Pages

Affichage des articles dont le libellé est Editions Pocket. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Editions Pocket. Afficher tous les articles

jeudi 1 mars 2018

Michel Bussi : Un avion sans elle


Je m’étais promis d’espacer la lecture des livres de Michel Bussi depuis  que je n’ai pas trop aimé On la trouvait plutôt jolie mais je m’étais engagée à lire un livre de lui pour le blogoclub au mois de mars, aussi le revoici avec un autre titre : Un avion sans elle. Oui, le jeu de mots est voulu, référence à la chanson de Charlélie Couture : comme un avion sans ailes.

Le récit  se déroule  sur deux époques et sur dix-huit ans :

23 septembre 1980  : Un avion s’écrase dans le Jura sur le Mont Terrible et prend feu. Une seule survivante  éjectée de l’appareil, une fillette de trois mois, autour de laquelle deux familles vont se déchirer. Les parents sont morts dans l’avion et ce sont les grands-parents qui revendiquent la garde du nourrisson. Les Vitral, Nicole et Pierre, d’origine modeste, sont persuadés qu’il s’agit de leur petite-fille Emilie, Léonce de Carville, riche industriel, et son épouse Mathilde affirment que la fillette est Lily-Rose. A une époque où les tests d’ADN n’existent pas encore, c’est à la justice de trancher et elle le fera en faveur des Vitral.
2 Octobre 1998  :  Mais dix-huit ans tard, à l’anniversaire  de celle que l’on appelle Lylie, compromis entre les deux prénoms, le doute subsiste encore et c’est d’autant plus tragique que Marc, le frère supposé d’Emilie, est amoureux de la jeune fille et réciproquement. Les tests d’ADN devraient pouvoir trancher ! Mais au contraire, c’est là que les choses se compliquent !
Le détective privé, Crédule Grand-Duc, qui a passé dix-huit ans à enquêter sur l’affaire à la demande de Mathilde de Carville découvre pourtant enfin la vérité avant d’être assassiné. C'est à travers son carnet et des notes prises pendant l'enquête que nous découvrons le récit.

Je retrouve dans ce roman ce que fait la force de Michel Bussi mais aussi ce que je n'aime pas.
Michel Bussi est un bon conteur qui sait embarquer son public et le  livre est d’un abord agréable, facile ; je me suis laissé prendre par l’histoire. Les 573 pages du pavé se lisent donc volontiers mais... le récit finit par traîner en longueur et devient parfois lassant. En effet, le procédé qui consiste à toujours différer les révélations est souvent irritant et coupe l’action. Le livre pourrait être plus court et éviterait ainsi les ficelles employées pour allonger le récit, ce qui nuit à la vérité psychologique. Je prends pour exemple, la scène où Marc vient trouver sa grand-mère Nicole de toute urgence pour avoir des explications et qu’ils prennent le repas ensemble sans en discuter. Et quand il a enfin le test qui va tout révéler, il le laisse tomber de surprise et il faut attendre un chapitre de plus pour savoir la suite alors qu’à ce stade-là on a compris du moins en partie !  Parfois, il me semble que si l’auteur allait plus vite au but, il  maintiendrait le suspense jusqu’au bout et gagnerait en efficacité… De plus, je ne peux m’empêcher de trouver invraisemblable le dénouement qui fait penser à une romance du XIX siècle.
Quant aux personnages, ils manquent de profondeur et sont souvent  trop attendus : la preuve, c'est que les de Carville coupables d'avoir trop d'argent, sont antipathiques mais raffinés, musiciens, alors que les Vitral prolétaires, courageux et sympathiques, sont peu intelligents et peu cultivés. En effet, s'il y a des des doutes sur l'identité d'Emilie, c'est parce qu'elle est trop brillante, trop artiste, trop fine, pour être une Vitral. Il est vrai que ce déterminisme social recevra un pied de nez mais, en attendant, comme il se doit, Emilie lit et fait de brillantes études, Marc ne lit pas et est moyen en classe.
En bref ! Le sujet est intéressant au départ, le livre se lit bien mais je ne suis pas entièrement convaincue par cette lecture.

Lecture commune du blogoclub :  Un roman de Michel Bussi

vendredi 30 août 2013

Victor Hugo : L'homme qui rit





Avec L'homme qui rit, Victor Hugo écrit un roman-somme qui se veut historique, philosophique et poétique, un énorme livre de plus de 700 pages qui draine sur son chemin, comme un fleuve immense et puissant, toutes les idées de l'écrivain sur l'oligarchie, sa suffisance et son égoïsme féroce, et sur la misère du peuple représenté ici par le personnage de Gwynplaine qui en est l'allégorie. Pour la force de l'évocation, il n'y a qu'un Hugo pour parvenir ainsi au sommet. Quant aux excès du roman, ils sont le revers de la médaille en quelque sorte. Il s'agit, en effet, d'une oeuvre complexe, touffue, démesurée - ou plutôt à la mesure du génie de Hugo - de son immense érudition, de sa puissance visionnaire. Le lecteur peut lui reprocher ses longues digressions qui coupent le récit au moment les plus pathétiques, ses répétitions, une systématisation des effets de style, ses redites dans les idées, son insistance toujours amplifiée et même certaines lourdeurs. Il est probable que si je l'avais lu plus jeune, j'aurais envoyé le bouquin promener car il demande de la bonne volonté. Si c'est un roman d'aventures, en effet, il est aussi beaucoup plus et bien autre chose!  Il faut donc le lire en prenant son temps, en goûtant les richesses, sans impatience, sans avoir envie de courir au récit. Il est alors passionnant malgré certaines faiblesses. Et puis comme toujours le style riche, foisonnant de Victor Hugo mis au service de son engagement politique, de son indignation devant l'injustice, de sa compassion pour les opprimés, me fait vibrer.

L'Histoire et l'actualité du roman
 
Gravure de Daniel Vierge :  Gwynplaine , un monstre fabriqué pour divertir la foule
J'ai pris le temps de m'intéresser d'un point de vue historique au système l'aristocratie anglaise au XVII ème siècle, à l'époque de Gwynplaine dont il reste encore de vives survivances au XIX siècle : le patriciat anglais, c'est le patriciat dans le sens absolu du Mot. Pas de féodalité plus illustre, plus terrible, plus vivace. Terribles, en effet, sont les lois qui écrasent le peuple, stupéfiant le système de hiérarchie et de préséances qui règle les rapports des nobles entre eux, illimités les droits des lords sur les roturiers. Et comme la misère n'a jamais été éradiquée de ce monde, comme les puissants ont toujours su s'enrichir sur le dos des plus faibles, j'ai ressenti l'actualité du roman. De nos jours les rois sont les multinationales et l'oppression se nomme mondialisation, le mot-clef, le profit.

Le vrai titre de ce livre, affirme Hugo, serait l'Aristocratie. Un autre livre, qui suivra, pourra être intitulé La Monarchie. ces deux livres, s'il est donné à l'auteur d'achever ce travail, en précèderont et en amèneront un autre qui sera intitulé : Quatre-vingt-treize. 

Autrement dit les deux premiers entraînent la Révolution. Et on sent bien à travers L'Homme qui rit, toute l'empathie que Victor Hugo éprouve envers le peuple qui souffre, toute l'indignation qu'il ressent devant la misère des uns et la férocité des autres; un souffle révolutionnaire passe dans le roman dans le discours, accueilli par des rires, que Gwynplaine tient à la chambre des lords.

Je suis celui qui vient des profondeurs, Milords, vous êtes les grands et les riches. C'est périlleux. Vous profitez de la nuit. Mais prenez garde, il y a une grande puissance, l'aurore. L'aube ne peut être vaincue. Elle arrive. Elle a en elle le jet du jour irrésistible. Et qui empêchera cette fronde de jeter le soleil dans le ciel? Le soleil , c'est le droit. Vous, vous êtes le privilège. Ayez peur. Le vrai maître de la maison va frapper à la porte.

Et comme Victor Hugo même lorsqu'il agit en historien est aussi poète, il convoque une allégorie de ce pouvoir illimité, le wapentake,  apparition terrifiante dont on ne sait trop si elle est réelle ou du domaine du fantastique, ce représentant de la loi des Grands qui désigne avec l'iron-weapon celui que la justice réclame, sans autre sommation ni explication.

L'homme sans dire une parole, et personnifiant cette Muta Themis des vieilles chartes, abaissa son bras droit par-dessus Dea rayonnante, et toucha du bâton de fer l'épaule gauche de Gwynplaine, pendant que, du pouce de sa main gauche, il montrait derrière lui la porte de Green-Box. Ce double geste doublement plus impérieux qu'il était silencieux, voulait dire : Suivez-moi.

Un roman philosophique

Daniel Vierge : Gwynplaine et Dea

La philosophie du roman s'exprime à travers le personnage d'Ursus, bateleur, guérisseur et savant. Vieux misanthrope, vêtu d'une peau d'ours, mi humain-mi bête :

 Il possédait une peau d'ours dont il se couvrait les jours de grande performance; il appelait cela se mettre en costume. Il disait : J'ai deux peaux; voici la vraie. Et il montrait la peau d'ours 
Il a pour cher compagnon un loup baptisé Homo car le loup n'est-il pas finalement plus humain que les hommes?
Le loup avait été dressé par l'homme, ou s'était dresse tout seul, à diverses gentillesses de loup qui contribuaient à la recette. -Surtout ne dégénère pas en homme, lui disait son ami.
En effet, la misanthropie d'Ursus au grand coeur vient de sa constatation de la cruauté des hommes entre eux. Il apporte ici une réflexion sur la nature humaine dont il voit la noirceur, il est lucide face aux injustices, à l'écrasement des faibles par les puissants. Pourtant s'il s'en indigne, il accepte la destinée humaine. Il offre un curieux mélange entre ces deux termes qui le caractérisent : "indigné et résigné" ce qui donne à son discours une coloration bizarre, entre dénonciation et acceptation, et conférer ainsi une plus grande force à la dénonciation. 

Mon Dieu, je sais bien que tout le monde n'a pas vingt-quatre carrosses de gala, mais il ne faut point déclamer. Parce que tu as eu froid cette nuit, ne voilà-t-il pas? Il n'y a pas que toi. D'autres aussi ont eu froid et faim. Et puis si tous les gens qui sont épars se plaignaient, ce serait un beau vacarme. Silence voilà la règle. Je suis convaincu que le bon Dieu ordonne aux damnés de se taire, sans quoi ce serait Dieu qui serait damné d'entendre un cri éternel. Le bonheur de l'Olympe est au prix du silence du Cocyte.

Le vieux misanthrope d'Hugo rejoint parfois le jeune Candide de Voltaire :

Les pairs ont fait une foule de lois sages, entre autres celle qui condamne à mort un homme qui coupe un peuplier de trois ans. p376

La philosophie d'Ursus est en gros "pour être heureux vivons cachés" et c'est pourquoi c'est lui aussi qui mène une réflexion sur le bonheur. Dea, la jeune aveugle, et Gwynplaine, le monstre, dans leur pauvreté connaissant le bonheur parce qu'ils s'aiment. La cécité de Dea lui permet de voir la beauté intérieure de Gwynplaine.

Une seule femme sur terre voyait Gwynplaine. C'était cette aveugle.
-Tu es si beau, lui disait-elle.
C'est que Dea, aveugle, apercevait l'âme.

Ursus en tire la leçon, nous sommes aveuglés par nos sens et trompés par l'apparence :
 -L'aveugle voit l'invisible
Il disait
-La conscience est vision.

Ainsi, c'est le malheur des jeunes amoureux qui est la cause de leur bonheur. Si Gwynplaine n'était pas mutilé, il ne pourrait gagner sa vie comme histrion en faisant rire les foules et ainsi subvenir aux besoins de Dea et de son père adoptif Ursus. Si Dea n'était pas aveugle, elle ne pourrait aimer Gwynplaine. Mais ce qui est résignation chez Ursus devient révolte chez Gwynplaine et la prédictions d'Ursus se réalise, il ne pourra être qu'écrasé.

Un roman poétique  

Dessin de Victor Hugo

Roman poétique, L'homme qui lit est bâti sur des antithèses selon un procédé cher à Victor Hugo qui lui permet de frapper l'imagination et de faire naître des images évocatrices. Ces antithèses sont nombreuses entre la cécité et la clairvoyance, entre les faibles et les puissants, le peuple et les aristocrates, l'histrion et le lord, le mal et le bien, entre l'amour spirituel et l'amour charnel.
Mais l'une de ces antithèses est une constante dans l'oeuvre de Hugo romancier et poète. Elle repose sur le contraste entre l'ombre et la lumière, la nuit et le jour. Le Livre premier s'intitule La nuit moins noire que l'homme et la conclusion du roman La mer et la nuit; certains chapitres eux aussi présentent ces jeux  d'ombre : Bataille entre la mort et le nuit,  Face à face avec la nuit, L'enfant dans l'ombre. Ces contrastes d'ombre et lumière permettent à Victor Hugo de splendides effets de clair-obscur dans des descriptions qui correspondent à son tempérament artistique et que l'on retrouve dans sa peinture. Ces notions symbolisent la mort. Dans le premier livre c'est le naufrage de la Matutina, l'ourque des voleurs d'enfants, les comprachicos, dans le dernier, c'est le suicide de Gwynplaine. La lumière qui disparaît est un présage de la fin. Ainsi lorsque les comprachicos voient apparaître le phare des Casquets, ils ont un moment d'espoir mais qui se révéle dérisoire :

La phare, reculant, pâlit, blémit, puis s'effaça.
Cette extinction fut morne. Les épaisseurs de brume se superposèrent à ce flamboiement devenu diffus. Le rayonnement se délaya dans l'immensité mouillée. La flamme flotta, lutta, s'enfonça, perdit forme. On eût dit une noyée. Le brasier devint lumignon, ce ne fut plus qu'un tremblement blafard et vague. C'était comme un écrasement de lumière au fond de la nuit.

La nuit et la lumière sont donc bien synonymes de la mort dans les trois premiers livres. Dans le livre 8, elles sont par contre le symbole du triomphe du bien sur le mal, de la justice sur l'oppression, de l'espoir sur le désespoir comme on l'a vu dans le discours du Gwynplaine aux lords.

Vous profitez de la nuit. Mais prenez garde, il y a une grande puissance, l'aurore.

Victor Hugo met en aussi en relief l'opposion entre la mer et la terre dans le premier livre. D'un point de vue dramatique, il établit, en effet, un parallèle entre ce qui se passe sur l'océan et sur la pointe de Portland : La Matutina des comprachicos est prise dans une tempête de neige en pleine mer, évite à plusieurs reprises une mort annoncée pour sombrer enfin lorsqu'elle se croit sauvée. Gwynplaine, abandonné par les bandits, marche dans la neige, le froid et la tourmente au prix de mille souffrances, se retrouve face à un pendu devant un gibet, et sauve le bébé Dea d'une mort certaine à l'arrachant au cadavre de sa mère. L'écrivain tire  de cette opposition de splendides effets picturaux et poétiques qui renforcent l'intérêt dramatique :
La mer comme la terre était blanche; l'une de neige, l'autre d'écume. Rien de mélancolique comme le jour que faisait cette double blancheur. Certains éclairages de la nuit ont des duretés très nettes; la mer était de l'acier, les falaises de l'ébène. De la hauteur où était l'enfant, la baie de Portland apparaissait presque en carte géographique, blafarde dans son demi-cercle de collines; il y avait du rêve dans ce paysage nocturne...

Un romantisme tardif

Dessin de Victor Hugo

En 1869, le mouvement romantique est éteint depuis longtemps mais le roman de Gwyplaine par bien des aspects appartient encore au romantisme.

Et d'abord, par le choix du personnage Gwynplaine qui comme Hernani est un proscrit, un être voué au malheur, qui ne trouve sa place nulle part sur terre.  Gwynplaine est un monstre mais à la différence de Quasimodo, c'est un monstre fabriqué par les comprachicos pour amuser la foule.

Cette fabrication de monstres se pratiquait sur une grande échelle et comprenait divers genres.
Il en fallait au sultan; il en fallait au pape. A l'un pour garder ses femmes; à l'autre pour faire ses prières. C'était un genre à part ne pouvant se reproduire par lui même.Ces à-peu-près humains étaient utiles à la volupté et à la religion. Le sérail et la chapelle Sixtine consommaient la même espèce de monstres ici féroces, là, suaves .

C'est en cela qu'il incarne l'Humanité souffrante. Il est l'allégorie du peuple misérable qui comme lui est le jouet  des grands, il  n'est pas maître de son destin. Pourtant, il représente aussi l'espoir et la révolte. En devenant lord il se fait le porte-parole du peuple et annonce la naissance d'une autre ère, où la justice sera possible. Gwynplaine, l'histrion devenu lord est donc bien un héros romantique.

Ce rire qui est sur mon front, c'est un roi qui l'y a mis. Ce rire exprime la désolation universelle. Ce rire veut dire haine, silence contraint, rage , désespoir. Ce rire est un rire de force. Si Satan avait ce rire, ce rire condamnerait Dieu. Mais l'éternel ne ressemble point aux périssables; étant l'absolu, il est le juste; et Dieu hait ce que font les rois. Ah! vous me prenez pour l'exception! Je suis un symbole!
Je représente l'humanité telle que ses maîtres l'ont faite. L'homme est un mutilé. Ce qu'on m'a fait on la fait au genre humain. p 696

Autre thème romantique, celui de la femme idéalisée qui représente l'Esprit, la part de Dieu qui est en tout homme. Déa, aveugle qui sait voir l'invisible, est dans son innocence et sa fragilité, l'incarnation de l'amour idéal, loin des tentations de la chair, à l'opposé de la duchesse Josiane, qui représente le désir charnel et la dépravation. C'est pourquoi l'amour de Gwynplaine et de Dea ne peut se résoudre que dans la mort.
Pas de pureté comparable à ces amours. Dea ignorait ce que c'était qu'un baiser, bien que peut-être elle le désirât; car la cécité, surtout d'une femme a ses rêves, et, quoique tremblante devant les approches de l'inconnu, ne les hait pas toutes. Quant à Gwynplaine, la jeunesse frissonnante le rendait pensif; plus il se sentait ivre, plus il était timide.
À la fin du XVIIe siècle, un jeune lord est enlevé sur ordre du roi et atrocement défiguré, la bouche fendue jusqu'aux oreilles. Abandonné une nuit d'hiver, il parvient à rejoindre la cahute d'un philosophe ambulant, et devient saltimbanque. Quinze ans plus tard, rétabli dans ses droits, il est pair d'Angleterre. Mais sa mutilation ne s'effacera pas, et celui qui se serait voulu prophète à la Chambre des lords restera condamné à n'être qu'un bouffon.


ET voilà la lecture commune faite avec Miriam et Rosamond sur L'Homme qui rit de Victor Hugo



dimanche 12 février 2012

Kate Morton : Les brumes de Riverton et Captive de Margaret Atwood




 Les brumes de Riverton de Kate Morton est ce qu'il est convenu d'appeler une saga à propos d'une grande famille anglaise de l'époque victorienne. Il s'agit des Hatford qui possèdent le château de Riverton ou Grace, une jeune fille de quatorze ans, est embauchée comme bonne. Le récit est raconté de son point de vue lorsque, à l'âge de 98 ans et à la suite d'un film où la réalisatrice sollicite ses souvenirs, le passé remonte à sa mémoire avec ses moments heureux mais aussi ses  tragédies et ses secrets. Grace fait revivre l'adolescence des soeurs Hatford, Hannah et Emmelyne et de leur frère David. Elle raconte la vie de la domesticité mais aussi des maîtres à cette époque et nous livre les secrets de sa maîtresse Hannah qu'elle aime comme une soeur.  C'est bien sûr aussi son histoire que nous devinons en filigrane derrière le récit. A travers l'histoire des Hatford et de leur décadence, nous assistons à un changement de société et de mentalité avec les bouleversements  apportés par le changement de siècle et la guerre de 1914.

L'intérêt du livre tient pour moi à la connaissance historique de l'auteur, en particulier, des moeurs de l'époque victorienne que Kate Morton fait revivre devant nous. Je me suis intéressée à la vie de la domesticité dans une grande maison, aux préparations des repas et des fêtes, à la hiérarchie qui règne entre les domestiques aussi stricte que celle qui existe chez les Grands. Kate Morton nous dit qu'elle s'est inspirée entre autres, du film de Altmann, Gosford Park et, en effet, elle a su rendre cette atmosphère fébrile et solennelle qui fait d'un dîner une affaire d'honneur sinon d'état! La construction du récit est habile et bien menée puisque l'on ne comprendra qu'à la fin ce qui s'est réellement passé et pourquoi Grace se sent coupable. Les qualités du roman, facile à lire, "romanesque", histoire d'amour, jalousie, drames  ont plu puisqu'il est devenu un best seller. Personnellement, je l'ai lu sans déplaisir mais sans parvenir à me passionner entièrement pour ces personnages, peut-être parce qu'ils sont trop lisses, trop éloignés d'une réalité sociale qui était sans pitié pour les classes humbles.

On a comparé ce roman à celui de Margaret Atwood, Captive qui met en scène (à partir d'une histoire vraie) une servante, elle aussi dénommée Grace, accusée d'avoir tué son patron. Mais la ressemblance s'arrête là!  Pour moi, les deux romans ne sont pas  de la même force, n'ont pas la même ambition! Le roman de Margaret Atwood va beaucoup plus loin dans l'analyse sociale et psychologique des personnages. Atwood ne se contente pas de nous raconter une histoire comme le fait Kate Morton pour "faire plaisir", elle brosse un tableau très noir de la condition des femmes employées dans une grande maison et ses oeuvres sont en général un cri de protestation contre les violences qui leur sont faites et le mépris dans lequel on les tient. Lorsque Kate  Morton raconte la séduction d'une petite bonne (la mère de Grace) engrossée par le fils de la maison, elle montre le séducteur devenu vieux - toujours amoureux des années après- venir pleurer sur la tombe de la dulcinée qu'il n'a pu épouser. Quand Margaret Atwood écrit sur le même sujet, elle montre la jeune fille brisée, abandonnée avec mépris par celui qu'elle aime, chassée, se vidant de son sang jusqu'à la mort, à la suite d'un avortement pratiquée à la sauvette par un charlatan, une scène décrite avec un tel brio, une telle cruauté et en même temps une telle sobriété que le lecteur ne l'oubliera jamais.



Kate MORTON

Titulaire d'une maîtrise sur la littérature victorienne, férue de gothique, l'australienne Kate Morton est depuis toujours fascinée par les romans d'atmosphère. Son premier roman, Les brumes de Riverton, écrit à 29 ans, est un succès mondial, bientôt suivi par Le jardin des secrets paru aux Presses de la Cité. Mariée à un compositeur, elle est mère de deux enfants.



Ce livre a été lu dans le cadre du Challenge des 12 d'Ys sur les écrivains d'Australasie

Les autres écrivains  que j'ai lus dans la liste d'Ys et sur lesquels j'ai écrit un billet :

dimanche 15 janvier 2012

Un Livre/Un film : énigme n°17, Nikos Kanzantzaki : Zorba le grec



Le prix Sirtaki est accordé à : Aifelle, Asphodèle, Dominique, Dasola, Eeguab, Gwenaelle, Jeneen, Lystig, Marie-Josée, Miriam, Nanou, Sabbio. Merci à tous ! 

Le livre : Zorba le Grec de  Nikos Kanzantzaki
Le film : Zorba le grec, le réalisateur : Cacoyannis,  l'acteur principal : Anthony Quinn, la danse : Le Sirtaki 




Nikos Kanzantzaki est né en Crète, à Heraclion en 1883. Il disait  : D'abord Crétois, ensuite Grec. Il est mort  en Allemagne, à Fribourg en 1957.
Son enfance a été marquée par les révoltes crétoises contre l'occupant turc en 1881- 1897-1899 qui ont obligé ses parents à fuir la Crète.. Kazantzaki a fait ses études de droit à Athènes puis il a étudié en France en de 1907 à 1909, où il a suivi les cours de Bergson dont la philosophie l'a marqué toute sa vie. Il a publié sa thèse sur Nietzsche en 1909.  Il s'est aussi intéressé au marxisme et au boudhisme tout en restant chrétien et même mystique. Ce qui est moins incohérent que ce que l'on peut le penser au premier abord car pour lui (cf : Le Christ recrucifié) le Christ est du côté des pauvres, il prône le partage des richesses alors que le Christ de l'Eglise est celui des riches et des puissants .
Nikos Kazantzaki a occupé des fonctions politiques mais il a surtout été un écrivain, poète, philosophe, essayiste, traducteur prolixe, doué d'une force travail et d'une facilité à l'écriture extraordinaires. Il traduit l'Odyssée en moins de 45 jours et écrit les cinq romans de sa vieillesse en quelques années  :  Zorba le grec (1946), Le Christ recrucifié(1948), La liberté ou la Mort (1950),  La dernière tentation (1950).  Il est mis au ban de l'église chrétienne othodoxe pour ce dernier livre. On sait le scandale causé par l'adaptation du roman au cinéma par Scorcese auprès de groupes chrétiens fanatiques.

 Sur sa tombe, cette épitaphe : «  Je n'espère rien, je ne crains rien, je suis libre. »
Zorba le grec
Un écrivain se rend en Crète pour exploiter la mine de lignite que son père lui a léguée.  Il rencontre  sur le port, en attendant le bateau, un personnage étrange, haut en couleur, la soixantaine bien sonnée, qui n'a de cesse de se faire engager par lui comme domestique ou homme à tout faire ou peu importe! Le personnage a du bagout, de la gaieté, une  forte personnalité et fascine l'intellectuel qui se laisse convaincre et le prend à son service.  En Crète, le narrateur et son serviteur descendent dans un hôtel tenu par Hortense, une prostituée française qui leur raconte sa vie. Zorba devient l'amant de la vieille courtisane qu'il surnomme Bouboulina et invite son maître à jouir de la vie en tombant dans les bras de la Veuve, une superbe jeune femme que tous les mâles du village convoitent mais qui l'air de le trouver à son goût. Le narrateur, un intellectuel qui ne vit que pour et par ses livres, refuse :
  Ma vie avait fait fausse route et mon contact avec les hommes n'était plus qu'un monologue intérieur. J'étais descendu si bas que si j'avais eu à choisir entre tomber amoureux d'une femme et lire un bon livre sur l'amour j'aurais choisi le livre.
Mais lorsqu'il cèdera à ses désirs il provoquera un drame.
La mort de la Veuve puis celle de Bouboulina qui lui donnent une vision terrible de la société crétoise et l'échec de l'exploitation de la mine décident de son départ. Cependant, le narrateur perdu  dans ses méditations, coupé de la réalité et de l'action, en lutte contre sa sensualité, refusant sa condition d'homme, a changé...  Zorba  lui a réappris à vivre.

Tous les hommes ont leur folie, mais la plus grande folie, m'est avis que c'est de ne pas en avoir.

Un roman en partie autobiographique :
Dans le prologue de Zorba le Grec qu'il écrit en 1946, Nikos Kazantzaki annonce quels ont été ses maîtres à pensée durant toute sa vie :  Homère, Bergson, Nietzsche et Georges Zorba.

Dans Zorba le Grec,  Kazantzaki  utilise des souvenirs personnels si bien que l'on peut dire que son roman qui reste une fiction est en partie autobiographique et que son personnage n'est pas inventé. Mais qui est ce Georges Zorba qui a joué un si grand rôle dans la vie de l'écrivain?
Il est né en Macédoine en 1867 dans ce qui était alors l'Empire Ottoman. Fils d'un riche propriétaitre terrien il a travaillé dans les champs et s'est occupé des troupeaux de  moutons, est devenu bûcheron, a travaillé à la mine en France. Il se marie, a huit enfants mais la mort de sa femme le secoue profondément. En 1915, il devient moine au mont Athos. C'est là qu'il rencontre Nikos Kazantzaki et devient son ami. Tous deux ont exploité une mine de lignite, non en Crète mais dans le Péloponèse, à Prastova, en 1917. Après l'effrondement de la mine les deux amis se séparent. L'écrivain part à Antibes puis en Suisse, Zorba  en Serbie où il se remariera et où il mourra en 1942..
C'est cette expérience que Nikos Kazantzaki raconte dans le roman.
D'après leur correspondance, l'on peut s'apercevoir que l'écrivain prête à son personnage Alexis Zorba, les caractéristiques morales et la philosophie de Georges Zorba. Cet être entier, énergique, enthousiaste, qui aime rire, qui aime la danse et la musique, pense que l'action prime sur la pensée. Il reproche à son patron d'être un intellectuel coupé de la vie et de ne pas savoir en profiter. Il ne faut pas se perdre en vaine méditations mais agir! C'est lui qui devient le maître à penser de son maître!

Influence de Nietzsche et de Bergson dans le roman :
A propos de l'influence de ces philosophes sur Kazantzaki, le critique Morton P. Lewitt pense qu' Alexis Zorba devient un héros calqué sur le Zarathoustra de Nietzche  par la préférence donnée à l'action sur la méditation, par la volonté de prendre en main son destin, par l'amour du rire et de la danse. Si le surhomme nietzchien est  "un dieu épicurien ramené sur terre" Alexis Zorba incarne ce surhomme. Quant à l'influence bergsonienne, elle serait dans cette intuitivité du personnage qui acquiert la sagesse par la connaissance de la nature humaine, par "la force de la vie elle-même" et  par sa grande capacité à rire car le rire signale une révolte contre la vie sociale. Comme Bergson, Alexis Zorba refuse d'agréer les conventions sans les remettre en question.  Et il cite ce passage de Bergson dans son essai Du Rire :
"C’est  ainsi  que  des  vagues  luttent  sans  trêve  à  la  surface  de  la  mer,  tandis  que  les  couches inférieures observent une paix profonde.  Les vagues s’entrechoquent, se contrarient, cherchent leur équilibre.  Une écume blanche, légère et gaie, en suit les contours changeants. Parfois le flot qui fait abandonne  un  peu  de  cette  écume  sur le  sable  de la  grève.  L’enfant  qui joue  près  de là  vient  en ramasser  une  poignée, et  s’étonne, l’instant  d’après,  de  n’avoir  plus  dans le creux  de la main  que quelques gouttes d’eau, mais d’une eau bien plus salée, bien plus amère encore que celle de la vague qui l’apporta.  Le rire naît ainsi que cette écume. Il signale, à l’extérieur de la vie sociale, les révoltes superficielles.  Il dessine instantanément la  forme mobile de ces ébranlements.  Il est, lui aussi, une mousse à base de sel.  Comme la mousse, il pétille.  C’est de la gaieté.  Le philosophe qui en ramasse pour en goûter y trouvera d’ailleurs quelquefois, pour une petite quantité de matière, une certaine dose d’amertume."

Je reprends ici les citations  que j'avais relevées lors de ma première lecture du roman dans un précédent billet et qui donnent une vision de la philosophie de Zorba . Voici quelques "leçons" de Zorba à son maître :

- Quel est ton métier? lui demandais-je.
-Tous les métiers : du pied , de la main, de la tête, tous. Manquerait plus que ça, qu'on choisisse.

 Quand je joue du santouri, on peut me parler, je n'entends rien et même si j'entends, je ne peux pas parler. J'ai beau vouloir, rien à faire, je ne peux pas.
Mais pourquoi, Zorba?
-Eh! la passion!
 

Les bons comptes font les bons amis. Si tu me forces, ce sera fini. Pour ces choses-là, il faut que tu le saches, je suis un homme.
-Un homme, Qu'est-ce que tu veux dire?
-Eh bien, quoi, libre!
 

Ne ris pas patron! Si une femme couche toute seule, c'est de notre faute à nous, les hommes. On aura tous à rendre des comptes le jour du jugement dernier. Dieu pardonne tous les péchés, comme on a dit, il a l'éponge en main, mais ce péché-là, il ne le pardonne pas! Malheur à l'homme qui pouvait coucher avec une femme et qui ne l'a pas fait! patron.

Tu ne veux pas d'embêtements? fit Zorba stupéfait et qu'est-ce que tu veux alors?
Je ne répondis pas.
- La vie, c'est un embêtement, poursuivit Zorba, la mort, non. Vivre sais-tu ce que ça veut dire? Défaire sa ceinture et chercher la bagarre.
 

Pourquoi? Pourquoi? On ne peut donc rien faire sans pourquoi? Comme ça  pour son plaisir.

Tu n'as pas faim! dit Zorba en se frappant les cuisses. Mais tu ne t'es rien mis sous la dent depuis ce matin. Il faut s'occuper de son corps aussi, aie pitié de lui. Donne-lui à manger, patron, donne lui à manger, c'est notre bourricot, tu vois. Si tu ne le nourris pas, il te laissera en plan au beau milieu de la route.

Un livre /Un film
Il y a dans le roman deux scènes d'une grande force et qui ont une puissance visuelle étonnante. Le film de Cacoyannis  a su en rendre la grandeur sauvage et primitive.  Il s'agit de la scène où la Veuve est mise à mort par l'ensemble du village et égorgée devant nous. Irène Papas y est sublime. Elle n'a pas besoin de parole pour nous faire ressentir ses émotions, son visage, le moindre de ses mouvements est expressif.
La deuxième scène est la mort de Bouboulina dont le village va piller la maison avant qu'elle ait rendu le dernier soupir. Les  vieilles femmes toutes de vêtues de noir s'introduisent dans la chambre pour épier le dernier souffle de l'ancienne courtisane. Elles ressemblent à des corbeaux attendant la mort, prêts à frapper.  Et comme elles donnent le signal de la curée avant même que Bouboulina  ne soit morte, cela donne un jeu de scène hallucinant au cours de laquelle l'actrice qui interprète le rôle, Lila Kedrova, se redresse brutalement sur son lit comme si elle avait senti le bec des charognards la déchirer.

Pour le film  Voir Wens

dimanche 18 septembre 2011

Pierre Boulle : la Planète des singes




Un livre, un film: Réponse à l'énigme (2)

Merci aux participantes et bravo à toutes celles qui ont trouvé le titre du livre de Pierre Boulle La Planète des singes et le nom du réalisateur du film Franklin J. Schaffner avec Charlton Eston : Aifelle, Keisha, Lire au jardin, Myriam,  Maggie, Sabbio, Tilia, Aymeline, Lystig...

 Pierre Boulle est né en 1912 à Avignon. Deux romans  ont assuré sa célébrité, tous deux ont été adaptés au cinéma par les américains : Le pont de la Rivière Kwai. (1952) et La planète de singes (1963).  Pierre Boulle est mort en 1994 à Paris après avoir obtenu plusieurs prix littéraires.

Dans La planète de singes, Jinn et Phillys qui passent leurs vacances dans l'espace intersidéral recueillent une bouteille contenant un rouleau de papier à l'intérieur. Le texte qu'ils découvrent a été écrit par Ulysse Mérou qui raconte ses aventures et lance aussi un SOS pour sauver l'espèce humaine.
En 2500 Ulysse Mérou part  dans un vaisseau cosmique qui voyage à la vitesse de la lumière avec deux compagnons dont le très érudit professeur Antelle. Arrivés en vue de Beltégeuse, ils se posent sur une planète semblable à la Terre qu'ils baptisent Soror. Là, ils découvrent, à leur grande stupéfaction, une civilisation dominée par les singes qui possèdent intelligence et pouvoir. Là, les hommes se comportent comme des animaux et sont traités comme tels.
Ce sujet sorti de l'imagination de  Pierre Boulle ne manquait, à l'époque, ni  d'originalité, ni d'audace. Il est maintenant connu de tous par l'intermédiaire des films, même si l'on a oublié le nom de l'auteur,  et a été exploité jusqu'à la trame!

Pierre Boulle : un scientifique et un écrivain

Pierre Boulle de formation scientifique (il est ingénieur) utilise plusieurs théories pour étayer son roman :
 La théorie de la relativité restreinte d'Einstein qui a démontré l'effet de la vitesse sur la dilatation du temps et sur la contraction des longueurs. En se déplaçant à la vitesse de la lumière, explique le professeur Antelle,  "notre temps s'écarte sensiblement du temps de la terre, l'écart étant d'autant plus grand que nous allons vite. En ce moment nous avons vécu plusieurs minutes qui correspondent à plusieurs mois sur la terre."  "Comme il l’avait prévu,  ajoute Ulysse, le voyage dura environ deux ans de notre temps, pendant lesquels trois siècles et demi durent passer sur la Terre…
Voir ici 
 L'évolutionnisme de Darwin :  Quand Boulle présente une civilisation où le singe a supplanté  l'homme c'est à Darwin qu'il fait référence et à sa théorie de l'évolution des espèces (De l'origine des espèces). L'évolutionnisme permet d'expliquer la diversité des espèces et la survie de certaines  au détriment des autres par leurs capacités naturelles d'adaptation à l'environnement et à ses changements. Mais dans le monde de Pierre Boulle c'est l'espèce humaine qui a échoué à la sélection naturelle, au profit des singes, plus aptes à l'évolution.
Croyez-moi, affirme le chimpanzé Cornélius, un jour viendra où nous dépasserons les hommes dans tous les domaines. Ce n'est pas par suite d'un accident, comme vous pourriez l'imaginer, que nous avons pris leur succession. Cet évènement était inscrit dans les lignes normales de l'évolution. L'homme raisonnable avait fait son temps, un être supérieur devait lui succéder…

Cependant si Pierre Boulle s'appuie sur des théories scientifiques très sérieuses, il ne s'intéresse pas outre mesure à la technique. Il est avant tout écrivain, reste sensible à la beauté de l'Univers et nous communique cette admiration.
"L'exaltation que procure un pareil spectacle ne peut être décrite : une étoile, hier encore un point brillant parmi la multitude des points anonymes du firmament, se détacha peu à peu du fond noir, s'inscrivit dans l'espace avec une dimension, apparaissant d'abord comme une noix étincelante, puis se dilata en même temps pour devenir semblable à une orange, s'intégra enfin dans le cosmos…"

 Il  utilise fréquemment  la métaphore. Ainsi, le vaisseau de Jinn et Phyllis obéit à des lois physiques, certes, mais semble être un grand navire sur l'océan "avec sa voile miraculeusement fine et légère" qui se gonfle "au souffle des radiations" et utilise "l'ombre des planètes" pour virer de bord; La métaphore se poursuit avec la tempête qui secouent "leur esquif comme une coquille de noix" et les oblige à rentrer "au port" et bien sûr, avec  la fameuse bouteille qui n'est pas ici à la mer (!) mais que Phyllis "pêche" avec une "épuisette à long manche".
D'autre part, en appelant son héros Ulysse, Pierre Boulle se place sous le signe d'Homère  et revendique l'aspect poétique mais aussi métaphorique de ce récit. Dans les deux oeuvres, il s'agit bien d'un long voyage, l'un à travers la mer Méditerranée, l'autre dans le Cosmos, voyage au cours duquel le héros devra subir des épreuves hors du commun. On peut même dire que l'écrivain  surenchérit sur le poète grec : si Ulysse met 20 ans pour retrouver Ithaque après la fin de la guerre de Troie, Ulysse Mérou mettra 700 ans pour retourner sur la Terre. Pas étonnant si quelques "petits" changements, et pas des plus rassurants, ont eu lieu depuis! D'autre part, si le Ulysse d'Homère est le jouet des Dieux démontrant ainsi le manque de liberté de l'Homme, le Ulysse de Pierre Boulle, lui, se considère comme investi pas Dieu d'une mission sacrée, celle de sauver l'espèce humaine.

Mais La planète des singes est aussi un récit d'aventures, plein de rebondissements, de temps forts comme la fameuse chasse des gorilles exposant leur gibier humain, de situations palpitantes (quand Ulysse parvient à se faire reconnaître comme un être pensant) ou cocasses telle cette scène où Ulysse et la guenon chimpanzé Zira sont sur le point de s'embrasser amoureusement. Ulysse cherche à oublier le faciès de sa compagne mais  celle-ci ne parvient pas à surmonter sa répulsion pour la laideur de l'homme! C'est l'extrait que j'ai choisi pour présenter l'énigme*! On comprend toute la valeur ironique du propos, Pierre Boule s'amusant à nos dépens mais attirant aussi notre attention sur le relativisme et l'outrecuidance de l'homme qui se prétend supérieur à toutes les créatures de l'univers. Jusqu'au dénouement, Pierre Boulle, en écrivain consommé, sait ménager ses effets et la chute du récit que je vous laisse redécouvrir (et qui n'est pas la même que celle du film) en est d'autant plus saisissante et fait froid dans le dos.

*"Zira!"
Je me suis arrêtée et l'ai prise dans mes bras. Je vois une larme couler sur son mufle, tandis que nous sommes étroitement enlacés. Ah! qu'importe cette horrible enveloppe matérielle! C'est son âme qui communique avec la mienne. Je ferme les yeux pour ne pas voir ce faciès grotesque que l'émotion enlaidit encore... Nous  allons nous embrasser comme deux amants quand elle a un sursaut instinctif et me repousse avec violence.
Alors que je reste interdit, ne sachant quelle contenance prendre, elle enfouit son museau dans ses longues pattes velues, et cette hideuse guenon me déclare avec désespoir, en éclatant en sanglots.
"Mon chéri, c'est impossible. C'est dommage, mais je ne peux pas, je ne peux pas. Tu es vraiment trop affreux!"

Pierre Boulle : Un philosophe  :

Car La Planète des singes, est aussi une fable philosophique à la Voltaire qui, sous couvert d'un voyage, permet de s'interroger sur la société mais aussi sur des questions philosophiques essentielles. On pense à Candide ou Zadig, bien sûr, mais aussi à Micromégas, ce personnage venu de l'espace sur notre toute petite et insignifiante planète!
Dans La planète des singes Pierre Boulle, en nous présentant  un évolutionnisme inversé où notre espèce a pris du retard par rapport à celles de singes, nous oblige à nous interroger sur notre place dans l'univers et notre comportement par rapport aux autres espèces. La scène de chasse, les expériences médicales, l'emprisonnement dans des cages, où les victimes sont des êtres humains, nous inspirent de l'horreur. Pourtant, nous dit Pierre Boulle, c'est ainsi que nous nous comportons vis à vis du règne animal. Qu'est-ce qui fait l'essence de l'homme et assure sa supériorité? L'intelligence? Mais le professeur Antelle qui devient fou de terreur et régresse d'une manière irréversible dans son comportement n'est-il plus humain parce que son intelligence disparaît? A quoi tient la supériorité de l'homme et sa légitimité à écraser les autres si cette frontière entre les espèces est si fragile qu'elle peut être détruite avec autant de facilité? Bref! Qu'est-ce qui fait l'Homme? Autant de questions qui - comme le fait le Micromégas de Voltaire- nous remettent magistralement à notre place!

Le Livre/Le film
Dans le film, la planète sur laquelle les astronautes atterrissent -  ils le découvriront plus tard - est La Terre lorsque la civilisation humaine a disparu.  Dans le livre, ils arrivent sur une planète semblable à la terre mais qui  appartient à la constellation d'Orion dont Beltégeuse est le "soleil". Ulysse Mérou ne reviendra sur la Terre que cinq ans après son départ (temps du vaisseau) lorsqu'il fuit avec sa femme Nova et son bébé, soit 700 ans après son départ (temps terrestre). Dans les deux oeuvres, l'espèce humaine a disparu supplantée par celle des singes.

jeudi 15 septembre 2011

Mo Hayder : Tokyo

Le roman de Mo Hayder Tokyo est surprenant parce qu'il est présenté comme un thriller, ce qu'il est assurément, mais il est aussi bien autre chose.

Quand Grey, (un surnom qui signifie extra-terrestre en anglais), arrive à Tokyo, c'est une fille qui paraît perdue, bizarre, marginale et dominée par une idée fixe. Etudiante en histoire à l'université de Londres et spécialisée dans la guerre en Chine lors de l'invasion de Nankin par les japonais, elle veut absolument rencontrer le professeur Shi Chongming, chinois qui enseigne à l'université de Tokyo. Celui, croit-elle, détient un film qui montre les atrocités commises par les Japonais à Nankin en 1937, un massacre que la droite japonaise s'efforce encore  de cacher. Shi Chongming nie détenir ce film mais il changera d'avis quand il apprend que Grey est devenu hôtesse dans une boîte de nuit fréquentée par des yakuzas. Il lui met alors en main un marché : il lui fera voir ce film mais seulement si elle arrive à percer le secret de la longévité du terrible et dangereux Yakusa, Fuyuki et à le lui dérober. Mais pourquoi Grey est-elle prête à risquer sa vie pour voir ce film? Et pourquoi Shi Chongming ne veut-il pas le montrer?

Le livre présente deux récits parallèles :
 L'un, en 1937, est constitué des notes du journal de Shi Chongming qui raconte la prise de Nankin par les Japonais les meurtres, le sadisme, la cruauté de l'armée japonaise envers la population civile. C'est un pan d'Histoire que nous connaissons mal et qui a été tenu secret, occulté par les autorités japonaises. Le récit est fascinant. Grâce aux notes de Shi Chongming nous pénétrons dans la vie des familles chinoises qui attendent avec anxiété l'arrivée des japonais, nous assistons aux exactions commises par les soldats à l'instigation de leurs officiers, à l'extermination de gens sans défense qui n'opposent aucune résistance. Le style de Mo Hayder est à la hauteur de l'horreur qu'elle nous fait vivre, il est doté d'une puissance visuelle absolument angoissante qui nous plonge dans cet enfer. Nous nous intéressons aussi à côté de l'Histoire collective au destin individuel du jeune Shi Chongming, éminent professeur, marié à une paysanne illettrée et superstitieuse envers qui il éprouve une affection assortie d'un sentiment de supériorité. Pourtant, il découvrira, que c'est elle, ignorante, qui détient la sagesse. La fuite de Shi Chongming avec sa femme enceinte, prête à accoucher, se lit comme un roman d'aventure. Mo Hayder a l'art d'alterner les passages de crainte et d'espoir, de  distiller la peur.

L'autre récit, en 1990, est l'histoire de Grey, personnage complexe, d'une grande érudition mais aussi extrêmement fragile. Il est raconté à la première personne avec des retours en arrière qui nous permet de comprendre la jeune fille, de savoir ce qui l'a marquée dans son enfance et pourquoi elle mène cette quête désespérée qui, on le pressent, est une question de vie ou de mort pour elle. Le récit nous transporte dans le Japon moderne, dans la ville de Tokyo que nous arpentons avec elle quand elle est sans le sou, et qu'elle couche dans la rue. Là encore, la description de la ville est splendide et a beaucoup de force, Mo hayder opposant le présent et le passé, la cité contemporaine érigée sur décombres d'un monde ancien.
Au-dessus de ma tête, à perte de vue, les gratte-ciel de Tokyo étincelaient dans l'azur, et les rayons du soleil étaient renvoyés par un million de fenêtres. Je me penchai en avant pour contempler ce spectacle hallucinant. j'en savais long sur cette cité phénix, resurgie des cendres de la Seconde Guerre mondiale, mais ici , en chair et en os, elle ne me paraissait pas tout à fait réelle. (...) je décidai de considérer cette parade d'acier et de béton armé comme une réincarnation de Tokyo superposée à la ville authentique, au véritable coeur battant du Japon.

Je me trouvais dans le jardin d'un temple, environnée d'érables, de cyprès, de camélias aux fleurs fanées qui mouchetaient l'ombre. Un endroit frais et silencieux hormis le frisson occasionnel des prières bouddhistes de papier nouées aux branches par centaines. Ce fut alors que je vis, alignés sous les arbres dans un silence spectral, des rangs et des rangs d'enfants de pierre. Des centaines d'effigies, chacune coiffée d'un bonnet rouge tricoté à la main.

 Vient s'y ajouter et c'est encore un intérêt supplémentaire, l'introduction des mentalités, coutumes et croyances japonaises. De plus, le mélange entre réalisme et fantastique ajoute à la fascination. La description du monde des boîtes de nuit et des yakusas a une dimension fantastique comme si les personnages au physique hors norme, la nurse, géante, mi-homme mi-femme, par exemple, étaient plutôt des personnages de conte, les sorcières ou les ogres d'un autre monde. Fantastique, aussi, cette maison extraordinaire qui semble un monde en décomposition prête à absorber ses habitants, à les entraîner dans sa ruine.

Enfin, allez-vous me dire où est le thriller? Et bien dans les investigations menées par la jeune fille qui joue un jeu dangereux face à des hommes qui n'ont plus rien d'humain. Lorsque l'objet de la recherche de Grey sera volé, l'enfer va se déchaîner sur sa tête, une violence terrible secouera le monde qui l'entoure. Et le suspense fonctionne très bien! Oui, j'ai eu peur, poursuivie par la nurse, obligée de me cacher dans des lieux abominables au péril de ma vie, le coeur serré par l'angoisse.  Mais ce que j'ai aimé surtout dans ce roman c'est la dimension historique et psychologique servie par un style efficace et très évocateur. Un bon roman et un sujet original, très bien traité.
Lecture commune avec Canel

jeudi 25 août 2011

La Voleuse de livres de Markus Zusak


La Voleuse de livres de Markus Zusak a reçu le prix Mille pages de la Jeunesse mais que l'on ne s'y trompe pas, ce livre n'est pas seulement destiné aux enfants, il peut être lu par tous et a une portée universelle. Il parle d'enfants de milieux modestes qui sont apparemment comme tous les autres, allant à l'école, se bagarrant avec les copains, jouant au football dans les rues du quartier, voleurs de pommes à leurs heures. Mais voilà! Nous sommes en Allemagne en 1939, les filles et les garçons sont enrôlés dans les jeunesses hitlériennes et apprennent le culte du Fürher et lorsque la guerre éclate l'apocalypse se déclenche.
Pas étonnant, alors, que ce soit la Mort qui prenne la parole et "Quand la Mort vous raconte une histoire vous avez tout intérêt à l'écouter." Le ton est donné! Surtout que nous ne sommes pas loin de Dachau et qu'il est impossible à tous d'ignorer le sort réservé aux juifs, que le père de Liesel, communiste, a disparu, que celle-ci voit mourir son petit frère dans le train qui l'amène chez des inconnus et que sa mère l'abandonne, pour la sauver, bien sûr, avant d'être déportée à son tour... mais quand on est une fillette d'à peine plus de neuf ans, peut-on accepter cela? Ce n'est pas sans souffrances qu'elle comprendra peu à peu ce qui se passe autour d'elle et pourra porter un jugement.
Pourtant Liesel, dans son malheur, va être entourée d'amour et de compréhension. Rosa et Hans Huberman, les parents adoptifs sont de magnifiques figures, extrêmement attachantes. Surtout le père, Hans Huberman, un simple ouvrier, qui entoure Liesel de son affection et lui apprend à lire. Si la petite voleuse de livres a commencé sa carrière dans le cimetière où elle a enterré son frère, (je vous laisse découvrir le titre du premier livre qu'elle a volé!) elle continuera par la suite pour satisfaire son amour de la lecture.. D'autres personnages aussi sont très réussis, d'une grande humanité, le jeune voisin, un garçon aux "cheveux jaune citron", nommé Rudy, Max, le juif que les Huberman cachent dans leur cave au péril de leur vie. C'est ce que j'aime particulièrement dans ce roman : au milieu du désespoir le plus noir, l'espoir survit grâce à l'amour. A la fin de sa vie, Liesel revoit "la longue liste des existences qui s'étaient mêlées à la sienne. Parmi elles, lumineuses comme des lanternes, il y avait Hans et Rosa Huberman, son frère, et le garçon dont les cheveux auraient à jamais la couleur du citron."
 Et puis il y a la Mort, personnage omniprésent, qui voit tout, qui sait tout de notre pauvre humanité, de notre folie, de la barbarie dont sont capables les hommes et si ses commentaires sont parfois d'un humour macabre, son récit retentit tristement, douloureusement, imprégné d'une lassitude infinie.
Ainsi l'originalité dont fait preuve l'écrivain en plaçant la Mort au centre du roman, en la choisissant comme narrateur, n'est pas gratuite. Elle renforce l'intensité dramatique du récit, elle nous permet de ne pas rester spectateur extérieur à l'action. Elle nous fait pénétrer dans les consciences, lire les pensées intimes des gens, assister sur tous les fronts, dans tous les pays en même temps, à la folie meurtrière engendrée par la terrible idéologie nazie. L'inversion des rôles, c'est la Mort qui a peur et non le contraire, pour être surprenante et humoristique, n'en est pas moins très forte. Elle permet d'accentuer encore l'horreur de ce qui s'est passé pendant la seconde guerre mondiale et cela justifie le propos général du roman qui est résumé par le jugement de la Mort sur l'Humanité :

"J'aurais voulu parler à la voleuse de livres de la violence et la beauté, mais qu'aurais-je pu dire qu'elle ne sût déjà à ce sujet? J'aurais aimé lui expliquer que je ne cesse de surestimer et de sous-estimer l'espèce humaine, et qu'il est rare que je l'estime vraiment. J'aurais voulu lui demander comment la même chose pouvait être à la fois si laide et si magnifique, et ses mots et ses histoires si accablants et si étincelants."

Un beau livre donc, au style surprenant, poétique mais non dénué d'ironie, où la tendresse alterne avec la cruauté.

A propos de La Voleuse de Livres j'ai découvert une interview très intéressante de l'écrivain australien sur le site :  Oh! éditions.
En voici un passage :
"Parlez-nous du personnage de la Mort.
Je voulais que la Mort soit à la fois différente et semblable à nous. Je voulais que la Mort fasse partie des grands éléments, au même titre que le ciel, les nuages, les arbres. Je voulais aussi qu’elle soit vulnérable. Elle a beaucoup de points communs avec les hommes, notamment leur face sombre. Une fois, je l’ai décrite effrayée par les hommes, je sais que j’avais le ton juste, bien que ce renversement de situation soit inattendu : pour une fois, c’est la Mort qui avait peur des hommes et non pas, comme c’est souvent le cas, l’inverse."
Le thème de l'amour contrepouvoir de la Mort :
"Dans La Voleuse de livres, la Mort dit nous raconter l’histoire d’une petite fille. Mais ne croyez-vous pas qu’un des messages du roman – au-delà de l’histoire – est la façon dont l’amour et la bonté peuvent avoir une sorte de pouvoir sur la mort ?
Je me suis essentiellement concentré sur le fait que l’homme porte en soi à la fois une grande beauté et une grande monstruosité, et tout notre combat est de faire émerger la beauté dont on est détenteur. Je crois, comme le dit le vieil adage, que la mort donne à la vie tout son prix. Savoir que nous ne sommes pas ici pour toujours nous fait apprécier les choses et ce sont souvent les démonstrations de bonté et d’amour qui, à la fin, nous définissent."
Voir le reste de l'interview en cliquant sur le lien:
http://www.oheditions.com/spip.php?page=interview&id_article=71



samedi 20 août 2011

Tom Wolfe : Un Homme, un vrai


Tom Wolfe a dit de lui-même qu'il voulait être "le greffier du siècle" et il s'appuie pour cela sur un énorme travail de documentation. Avec son roman paru en mai 2000 sous le titre "A man in full" traduit par : "un Homme, un vrai", il rédige donc un roman réaliste à la Zola, écrivain qu'il admire et dont il a parfois les outrances mais aussi le talent, une oeuvre pourtant bien ancrée dans notre temps.
Ici, c'est la ville d'Atlanta et sa population dont Tom Wolfe dresse les actes en "greffier" méthodique. Le tableau de cette ville du Sud, marquée par son passé malgré son gigantesque effort de modernisme et sa volonté évidente de concurrencer New York au niveau culturel et économique, est minutieusement brossé. Nous sommes amenés à visiter la ville, des plus basses couches sociales aux plus hautes, des zones les plus déshéritées où survit une population noire adonnée à la misère, la drogue et la violence aux beaux quartiers habités par les Blancs et dont le luxe défie l'imagination. Et ce clivage toujours existant entre les noirs plus nombreux (le maire est noir) et les blancs minoritaires mais qui possèdent l'argent, crée une situation explosive... Et donc, sur le point d'exploser, en effet, quand Le footballeur noir, Fareek Fanon, est accusé d'avoir violé une fille blanche de la haute société.
Le personnage central est Charlie Croker, d'origine modeste, promoteur immobilier de génie, devenu une des plus grandes fortunes de la ville mais que sa mégalomanie accule à la faillite, personnage fascinant d'une puissance extraordinaire, à la fois charismatique et odieux, arriviste et vulgaire, patron exploiteur qui licencie ses ouvriers sans aucun état d'âme, incarnant dans toute son horreur les relents du passé esclavagiste de la ville, machiste, homophobe, antisémite... et pourtant incontestablement courageux. C'est à lui que l'on va proposer ce marché : témoigner en faveur de Fareek Fanon ou perdre sa fortune.
Tout autour de lui gravite une foule de personnages principaux ou secondaires dont l'histoire nous est contée dans des chapitres parallèles selon le procédé cher à Tom Wolfe .
Il y a Inman Armholster, l'homme le plus riche et le plus en vue d'Atlanta, Roger II White (Roger Too White comme l'appelle ses camarades), avocat noir à qui ses frères de race reprochent d'être trop "beige", Wess Jordan, le maire de la ville qui a perdu ses illusions (et son honnêteté) quant à la politique, Raymond Peepgass, cadre secondaire d'une des grandes banques d'Atlanta, brûlant de prendre sa revanche sur les grands de ce monde, Harry Zale, collègue de Peepgass... Tout un peuple de vautours prêts à fondre sur leur proie dès qu'ils sentent une faiblesse chez elle et une occasion de gagner de l'argent sur son dos.
Enfin, vient Conrad Hansley, qui est le seul véritable être humain de ce roman finalement très pessimiste car il décrit des rapports humains qui ne sont régis que par l'argent, une société où l'amitié n'existe pas, où seule la position sociale a de l'importance.
Victime de Charlie qui le licencie de l'usine de congélation où il travaillait, Conrad va se retrouver en prison. C'est là qu'il s'efforce de rester un homme parmi des brutes sanguinaires qui ont perdu tout sens des valeurs et qui sont dressés pour le meurtre et le viol. Paradoxalement, c'est un livre sur les stoïciens qui va sauver Conrad et c'est avec Epictète que le jeune homme trouve la force de résistance nécessaire. Au milieu de cet enfer, la voix de ce grec venu d'au-delà des siècles retentit dans sa cellule d'une façon étrangement moderne. Et ces propos infiniment beaux guident le jeune homme qui est à mon avis celui qui donne le titre au roman : Un Homme, un vrai.
Je sais que mon interprétation est très personnelle et va à contre courant des critiques qui pensent que le titre fait référence à Charlie et à son attitude finale. Pour moi, le revirement de Charlie ne suffit pas à faire de lui "a man in full" et à effacer ce qu'il est réellement. D'ailleurs sa personnalité n'a pas changé puisque l'on apprendra, dans l'épilogue, qu'il se débrouille encore à faire de l'argent avec le discours d'Epictète. Non, l'homme véritable, c'est Conrad, celui qui a le courage d'affronter les pires conditions de travail dans l'entreprise de Charlie Croker pour nourrir sa famille, celui qui préfère être envoyé en prison plutôt que de plaider coupable alors qu'il est innocent, le seul qui se porte au secours du prisonnier violé par une brute, celui qui essaie toujours d'être en accord avec sa conscience.
Si parfois Tom Wolfe m'apparaît comme un peu lourd quand il veut faire passer certaines idées, je pense qu'il possède un réel talent dans l'art de construire un univers, de faire s'entrecroiser les fils de vies qui nous paraissent toutes non seulement crédibles mais aussi passionnantes.
Certes sa conception du roman est traditionnelle mais elle est pleinement réussie. A travers cet ouvrage, la société américaine est violemment mise en cause, avec ses monstrueuses inégalités, le racisme latent ou refoulé toujours prêt à refaire surface, le capitalisme sauvage qui foule aux pieds l'individu, les milieux financiers d'une âpreté impitoyable.
De plus, Tom Wolfe a l'art de peindre certaines scènes avec une telle puissance d'évocation que j'ai été complètement captivée, incapable de me décrocher de ma lecture. Je pense, entre autres, à la description du travail dans l'unité de congélation qui apparaît comme une antichambre de l'enfer ou aux scènes de délire collectif qui ont lieu la nuit dans la prison de Santa Rita.
Un bon roman dont la lecture est vraiment prenante et qui rend compte d'une réalité américaine bien loin de l'image édifiante que l'on veut nous en donner aujourd'hui.

mercredi 1 juin 2011

Le jeudi c’est citation : Nikos Kazantzaki, Zorba le Grec


Dans le très beau roman de Nikos Kazantzakis, Zorba le Grec, le narrateur, un jeune intellectuel perdu dans ses livres, engage Zorba le Grec comme contremaître dans sa mine de lignite en Crète. L'homme a exercé de nombreux métiers. Il  n'est pas instruit mais c'est lui qui va bien vite devenir le maître à penser de son patron. Celui-ci enfermé dans ses livres et ses méditations, coupé de la réalité, de l'action, en lutte contre sa sensualité, passe à côté de la vie, refusant sa condition d'homme. Zorba va lui réapprendre à vivre.
 Ma vie avait fait fausse route et mon contact avec les hommes n'était plus qu'un monologue intérieur. J'étais descendu si bas que si j'avais eu à choisir entre tomber amoureux d'une femme et lire un bon livre sur l'amour j'aurais choisi le livre.

Voici quelques "leçons" de Zorba à son maître :
- Quel est ton métier? lui demandais-je.
-Tous les métiers : du pied , de la main, de la tête, tous. Manquerait plus que ça, qu'on choisisse.

 *
Quand je joue du santouri, on peut me parler, je n'entends rien et même si j'entends, je ne peux pas parler. J'ai beau vouloir, rien à faire, je ne peux pas.
Mais pourquoi, Zorba?
-Eh! la passion!

*
Les bons comptes font les bons amis. Si tu me forces, ce sera fini. Pour ces choses-là, il faut que tu le saches, je suis un homme.
-Un homme, Qu'est-ce que tu veux dire?
-Eh bien, quoi, libre!
*

Ne ris pas patron! Si une femme couche toute seule, c'est de notre faute à nous, les hommes. On aura tous à rendre des comptes le jour du jugement dernier. Dieu pardonne tous les péchés, comme on a dit, il a l'éponge en main, mais ce péché-là, il ne le pardonne pas! Malheur à l'homme qui pouvait coucher avec une femme et qui ne l'a pas fait! patron.

*

Tu ne veux pas d'embêtements? fit Zorba stupéfait et qu'est-ce que tu veux alors?
Je ne répondis pas.
- La vie, c'est un embêtement, poursuivit Zorba, la mort, non. Vivre sais tu ce que ça veut dire? Défaire sa ceinture et chercher la bagarre.

 *
Pourquoi? Pourquoi? On ne peut donc rien faire sans pourquoi? Comme ça  pour son plaisir.
*
Tu n'as pas faim! dit Zorba en se frappant les cuisses. Mais tu ne t'es rien mis sous la dent depuis ce matin. Il faut s'occuper de son corps aussi, aie pitié de lui. Donne-lui à manger, patron, donne lui à manger, c'est notre bourricot, tu vois. Si tu ne le nourris pas, il te laissera en plan au beau milieu de la route.

 *
images-1.1305754007.jpg
"Tous les hommes ont leur folie, mais la plus grande folie, m'est avis que c'est de ne pas en avoir"

 citation Initiée par Chiffonnette
Le film de Michael Cacoyannis, adapté du roman, s'impose quand on lit le roman. On ne peut imaginer Zorba sans penser à Antony Quinn et la veuve sans voir la belle Irène Papas.