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vendredi 28 novembre 2008

Utopia, Hunger de Steve Mc Queen : un film remarquable

 


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Il y avait deux beaux films  remarquables et graves à la soirée du ciné-club d'Utopia  l'autre soir, à  l'instigation des classes d'audio-visuel et de la prépa Lettres-Cinéma du Lycée Frédéric Mistral d'Avignon : La Vie Moderne de Gérard Depardon et  Hunger de Steve Mc Queen. J'ai revu  le premier avec autant de plaisir et d'attention et découvert  le second : un grand choc!
Le film de Steve Mac Queen Hunger a obtenu  la caméro d'or et le prix de la critique internationale au festival de cannes 2008. On comprend pourquoi!
Le sujet d'abord :  A la fin des années 70, les prisonniers indépendantistes irlandais entament une lutte désespérée envers le gouvernement britannique de madame Tatcher pour se faire reconnaître comme prisonniers politiques, distincts des condamnés de  droits communs.  Devant le refus de la reconnaissance de leur statut, ils décident d'une grève dites de "l'hygiène et de la couverture", refusant d'endosser la tenue disciplinaire, de se couper les cheveux, de se laver..  Puis le mouvement aboutit à une nouvelle grève de la faim. Il faudra plusieurs morts dont celle de Bobby Sands qui est le principal personnage de l'action pour que leur demande soit en partie exaucée.
Steve Mc Queeen vient de l'art contemporain; c'est un vidéaste plasticien. Dans une interview, il explique :  "J'essaie de créer une situation de zombie, ni mort ni vivant, mais conscient. (...) Je veux mettre le public dans une situation où chacun devient très sensible à lui-même, à son corps, à sa respiration."
Et c'est exactement ce qui se passe,  la construction du film absolument étonnante, nous y amenant par degrés :
La première partie nous jette dans l'enfer carcéral au milieu de ces hommes torturés, nus, avec pour seule protection une couverture sur les épaules, qui vivent dans leur déjection, tapissant, en signe de révolte, les murs de leurs excréments. La violence de cette situation qui semble ravaler l'homme au rang de la  bête est telle qu'elle provoque chez nous une réaction de répulsion physique, de froid, d'étouffement comme si nous étions enfermés avec eux dans ces geôles dignes d'un moyen-âge barbare. La mort est à l'oeuvre dans cette lente décomposition organique où mouches et asticots semblent se lancer à l'assaut des vivants. Comme eux, corps nus, violacés, allongés par terre, dans la fange, nous devenons "zombie(s)", "très sensible(s)" à notre  "corps", englué, souffrant.
" J'aime faire des films dans lesquels les gens ont le sentiment de pouvoir pratiquement prendre du sable dans leurs mains et le frotter dans leurs paumes." dit encore Steve Mc Queen. Les déchets  alimentaires et excrémentiels qui se décomposent deviennent ici matières à dessins sur les murs de la cellule, sculptures épaisses, cercles concentriques qui vibrent et semblent nous entraîner dans un mouvement qui nous aspire toujours plus profondément vers l'horreur. Car l'on sent le plasticien sous le cinéaste. Pourtant l'esthétisme n'est jamais gratuit; il est au contraire porteur de sens, de sensations, de révolte; il permet de "partager" non en spectateur, non en voyeur, mais en acteur, l'expérience terrible que vivent ces hommes. Puis, sans moment de respiration, l'irruption dans ce monde d'ombres d'un paroxysme  de la violence avec l'arrivée d'un bataillon de policiers casqués, déchaînement scandé par le bruit des matraques sur les boucliers puis sur les corps des prisonniers, suppliciés, que l'on force à se laver, dont on coupe les cheveux. Blessures, sang, meurtrissures, haine, déferlement de brutalité qui sort de l'écran, qui nous atteint comme un coup de poing! J'ai rarement vu quelque chose d'aussi "physique" au cinéma, impression liée à cette attention extrême porté aux corps meurtris. Ces images rappellent ces peintures de Christ du Moyen-âge ou de la Renaissance aux chairs criblés d'épines, mais plus encore, plus proche de nous dans le temps, l'activisme viennois qui s'attaque au corps, le mutile, en explore la souffrance. Mais alors que j'ai horreur de cet art qui tient pour moi du masochisme et du sadisme, j'ai été convaincue par Steve Mc Queen car, là encore, cette souffrance n'est pas gratuite. Le cinéaste exprime ce qui m'a paru une des plus grandes beautés du film : la résistance de l'esprit.  La grève de l'hygiène a duré quatre ans. Plus extraordinaire encore que l'horreur c'est aussi la puissance de la volonté de ces hommes... irréductible!
La deuxième partie est un arrêt brutal de la violence, une longue conversation entre Bobby Sand et un prêtre. En fait il s'agit du moment où Bobby Sand a décidé de commencer une grève de la faim qu'il mènera, non conjointement avec ses camarades mais l'un après l'autre, et qui mènera inévitablement  les premiers grévistes à la mort. La question étant de savoir combien il faudra de décès à Margaret Tatcher pour qu'elle daigne prendre leurs revendications en considération. Bobby Sander sait qu'il va mourir et le prêtre qui est de son bord émet des réserves sur ce qu'il considère comme un suicide. La discussion porte, pour ce catholique pratiquant, sur ses véritables intentions, sur sa possibilité de salut et le conforte dans son choix. Cette seconde partie se conclut donc par une avancée de l'action alors qu'elle se passe autour d'une table et est absolument statique.
La troisième partie montre la longue grève de la faim de Bobby Sand qui mourra au bout de soixante jours de souffrance. Il y a la douceur d'un des soigneurs, les prévenances des infirmiers, les gestes feutrés pour toucher son corps, la blancheur des draps. Il y a aussi le battement d'ailes des oiseaux, bruit extra-diégétique d'abord, puis leur image, un envol libre dans le ciel, quand Bobby Sand se rapprochera de la mort, il y a ce visage de petit garçon qui le regarde et qui n'est autre que lui-même, enfant, il y a l'amour de sa mère qui est auprès de lui à son dernier soupir...
La violence, ici, est toute autre. C'est celle du corps qui s'affaiblit, maigrit, se décharne, des forces qui s'amenuisent,  des organes qui font défection l'un après l'autre, de la peau qui s'ulcère. Jamais je n'aurais cru qu'une grève de la faim pouvait être aussi terrible. Il s'agit d'un martyre et qui est filmé comme tel avec amour et un profond respect. Le personnage de Bobby est interprété par Michael Fassbender, remarquable dans ce rôle et dont le corps a été utilisé par l'artiste comme une oeuvre d'art, voué au dépérissement, à la mort.
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Steve McQueen

Yasmina Khadra : Ce que le jour doit à la nuit



Ce que le jour doit à la nuit est le premier roman que je lis de Yasmina Khadra. Je sais que les avis sont partagés sur ce livre et que certains jugent que ce n’est pas le meilleur.
Le récit se déroule dans l'Algérie coloniale de 1936 à 1962 et conte l'histoire de Younes, petit garçon que son père est obligé de confier à son oncle pour le soustraire à une vie misérable dans un des quartiers les plus pauvres d'Oran, Jenane Jato. Elevé par son oncle, Mahi, pharmacien, et par sa tante Germaine, qui le prénomme Jonas, il  fait son apprentissage d'écolier à Oran.  Là, il est confronté pour la première fois au racisme anti-arabe. Après l'arrestation de son oncle suspecté d'épouser la cause des nationalistes, la famille va habiter Rio Salado, une petite ville où Jonas va grandir, se faire des amis, pour la plupart français de la même classe sociale que lui, et connaître l'amour... S'il prend conscience de l'exploitation  des algériens  pauvres à travers le personnage de Jelloul, factotum et souffre-douleur de son ami André, Jonas s'en accommode sans trop de peine. Une adolescence somme toute assez banale jusqu'au moment de la guerre d'indépendance où il devra choisir son camp.
Le roman m'a intéressée car il présente un point de vue original, celui d'un algérien d'une classe aisée. Il montre que finalement, il y avait plus d'affinités entre les français et les algériens de la bourgeoisie  qu'entre un algérien riche et un pauvre. Quand Younes-Jonas, - ses deux prénoms sont les deux facettes de son identité- doit prendre parti, il est dans la même situation que ceux qui vivent une guerre civile et qui sont déchirés par leur appartenance aux deux parties qui s'affrontent.. de même qu’il devait y avoir plus de points communs entre le petit Albert Camus et les enfants algériens des quartiers pauvres d’Alger, qu’entre lui et les riches français chez qui il  n’était pas reçu.
J'ai été moins convaincue, cependant, par la grande réconciliation finale, après la guerre, réunissant en France, Younes, ses amis français, son ennemi harki... On dirait que le ton  modéré de Yasmina Khadra gomme tout ce qui a fait l'horreur de la guerre d'Algérie, les violences dont le sujet a été tabou pendant si longtemps en France. Témoin le film de Vautier Avoir vingt ans dans les Aurès qui connut des difficultés à sa sortie en 1972 et même 25 ans après en 1997, attaqué par le Front National au festival de Tourcoing. Le style aussi du roman ne m'enthousiasme pas. Il y a un curieux mélange entre de grands passages lyriques assez faciles, qui ne me paraissent pas adaptés au sujet  .. bref! qui tombent à plat et des expression familières qui détonent dans un style qui se veut soutenu. Le roman reste cependant intéressant dans la présentation des sentiments du personnage principal qui porte comme une blessure le souvenir de son enfance et de ses parents disparus, victimes de la misère.
Il y a eu à partir d'un commentaire que j'ai fait sur ce roman dans le blog de Silouane Entre les Livres  une longue discussion non seulement sur Yasmina Khadra mais aussi sur la notion de nation algérienne.
Un des correspondants Wen Dao écrivait à  propos  de Yasmina Khadra  et du patriotisme algérien :
"Et ce Yasmina Khadra (pur produit de l’état algérien, en tant que “cadet de la révolution”) vient pleurer chez Thierry Ardisson de ne pas avoir de prix. On sait pourquoi certains écrivent. Le livre de YK n’est qu’à des années lumières de ce qui se passait à cette époque. Peut être justifie- t-il son (ses) attitude de nouveau notable. "
"Qu’on m’apporte un seul document officiel historique  attestant de l’existence d’un état ou d’une “nation” algérienne antérieur à la présence française. Qui ici peut nier le fait que la colonisation a saucissonné l’Afrique (du nord au sud) à sa guise? Ca ne s’enseigne pas? On peut en revanche, trouver nombre d’archives écrites, récits de soldats, décrets, lois ou discours politiques, en langue française attestant de la fabrication de l’Algérie après l’année 1830."
Un correspondant L'algérien réagit de cette manière :
"L’Algérie en tant que telle maintenant, est une création de l’état français malgré lui. Par le temps, ça a créé un sentiment d’appartenance à une seule nation.
Est-ce pour celà, que vous devez nier ce sentiment ? "
Longue discussion intéressante et qui dépasse le propos du livre . Je vous invite à vous y reporter.