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lundi 6 janvier 2020

Jean-Paul Dubois : Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon (2)


Entre un père danois, pasteur, mariée à une française gauchiste, nouvelle vague et provocatrice, directrice d’un cinéma d’art et d’essai, une enfance à Bordeaux qui s’interrompt par le choc du divorce de ses parents bien mal assortis, Paul Hansen, le héros de notre histoire, se retrouve en prison à Montréal. Il a rejoint son père exilé au Quebec, plus exactement à Thetford Mines (voir ICI), dans le paysage cataclysmique d’une mine d’amiante exploitée à ciel ouvert. Pourquoi est-il en prison ? Pourquoi partage-t-il la cellule de Patrick Horton, motard appartenant à la sinistre bande des Hells Angels, malabar patibulaire qui ne rêve que d’ouvrir les gens en deux,  selon son expression favorite? C’est ce que nous apprendrons peu à peu au cours du récit.

Prison de Bordeaux à Montréal
Ce que j’aime dans ce roman, c’est d’abord son ancrage dans le réel que ce soit celui des années 60-70 en France ou à partir des années 75 au Canada. Le roman s’établit, en effet, sur un va-et-vient entre le présent et le passé, entre la France et Le Canada (et plus rapidement le Danemark). Jean-Paul Dubois n’épargne pas les  deux pays où il vit, et peint les travers de la France et ceux de son pays d’élection.
Ce que j’aime aussi ce sont les personnages auxquels on s’attache malgré leurs faiblesses ou leurs défauts. Paul Hansen est un homme qui aime le travail bien fait et qui a, dans ses relations envers les autres, beaucoup d’empathie et de gentillesse. Homme à tout faire de la résidence Excelsior, c’est avec dévouement qu’il s’occupe des personnes âgées de l’immeuble, et avec sérieux et compétence de l’entretien de la cité. Son histoire d’amour avec Winona, une indienne algonquine est belle et triste. L’amour qu’il  porte à  son chien montre que son humanisme et sa compréhension des autres ne concernent pas seulement l’espèce humaine mais s’étendent aussi aux animaux. Quant à son pasteur de père, Johanes Hansen, que dire de lui ? Qu’il est bien poignant quand on a perdu la foi, de devoir continuer pour vivre à faire un métier en lequel on ne croit plus ! Et que la dérive de cet homme, au demeurant sympathique, crée un sentiment de compassion et de nostalgie devant une vie irrémédiablement gâchée.
Mais si la tristesse est présente dans le roman, l’humour aussi, essentiellement dans le personnage de Horton, le détenu assassin. Il faut dire qu’il vaut mieux être dans les petits papiers de cette armoire à glace ! Et heureusement, pour Paul Hansen, c’est le cas ! Avec Patrick Horton, on assiste à des scènes savoureuses comme celle où il a peur d’une souris ou celle où il découvre la bible.
Pourtant si Horton, nous fait rire, il n’est pas lui-même exempt de tragique. Jean-Paul Dubois, avec ce personnage, parle de l’enfance malheureuse, de ceux qui n’ont pas de chance dans la vie. De même, il dénonce, à travers le personnage du syndic qui prend le pouvoir dans la résidence Excelsior, Edouard Sedwick, le règne du pragmatisme, et de l’efficacité qui fait fi de tout humanité et ne connaît pas le mot solidarité. Le mépris de ce technocrate, « archétype du fourbe cauteleux, du chacal sournois » envers ceux qui sont sous ses ordres, la déshumanisation des rapports humains que Sedwick introduit dans la résidence, sont dans le collimateur de l’écrivain et renforcent la sympathie que nous éprouvons envers Paul Hansen.
Un bon roman donc, entre rire et émotion, avec des personnages pour qui l’auteur éprouve une tendresse  qu'il nous fait partager.








samedi 4 janvier 2020

Québec : Thetford Mines et Abestos dans le roman de Jean-Paul Dubois : Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon


Je viens de finir le roman de Jean-Paul Dubois Tous les hommes n'habitent par le monde de la même façon, prix Goncourt 2019, et avant de le commenter, je vous livre un extrait de quelques pages dont j'aime beaucoup l'écriture. Quant à ce qui est décrit, cela nous rappelle que lorsque l'économie est en jeu et lorsqu'il s'agit de l'enrichissement des grands groupes capitalistes, la vie humaine ne compte pas ! On comprend mieux aussi combien et pourquoi il est long et difficile de forcer les gouvernements à prendre des mesures pour éviter les pollutions.
Dans ce récit, le personnage principal Paul Hansen, vient rejoindre son père, Johanes Hansen, pasteur exilé au Québec, à Thetford Mines.

Le lac minier (voir ici)
Thetford Mines est aujourd’hui encore une aberration géologique doublée d’une curiosité esthétique.
(…)
Des mines, et encore des mines, creusées à ciel ouvert, profondes, récurées jusqu’au ventre de la terre, des cratères lunaires gigantesques, des fosses martiennes démesurées, taillées en escalier, striées de routes tortueuses, de terrils poussiéreux, roulés en boule, pareils à énormes animaux endormis. Et çà et là, de grands lacs, semblant tombés du ciel, gorgés d’une sublime eau émeraude, petite mer de joaillier, quasi surnaturelle et luminescente dans ce paysage dégradé de cicatrices, de tristesse, de grisés.
Le nom de la dernière petite municipalité avalée par Thetford Mines, Amiante, en dit long sur la nature des sols. Sa proche voisine se nomme Abestos*.


Abestos : mine jeffrey  (source)
C’est donc ici que vit mon père, dans ce chaudron de fibres et de poussières, dans cet incroyable décor minier, cette cité fouillée, charcutée, bombardée, irréelle, où depuis 1876, le chrysolite était roi.
(...)
C’est à Paris, en 1975, l’année ou mon père installa dans les boyaux de Thetford Mines, qu’éclata le scandale de l’amiante à la faculté de Jussieu. On avait découvert que ce matériau, présent dans les bâtiments, et vieillissant mal, dispersait des poussières et pouvait contaminer les étudiants.
 La même année, Thetford Mines établissait ses records de production dans les puits et le chrysotile du KB3 était partout, dans l’air, dans l’eau, la terre, les jardins, les maisons, les écoles, le macadam des rues et même l’église de Johanes Hansen
(...)
L’idée de vivre dans une ville ouatée d’amiante, poudrée par le poison, guettée par l’asbestose, ne me préoccupait pas plus que les autres résidents de Thetford Mines qui naissaient, grandissaient, apprenaient, flirtaient, baisaient, se mariaient, s’assuraient, travaillaient, divorçaient, socialisaient, rebaisaient, vieillissaient, toussaient, et mouraient entre les monts et cratères, les terrils et les fosses.


Thetford Mines et Abestos

Thetford Mines : la ville
Thetford Mines est une ville du Québec, au Canada, située dans la municipalité régionale de comté des  Appalaches en Chaudière-Appalaches. En 2015, la population était de 25 621 habitants.
*Abestos : Le nom de la ville vient du mot anglais pour l’amiante, asbestos ou « asbeste » en ancien français, lui-même étant à l'origine un mot grec signifiant : incombustible. L'abestose est le nom donné à la maladie des poumons liées à l'abeste.
Lisez l'article de Jessica Van Horssen ICI , dans lequel elle raconte l'histoire de la ville d'Abestos et des relations conflictuelles entretenues par les habitants d'Abestos et la toute puissante compagnie minière américaine Johns Manville, entre amour et répulsion, entre consentement aux destructions partielles de quartiers de la ville et révolte (grandes grèves de 1949). 
La Johns Manville Company épaulée par le gouvernement  canadien de l'époque exploita les gisements d'amiante de la mine Jeffrey jusqu'en 1983 au détriment des territoires de la communauté et de la santé de tous. Les habitants n'étaient pas vraiment persuadés de la nocivité de l'amiante. Et puis entre leur santé et la nécessité de  nourrir leur famille, ils n'avaient pas vraiment le choix. Il fallait bien vivre ! Mais, comme le remarque Jessica Van Horssen, ce n'est pas seulement l'argent et l'intérêt qui expliquent leur attachement à leur mine : 
"Si l’argent constituait certainement un facteur déterminant, il y avait un profond sentiment d’appartenance au lieu, et ce sentiment était ancré dans le territoire qui reliait les habitants à la mine Jeffrey. Malgré une histoire d’expropriations répétées, l’absence brutale d’expansion territoriale et économique de la mine Jeffrey fut plus traumatisante que la disparition de l’église ou du centre-ville commercial. La Johns-Manville avait fait en sorte que les populations locales perçoivent les transformations territoriales à grande échelle comme le symbole ultime du progrès et de la prospérité. Sans elles, la ville était perdue." 
La mine fut reprise après 1983 et exploitée jusqu'en 2011mais ce n'est qu'en 2018 que le gouvernement canadien interdit l'amiante alors que sa nocivité par inhalation est connue depuis 1880 ! Un rapport sur les dangers de l'amiante existe dès 1906, en Angleterre dans les années 1930, en 1947 la France reconnaît l'abestose comme maladie du travail. Pourtant lorsque la France se décide enfin à voter l'interdiction de l'amiante en 1997, elle est attaquée par le Canada, qui est alors le deuxième producteur mondial d'amiante, devant l'Organisation Mondiale du Commerce. L'OMC a donné raison à la France en confirmant  " la cancérogénicité du chrysotile, l'absence d'un seuil d'innocuité, l'importance des populations à risques, l'inefficacité de l'utilisation contrôlée, la moindre nocivité des produits de substitution. C'est la première fois qu'un pays membre du GATT ou de l'OMC parvient à démontrer qu'une mesure nationale est "nécessaire à la protection de la santé et de la vie des personnes ".


La ville d'Abestos, considérant que ce nom à la connotation négative lui fait du tort, va en changer au cours de l'année 2020.