Pages

Affichage des articles dont le libellé est rentrée littéraire 2025. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est rentrée littéraire 2025. Afficher tous les articles

vendredi 24 octobre 2025

Séverine Cressan : Nourrices

 

En 2013, j’ai lu le très intéressant roman d’Isabelle Marsay Le fils de Jean-Jacques Rousseau. L’auteur de l’Emile malgré son traité d’éducation, a, en effet, abandonné ces cinq enfants aux Enfants trouvés, une sorte de mouroir où les bébés, non pas obligatoirement trouvés mais abandonnés légalement par leur famille, mouraient en grand nombre dès les premiers jours. A l’époque 90% des enfants de cette institution mouraient en bas âge. Les survivants étaient confiés à des nourrices, au sein d'un foyer misérable. Là, la malnutrition, le manque de soins et d'hygiène et les sévices achevaient de les tuer. 

Dans son roman Nourrices, Séverine Cressan nous place du point de vue des nourrices et décrit comment le «commerce du  lait» permettait d’exploiter odieusement ces femmes qui, poussées par la misère, donnaient leur lait en sevrant leurs propres enfants prématurément. Elles étaient à la fois exploitées par un homme, appelé le meneur, qui se chargeait de les amener à la ville chercher les bébés et prélevait une partie de leur gain mais exploitées, aussi, par leur mari qui empochait le reste de l’argent pour aller le boire. Les bébés confiés par des familles aisées ( les femmes de la bourgeoisie ne devaient pas allaiter) rapportaient plus que les nourrissons des Enfants trouvés.

Le personnage imaginé par Séverine Cressan, est une jeune femme aimante, Sylvaine, qui s’occupe consciencieusement et avec tendresse des enfants qui lui sont confiés. Ce n’est pas toujours le cas, certaines femmes sans scrupules prennent trop de nourrissons et les laissent mourir. Par une nuit de lune, Sylvaine, attirée par des pleurs, trouve près de sa chaumière un bébé abandonné sous un arbre. Près d’elle, un carnet écrit, on l’apprendra plus tard, par la jeune mère de l’enfant. Ce passage rappelle un peu les contes de fées traditionnels pas si « féériques », au fond, mais, au contraire, sombres et graves, où les enfants perdus dans les bois sont les proies de prédateurs en tout genre. Lors de cette découverte, Sylvaine cesse d’être humaine, elle est animal,  « à quatre pattes » « elle feule », « elle flaire», « félin », « hermine », « biche », ou « louve ». 
Cette comparaison de la femme avec l’animal apparaît sous une double forme dans le roman : maternité magnifiée dans la description de l’allaitement, avec cette étroite fusion des corps de la mère et de l’enfant, avec ce qu’elle représente ici d’instinctif, de primitif, de sensuel, mais aussi d’amour et de beauté, un peu comme les Maternités des peintres de la Renaissance ;  mais aussi maternité méprisée,  salie par les hommes qui en  font le « commerce » et  traitent les les femmes comme du bétail selon leur degré de rentabilité.

"Petit animal entêté, le nourrisson rampe vers la poitrine offerte, cherche le téton de ses lèvres ouvertes. Il le saisit à pleine bouche, aspire avec tant de force que c'en est douloureux. Le lait jaillit facilement. Pendant que le nouveau-né tête, la nourrice l'enveloppe de sa chaleur, le nourrit de ses caresses, le contient de ses mains câlines."

Sylvaine recueille l'enfant trouvée dans le bois et s’attache à elle.  Aussi quand la petite Gladie, l’autre nourrisson qui est sous sa garde, meurt,  Sylvaine l’enterre et lui substitue la fillette pour continuer à toucher l’argent de l’allaitement. Elle l'élève avec amour ainsi que ses deux garçons. 
Désormais deux récits alternent, celui de Sylvaine et celui de Zaïg, la mère de la petite fille, orpheline placée dans une ferme et abusée par le fermier.

Nourrices décrit une réalité sociale terrible dans un monde où la misère déshumanise et conduit à l’horreur face à ces hommes qui ne voient dans les femmes et les nourrissons qu’une marchandise pour laquelle on a droit à un pourcentage de perte.  

"Le meneur est revenu. Il avance à pas lourds en s'appuyant sur son bâton de marche. Son panier d'osier dans lequel sont entassés les nourrissons, formant dans son dos une excroissance difforme (...) Les nouveaux-nés sont-ils toujours en vie ? Combien ont survécu à ce voyage de plusieurs jours, à dos d'homme indifférent... Ils sont trois. L'un des nouveaux nés est mort. De froid ou de faim, peu importe. Il n'a pas supporté ce voyage éprouvant. L'autre est en piteux état : sa peau est recouverte par endroits de pustules. Il peine à ouvrir les yeux et n'émet qu'une faible plainte, semblable au miaulement d'un chaton perdu. Le dernier semble assez vigoureux."

Le roman révèle les pires instincts de ceux qui ont le pouvoir, le patron d’une grande ferme ou le père de famille bourgeois, qui violent les filles de ferme ou les jeunes servantes sans qu’elles puissent se protéger et se libérer. Il parle du statut de la femme à une époque qui n’est pas si lointaine.

Pourtant grâce au beau personnage de Sylvaine, grâce à son alliance avec la nature, naît la poésie. Ses enfants sont les enfants de la Lune, de la Terre et du Vent. C’est la Tempête, en effet, qui préside à la naissance de son petit dernier au cours de cette longue nuit d’accouchement où Sylvaine se retrouve seule dans la cabane secouée par le Vent. De même, la guérisseuse, la vieille Margot, représente  l’acceptation des forces de la nature, la sagesse et l’apaisement. La solidarité qui se crée entre les femmes face à l’adversité, face à l’exploitation, permet de donner une touche d’espoir au récit.
 

Ce roman  présente des qualités d’écriture et un sujet à la fois original et intéressant. 

mardi 21 octobre 2025

Joel Dicker : La Très Catastrophique Visite du Zoo

 


Comment expliquer cette très catastrophique visite du zoo, visite de la classe de Joséphine accompagnée de son institutrice Mademoiselle Jennings et du directeur de son école ? C’est ce que la petite Joséphine, va expliquer à ses parents. 

Tout a commencé quand leur classe « spéciale » a été  intentionnellement inondée et que les six élèves et leur institutrice ont dû intégrer l’école voisine des « enfants normaux ».

 Mais qui a pu commettre cet acte criminel, l’inondation de l’école spéciale et pourquoi ? Les enfants décident de mener l'enquête,  aidés par la grand-mère de Giovanni, qui adore les histoires policières.

Cela n’ira pas sans mal et sans incidents ! Chacun de ses enfants, par ailleurs attachants, ayant des problèmes et n’entrant pas dans le moule et la logique des adultes. L’intégration dans la nouvelle école n’est pas évidente.  

Le récit mené par la fillette qui présente les évènements de son point de vue, naïf, logique jusqu’à l’absurde, se veut léger et amusant. Et c’est vrai que l’on peut rire de l’avalanche d’incidents qui s’enchaînent et submergent les adultes, le policier, le père Noël et ce sympathique Directeur qui fait  son possible pour que les élèves de l’Ecole Spéciale se sentent à l’aise et surtout leur maîtresse, la belle Mademoiselle Jennings. 

J’ai bien aimé certains passages qui m’ont fait sourire comme lorsque le directeur s’efforce de faire comprendre aux élèves ce qu’est la démocratie ou lorsque les enfants font tout, lors de cette fameuse visite au zoo, pour que Mademoiselle Jennings tombe amoureuse du directeur. Mais malgré tout j’ai eu du mal avec cette fausse naïveté. J’avais pourtant aimé Le Petit Nicolas à l’époque de sa parution mais, là, il m’a semblé que je lisais un livre pour enfants. Comme il arrive souvent avec ce procédé,  je me disais que le second degré ne pouvait pas être perçu par les enfants et qu’il était trop simpliste pour s’adresser aux adultes.

 La quatrième de couverture évacue le problème en affirmant : «  Et c’est justement le tour de force de ce livre, mêlant plusieurs niveaux de compréhension, qui émerveillera lecteurs de tous âges et tous horizons. ». C’est possible, si l’on veut lire ce roman juste pour s’amuser.  Mais il m’a laissée sur ma faim car l’écrivain aborde des sujets sérieux comme l’école inclusive, par exemple, mais en le délayant dans les bons sentiments alors que, tout au moins en France,  c’est un sujet  beaucoup plus complexe. Finalement, j’ai été partagé entre l’amusement, parfois, et l’agacement, souvent, pour ce roman qui reste superficiel.

 

vendredi 10 octobre 2025

Irène Vallejo : Carthage


 

Irène Vallejo écrit avec Carthage un roman polyphonique où se mêlent les voix d’Enée et d’Elissa (Didon). C’est leur histoire que raconte l’écrivaine à partir du moment où Enée, fuyant Troie en flammes, est pris dans une violente tempête qui le rejette lui et sa flotte sur les rivages de Carthage où il rencontre la fondatrice de la ville. 

Didon, princesse phénicienne, est fille de Bélos, roi de Tyr, soeur de Pygmalion. A la mort de Bélos, Pygmalion tue Scythée, le mari de Didon. Celle-ci s’échappe avec ses partisans et fonde Carthage. Intervient aussi la voix d’Ana, fille d’une magicienne, adoptée par Didon, alors que Virgile, lui, identifie Ana comme la fille de Belos, roi de Tyr, et soeur de  Didon et Pygmalion.

Nous entendons aussi la voix d’Eros qui préside à l’amour de Didon et Enée et qui met tout en oeuvre pour qu’ils s’aiment même s’il a bien du mal avec les humains tant ceux-ci sont imprévisibles, à la fois les jouets de Dieux mais aussi leur échappant par la complexité de leurs sentiments. Peut-être leur seule échappatoire ? Car l’un des thèmes du roman est celui de la liberté humaine.

Enfin nous découvrons par un regard extérieur cette fois, le personnage de Virgile que nous voyons déambuler dans Rome, sommé par Auguste d’écrire une épopée qui racontera les hauts faits d’Enée et la grandeur de Rome. Le poème est chargé, à travers le mythe, de magnifier l’empereur qui se dit descendant du fils d’Enée, Iule ou Ascagne, petit-fils de Vénus, et de légitimer son usurpation du pouvoir. Un Virgile qui a conscience de devoir écrire un oeuvre de propagande à la gloire d’Auguste, de s’être fait acheter pour que les propriétés de son père ne soient pas confisquées, un Virgile riche, fêté, envié, mais honteux de trahir ses amis républicains et sa conscience. C'est du moins ainsi que le voit Irène Vallejo.

Ce qui intéresse l’écrivaine, c’est l’histoire de Didon et Enée et non les guerres, les faits glorieux où s’illustre le héros à l’origine de Rome, quand il gagne le Latium et fonde Lavinia. Il faut noter que Irène Vajello, même si elle met en scène Eros selon la tradition virgilienne, laisse peu de poids aux Dieux. Certes, comme dans l’épopée latine, Enée croit à la prédiction divine et veut accomplir la prophétie mais Irene Vallejo se plaît à montrer que les humains sont surtout victimes de leurs croyances et de leurs illusions. D’où le personnage d’Ana qui utilise ses dons d’observation, son habileté à se dissimuler pour surprendre les secrets, afin d’asseoir son talent de devineresse. L’écrivaine met l’accent sur les enjeux politiques. Ce sont eux qui mettent un frein à la liberté humaine. Didon doit faire face non seulement à l’hostilité des nomades qui luttent contre Carthage, une cité encore très fragile, mais aussi aux intrigues des chefs militaires qui s’entretuent pour l’épouser et prendre le pouvoir. Celle-ci doit composer avec sa condition de femme pour maintenir son pouvoir face à des hommes brutaux et sans scrupules. Le récit, avec une série de meurtres mystérieux, prend parfois des allures de roman policier.  Enée est décrit comme un héros fatigué par dix ans de lutte à Troie, qui n’aspire qu’à la paix mais qui, pas plus que Didon, n’est  libre de son destin. C’est donc une vision personnelle et moderne que donne l’écrivaine.

Le roman est bien écrit mais je l’ai trouvé parfois long et j’ai eu du mal à me passionner pour les personnages. Je suis restée un peu en dehors, pas entièrement concernée. Pourtant, dans l’ensemble, cette relecture de l’Enéide m’a intéressée mais sans enthousiasme. 

lundi 6 octobre 2025

Carys Davies : Eclaircie

 

Le roman de Carys Davies, Eclaircie, se déroule en 1843 dans une île isolée au nord de l’Ecosse. C’est l’année, nous explique l’auteure, de la Great Disruption, le schisme qui a eu lieu au sein de l’église  presbytérienne écossaise et qui vit de nombreux pasteurs la quitter pour fonder la nouvelle église libre d’Ecosse. Ils protestaient contre le droit que détenaient les grands propriétaires terriens de choisir eux-mêmes les pasteurs. Un autre fait historique d’importance qui préside à ce récit est ce que l’on a appelé en Ecosse : les Clearances. Ce sont des déplacements forcés des populations rurales vivant sur des territoires reculés qui ont commencé dès le milieu du XVIII siècle et se poursuivent jusqu’à la seconde moitié du XIX siècle. Des paysans pauvres furent ainsi chassés de chez eux, allant rejoindre sur le continent une population miséreuse, sans aucune ressource, corvéable à merci, pour laisser aux grand propriétaires, en quête de profit, la possibilité de faire à moindre frais l’élevage intensif de moutons.

C’est là qu’intervient John Ferguson, pasteur prebytérien de la nouvelle église libre à laquelle il a adhéré pour être en accord avec sa foi et sa conscience. Désormais sans paroisse et sans le sou, il est pourtant obligé d’assurer sa subsistance et celle de sa femme. C’est pourquoi il accepte un travail. Il doit se rendre dans une île au nord des Shetlands où vit Ivar, le seul habitant du lieu, pour lui signifier qu’il doit quitter son foyer. Mary a beau démontrer à John les dangers de cette mission ainsi que la responsabilité morale qui sera la sienne, John est dans le déni et se persuade qu’il agit pour le bien de cet homme puisque celui-ci pourra désormais vivre avec ses semblables. Une des difficultés et non des moindres est qu'Ivar parle une langue en voie de disparition, la langue norne, et qu’il lui sera bien difficile de se faire comprendre ! 

Mais voilà que rien ne se passe comme prévu ! John Ferguson blessé est recueilli par Ivar et le roman décrit la construction d’une amitié entre les deux hommes autour de l’apprentissage de cette langue norne, riche et passionnante, qui est en elle-même une aventure. 

«  D’autres termes étaient plus ardus tant il en existait pour désigner les moindres variations du climat et du vent, du comportement de la mer aussi, qui semblaient parfaitement distinctes aux yeux d’Ivar mais que John Ferguson peinait à définir avec certitude et qui le laissaient tout bonnement perplexe - des mots tels que gilgal et skreul et yog, fester et dreetslengi - qui semblaient tous avoir un sens précis et bien particulier, lequel dépassait son expérience personnelle et ses pouvoirs d’observation; autant de termes qu’avec un léger sentiment de défaite, il traduisait collectivement par « une mer agitée ». »

Les personnages sont très réussies : l’austérité du pasteur dont le visage peint le caractère en deux mots : «osseux et presbytérien », caractère qui se précise encore quand John entend sa belle-soeur demander à Mary  « si elle regrettait de ne pas avoir épousé un homme moins sérieux, adjectif qui dans sa bouche, il en était persuadé, signifiait strict et sans humour, ennuyeux et, plus généralement presbytérien. ». 
Pour cet homme, corseté dans ses principes, danser représente un péché, et si, par amour, il pardonne à sa femme d’avoir remplacé ses dents tombées par des fausses, suprême vanité que la communauté lui reproche, il ne le ferait jamais pour lui-même. Scrupuleux à l’extrême dès qu’il s’agit de l’indépendance spirituelle de son église, il néglige ce qui est temporel comme l’injustice sociale. Pourtant, peu à peu, au contact d’Ivar, des scrupules naissent et il se sent honteux du rôle qu’il doit jouer.  

Ivar, lui, est un taiseux. La solitude façonne un homme surtout dans un environnement dur, hostile, où il est à la merci de la maladie qui l’a laissé très affaibli. ll file la laine de ses quelques moutons et tricote ses vêtements. Il vit de peu et mène une vie simple qui ressemblerait au bonheur si ce n’était le manque de compagnie.

« Il resta planté sous la pluie douce qui tombait maintenant et, au bout d’un long moment se parla dans sa tête :
 J’ai les falaises et les récifs et les oiseaux. J’ai la colline blanche et la colline ronde et la colline pointue. J’ai l’eau claire de la source et la bonne pâture riche posée comme une couverture sur les hauteurs perchées de l’île. J’ai la vieille vache noire et l’herbe goûteuse qui pousse au milieu des rochers, j’ai mon grand fauteuil et ma maison robuste. j’ai mon rouet et ma théïère, j’ai Pegi ( son cheval) et, maintenant, miracle, j’ai John Ferguson. »
 

La beauté de la nature dans cette île est toujours présente, décrite par petites touches, même si cela n’occulte pas la difficulté de la vie lorsque commence l’hiver et que le moral est en berne au fur et à mesure que les nuits s’allongent.

Ce roman est juste au niveau des caractères, conté sobrement et les descriptions, les moments de vie, la présence constante de la mer avec les tempêtes, la pêche, les oiseaux, mais aussi la présence chaleureuse des animaux domestiques, le partage entre les deux hommes, la personnalité affirmée du personnage féminin, tout suscite beaucoup d’intérêt. 

C’est pourquoi j’ai été très déçue par le dénouement. Je comprends que Carys Davies veuille montrer l’évolution du pasteur mais la fin qu’elle imagine est contraire à la mentalité, aux croyances profondes d’un austère presbytérien et même de sa femme aussi évoluée soit-elle !  On ne peut y croire un seul instant !  L'écrivaine se trompe de siècle. Je trouve qu’elle cède à la facilité, voire à la mode (?) en écrivant une fin recevable au XXI siècle mais pas au XIXième, époque ou se déroule l’histoire ( et encore si vous vous renseignez sur les presbytériens américains à l'heure actuelle, vous verrez qu’ils n’en sont pas là  même si l'on n'en est plus à la Lettre écarlate ! )
Je ne peux en dire plus pour ne pas divulguer la fin mais je m’étonne d’être la seule à avoir noté cette incohérence psychologique et historique pour ce roman nominé à plusieurs prix littéraires.

Voir le billet d'Alexandra ICI

 

 

Chez Fanja


 

samedi 4 octobre 2025

Percival Everett : James

 

Je n’ai pas relu Huckleberry Finn avant de découvrir James de Percival Everett. C’est peut-être un tort bien que rien n’oblige finalement à connaître le premier pour apprécier celui-ci. J’ai tellement aimé le livre de Mark Twain que j’avais peur d’être déçue surtout si on le relit à l’aune du XXI siècle. C’est facile de rejeter avec horreur l’esclavage de nos jours, cela ne l’était pas pour un jeune garçon, Hucklberry Finn, juste avant la guerre de Sécession. Le livre de Mark Twain analysait justement l’évolution du personnage, les problèmes moraux que lui posait le fait de ne pas dénoncer un esclave en fuite, alors que toute la société et l’église, en particulier, lui affirmaient que c’était son devoir et qu’il y allait du salut de son âme !

Dans son roman Percival Everett imagine que Jim a appris à lire et écrire à une époque où un esclave risquait sa vie à transgresser cet interdit. Une scène montre comment on peut être fouetté au sang et mourir pour le vol d’un crayon ! 
 
« George Junior trouva mon visage dans le fourré. J’avais le crayon, il était dans ma poche. On le frappa de nouveau et je me crispai. Nous nous regardâmes fixement. Il parut sourire jusqu’à ce que le fouet s’abatte encore. Le sang lui dégoulinait le long des jambes. Il chercha mes yeux et articula le mot "pars". Ce que je fis. »

Jim a, de plus, complété sa culture en se cachant dans la bibliothèque du Juge Thatcher, ce qui lui a permis d’accéder aux grands écrivains qui reviennent souvent d’une manière surprenante dans ses rêves avec, parfois leurs propres limites ou contradictions. L’esclave en fuite est donc un intellectuel qui utilise deux langages, celui que l’on attend d’un esclave et celui du maître. Et de tous les défis lancés par Jim, ce qui étonne le plus les blancs, ce qui les touche le plus, les indigne, leur fait peur, les épouvante même, c’est lorsqu’il s'exprime comme eux. En s’appropriant leur manière de parler, il fait naître une pensée dérangeante pour eux : Serait-il un homme lui aussi ? Percival Everett met ainsi le doigt sur ce qui assoit la domination des esclavagistes et sur l’importance pour eux de maintenir la soumission par l’ignorance ! Et c’est pourquoi lorsque Jim s’affranchira totalement de l’emprise des blancs, il revendiquera son vrai nom : James.

Les aventures des deux héros ressemblent fort à celles racontées par Mark Twain : Jim s’enfuit pour ne pas être vendu et se cache sur une île. Huck, lui, fuit son père, un ivrogne violent et haineux. Il fait croire à son propre meurtre pour éviter qu’on le recherche. Evidemment, Jim sera considéré comme son meurtrier. Tous deux s’embarquent sur un radeau et sur le Mississipi qui leur réserve tout un lot de surprises et de dangers. Ils deviennent au cours de leurs aventures épiques des amis et plus encore un père et son fils. 

Mais bien sûr, au-delà des aventures, le sujet de Percival Everett reste l’esclavage dont il décrit toutes les horreurs, l’exploitation au travail, les corrections physiques, la séparation des membres d'une même famille, les condamnations arbitraires, les lynchages, les viols, les humiliations, et plus que tout le fait de ne pas être considéré comme un être humain à part entière. Il montre que la colère est l’un des principaux sentiments qui guide Jim et l’anime, le submerge. Il choisit de se défendre et ne recule pas devant la violence. Quand il s’introduit chez le juge Thatcher et le menace pour savoir où sont sa femme et sa fille,  vendues pendant son absence, celui-ci lui dit : 

« -Toi, tu vas avoir de sérieux ennuis; tu ne t’imagines pas à quel point.
- Qu’est-ce qui vous fait dire que je n’imagine pas le genre d’ennuis qui m’attendent ? Après m’avoir torturé, éviscéré, émasculé, laissé me consumer lentement jusqu’à ce que mort s’en suive, vous allez me faire subir autre chose encore ? Dites-moi juge Thatcher, qu’y a-t-il que je ne puisse imaginer ? »

On peut se demander si le parti pris de Percival Everett de prendre pour personnage un  homme instruit est crédible. L’écrivain répond à cette question en montrant James en train de lire un livre volé au Juge Thatcher : c’est  le récit de William Brown paru en 1847, esclave dans le Missouri, qui s’enfuit et gagna le Canada; mais il n’est pas le seul.  Je vous renvoie  à l’article Ici 

 


 

 
Dès la fin du XVIII siècle l’autobiographie d’Olaudah Equiano, The Interesting Narrative of the Life of Olaudah Equiano, or Gustavus Vassa, the African  est publiée en Angleterre en 1789. 
 

 


Le contemporain de William Brown, Frederick Douglass écrit lui aussi une autobiographie (Narrative of the Life of Frederick Douglass, Written by Himself). Je l’ai trouvée en français et j’ai l’intention de la lire.