoc, chez son oncle Louis, un homme brutal, pilleur d’épaves. Celui-ci qui règne par la terreur sur un peuple de travailleurs primitifs et misérables. Ces hommes vont non seulement piller les richesses de la nef mais aussi achever les rares rescapés.


Piet Heyn, le commandant de la flotte hollandaise occupe Bahia

De Salvador de Bahia :  Au Brésil, vit Diogo, dont les parents ont été brûlés vifs pendant le siège mené par la marine Hollandaise pour enlever la ville aux Portugais. Ces derniers, avec à sa tête Dom Manuel de Meneses secondé par les espagnols, vont reprendre Bahia. A cette époque le Portugal, au grand dam des nobles portugais, était alors réuni à la couronne d’Espagne. Au cours de cette guerre Diogo et son ami, un indien Tupinamba, Ignacio, deviennent les aides de camp de Dom Manuel Meneses et partiront avec lui vers le Portugal. Plus tard, sommés par le roi d’escorter les caraques venues de l’Inde, leur galion le Santo Antonio et Sao Diogo fera naufrage devant Saint Jean de Luz.

C’est ainsi que Yan Lespoux mène ses trois personnages principaux à travers les océans et de points de l’horizon diamétralement opposés jusqu’aux côtes françaises où ils se rencontreront, une navigation houleuse et tumultueuse qui se double d’une traversée de l’enfance à l’âge adulte, tout au long de ce roman initiatique.

Le roman de Yan Lespoux est très enlevé et bien écrit ! Les descriptions sont à la hauteur des éléments déchaînés, des pays exotiques. De plus, l’écrivain se révèle un bon conteur et nous plonge dans un récit mouvementé et aventureux, agréable à lire par un effet proportionnellement contradictoire aux émotions rencontrées, plus j’ai peur, mieux c’est !  Oui, je sais ! Je dois avoir gardé mon âme d’enfant parce qu’après les romans qui parlent du froid, de la neige et de la survie dans le Grand Nord, juste après, j’adore toujours les récits de mers démontées et de bateaux en détresse, voire d’îles désertes.

 Découvrir la vie au bord d’une caraque ou d’un galion, braver les tempêtes, souffrir du scorbut, faire naufrage deux fois, échapper à l’inquisition, commercer avec les Indes, découvrir la misère et la sauvagerie des résiniers, des costejaires et des bergers des Landes dans notre France du XVII siècle, mesurer la misère des peuples, qu’ils soient colonisés, esclaves ou nés, comme Fernando, « au mauvais endroit », du mauvais côté de la barrière sociale, tout est passionnant !
 Le sérieux de la documentation nous permet de découvrir des faits historiques que je ne connaissais pas , ce naufrage, la reconquête de Bahia, la colonisation des Indes et la présence de l'Inquisition jusque là-bas,  et ceci, comme si on le vivait en même temps que les personnages. 

 

Dom Manuel de Meneses capitaine-mor du Sao Juilao et du Bartolemeu

De plus, le texte ne manque pas d’humour. J’ai aimé le personnage du noble portugais, le Fidalgo, Dom Manuel de Meneses, dont l’écrivain fait un portrait réjouissant par exemple lorsqu'il refuse d’échapper à la flotte anglaise plus nombreuse et mieux armée que lui à la faveur de la nuit. Il fait attacher un fanal à la poupe de son navire pour ne pas avoir l’air de fuir … d’où un premier naufrage quand il se fait canarder le lendemain matin  ! Ou encore en 1627 quand il discute de figures de style dans un texte de Lope de Vega avec Dom Manuel de Melo alors que son navire est en train de sombrer, malmené par les vagues de l’océan déchaîné. On rit de son sens de l’honneur qui n’a d’égal que sa stupidité mais qui finit par forcer l’admiration, porté à un degré tel que la démesure l’empêche d’être ridicule !  De plus sous ses airs de grand seigneur impassible, l’écrivain nous fait toucher l’homme, celui qui éprouve de la peur et trahit parfois ses faiblesses, un être humain, pas des meilleurs, mais humain, en quelque sorte ! Une personnalité historique que Yan Lespoux traite comme l'un de ses personnages et à qui il donne une complexité.
 

Donc un bon roman ! N'hésitez pas à embarquer ! A lire pour le plaisir de l’aventure et de la rencontre avec l’Histoire !  

Et puis, quand vous l'aurez lu, venez nous voir Fanja et moi,  pour nous dire ce que vous avez pensé de la fin ouverte du roman, l'écrivain ne précisant pas vraiment ce que ses personnages sont devenus !

Enfin, j'ajoute que j'aime ce livre parus aux éditions Agullo. Je trouve que c'est un bel objet  (conception de la couverture par Cyril Favory) avec la carte jaquette d'après Jan Huygen van Linschoten et les images de la première et quatrième de couverture d'Alfredo Roque Gameiro.

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