J'ai été attirée par le nouveau roman de Jean Teulé, Mangez-le si vous voulez, parce qu'il se passe dans une région que j'aime bien, le Périgord et plus exactement au village de Hautefaye. Mais quelle histoire! Et authentique, en plus, bien que l'on ait de la peine à le croire.
Nous sommes le 16 août 1870 et Alain de Moneys, fils de notable, adjoint au maire, se rend à la foire de Hautefaye. il a refusé d'échanger le mauvais numéro qu'il a tiré à la conscription comme le font d'habitude les conscrits de bonne famille et doit partir à la guerre contre la Prusse dans les jours qui suivent. Il entretient de bonnes relations avec la population et tout le monde le connaît et l'apprécie. Ce qui va suivre est donc inimaginable.
Pour venir en aide à un de ses cousins, Camille de Maillard, que la foule accuse injustement d'être un mauvais patriote, et tout à fait sûr que nul ne pourra le suspecter, il a cette parole malheureuse :
..je connais assez Maillard pour être bien sûr qu'il est impossible qu'un tel cri sorte de sa bouche :"vive la Prusse"... Pourquoi pas "A bas la France!"
Que n'a-t-il pas dit! Aussitôt la foule le prend à partie, le giffle, l'insulte, des visages haineux l'entourent. Personne ne semble reconnaître. Tous voient en lui un ennemi de la France, voire un prussien introduit dans la bergerie. Une hystérie collective et meurtrière s'empare de tous. La tension monte, la fureur et la colère n'ont plus de bornes. On le frappe, on le larde de coups de couteaux, on le torture, on l'ampute, on le fait griller encore vivant et on le mange!
Jean Teulé s'est emparé de ce lointain fait divers et a reconstitué la scène d'après les articles parus dans les journaux, les interrogatoires menés auprès des suspects et dans tout le village, les Minutes des procès et les condamnations prononcées par la cour d'assises de la Dordogne. Il a lu aussi toutes les études déjà consacrées à cette affaire. C'est donc un travail très documenté et rigoureux quant à la vérité historique. Le reste - car il s'agit d'un roman - est laissé à l'imagination de l'écrivain.
Je n'ai pas aimé le style de Jean Teulé et la manière dont il raconte cette histoire avec une désinvolture un peu familière, des effets de style, des jeux de mots, qui me paraissent déplacés et assez irritants.
Sa tête est devenue un globe de sang où, dans l'oeil gauche, rit la mort songeuse.
Les coups de sabot claquent dans les planches. Il pleut, il pleut bergère...
Pourtant, je reconnais qu'un style plus "sage" ne conviendrait pas à un tel sujet. Comment raconter l'irracontable?
Le roman, à mon avis, ne s'élève pas au-dessus du fait divers. Les personnages n'existent pas, n'ont pas de densité. Pourtant, au-delà de l'anecdote, l'histoire a le mérite de montrer le mécanisme de la montée de la violence et la psychologie des foules : comment des individus ordinaires jusque-là sans histoire ont-ils pu être pris dans un engrenage insensé? comment ont-ils été conduits à la folie, à des actes aussi barbares.
-Nous avons viré fous, déclare Buisson. De Moneys, bien sûr que c'était un brave garçon!
-Moi, quand il était dans la braise, j'ai distingué un marcassin.. Lamongie a perçu un oiseau. Liquoine a dit : "on dirait Belzébuth. Sa langue est jaune.
Le récit suscite en nous plus qu'une inquiétude quant à la nature humaine : ne sommes-nous pas tous des barbares que seules les lois, le carcan de la morale, les punitions, la prison, la crainte, maintiennent dans le droit chemin? Anéanties les idées philosophiques à La Rousseau, le mythe du "bon sauvage", la croyance en la bonté de l'homme laissés à l'état de nature.
Ces interrogations sur la nature humaine soulevées par le roman de Jean Teulé, je me les pose souvent, en particulier quand je lis les livres consacrés aux crimes nazis (voir texte). Comment des êtres apparemment normaux, bons pères de famille, bons chrétiens, ont-ils été amenés à de tels crimes? L'histoire du nazisme c'est celle de la violence de Hautefaye à l'échelle d'une nation, démultipliée, portée à une puissance infinie.