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samedi 4 janvier 2020

Québec : Thetford Mines et Abestos dans le roman de Jean-Paul Dubois : Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon


Je viens de finir le roman de Jean-Paul Dubois Tous les hommes n'habitent par le monde de la même façon, prix Goncourt 2019, et avant de le commenter, je vous livre un extrait de quelques pages dont j'aime beaucoup l'écriture. Quant à ce qui est décrit, cela nous rappelle que lorsque l'économie est en jeu et lorsqu'il s'agit de l'enrichissement des grands groupes capitalistes, la vie humaine ne compte pas ! On comprend mieux aussi combien et pourquoi il est long et difficile de forcer les gouvernements à prendre des mesures pour éviter les pollutions.
Dans ce récit, le personnage principal Paul Hansen, vient rejoindre son père, Johanes Hansen, pasteur exilé au Québec, à Thetford Mines.

Le lac minier (voir ici)
Thetford Mines est aujourd’hui encore une aberration géologique doublée d’une curiosité esthétique.
(…)
Des mines, et encore des mines, creusées à ciel ouvert, profondes, récurées jusqu’au ventre de la terre, des cratères lunaires gigantesques, des fosses martiennes démesurées, taillées en escalier, striées de routes tortueuses, de terrils poussiéreux, roulés en boule, pareils à énormes animaux endormis. Et çà et là, de grands lacs, semblant tombés du ciel, gorgés d’une sublime eau émeraude, petite mer de joaillier, quasi surnaturelle et luminescente dans ce paysage dégradé de cicatrices, de tristesse, de grisés.
Le nom de la dernière petite municipalité avalée par Thetford Mines, Amiante, en dit long sur la nature des sols. Sa proche voisine se nomme Abestos*.


Abestos : mine jeffrey  (source)
C’est donc ici que vit mon père, dans ce chaudron de fibres et de poussières, dans cet incroyable décor minier, cette cité fouillée, charcutée, bombardée, irréelle, où depuis 1876, le chrysolite était roi.
(...)
C’est à Paris, en 1975, l’année ou mon père installa dans les boyaux de Thetford Mines, qu’éclata le scandale de l’amiante à la faculté de Jussieu. On avait découvert que ce matériau, présent dans les bâtiments, et vieillissant mal, dispersait des poussières et pouvait contaminer les étudiants.
 La même année, Thetford Mines établissait ses records de production dans les puits et le chrysotile du KB3 était partout, dans l’air, dans l’eau, la terre, les jardins, les maisons, les écoles, le macadam des rues et même l’église de Johanes Hansen
(...)
L’idée de vivre dans une ville ouatée d’amiante, poudrée par le poison, guettée par l’asbestose, ne me préoccupait pas plus que les autres résidents de Thetford Mines qui naissaient, grandissaient, apprenaient, flirtaient, baisaient, se mariaient, s’assuraient, travaillaient, divorçaient, socialisaient, rebaisaient, vieillissaient, toussaient, et mouraient entre les monts et cratères, les terrils et les fosses.


Thetford Mines et Abestos

Thetford Mines : la ville
Thetford Mines est une ville du Québec, au Canada, située dans la municipalité régionale de comté des  Appalaches en Chaudière-Appalaches. En 2015, la population était de 25 621 habitants.
*Abestos : Le nom de la ville vient du mot anglais pour l’amiante, asbestos ou « asbeste » en ancien français, lui-même étant à l'origine un mot grec signifiant : incombustible. L'abestose est le nom donné à la maladie des poumons liées à l'abeste.
Lisez l'article de Jessica Van Horssen ICI , dans lequel elle raconte l'histoire de la ville d'Abestos et des relations conflictuelles entretenues par les habitants d'Abestos et la toute puissante compagnie minière américaine Johns Manville, entre amour et répulsion, entre consentement aux destructions partielles de quartiers de la ville et révolte (grandes grèves de 1949). 
La Johns Manville Company épaulée par le gouvernement  canadien de l'époque exploita les gisements d'amiante de la mine Jeffrey jusqu'en 1983 au détriment des territoires de la communauté et de la santé de tous. Les habitants n'étaient pas vraiment persuadés de la nocivité de l'amiante. Et puis entre leur santé et la nécessité de  nourrir leur famille, ils n'avaient pas vraiment le choix. Il fallait bien vivre ! Mais, comme le remarque Jessica Van Horssen, ce n'est pas seulement l'argent et l'intérêt qui expliquent leur attachement à leur mine : 
"Si l’argent constituait certainement un facteur déterminant, il y avait un profond sentiment d’appartenance au lieu, et ce sentiment était ancré dans le territoire qui reliait les habitants à la mine Jeffrey. Malgré une histoire d’expropriations répétées, l’absence brutale d’expansion territoriale et économique de la mine Jeffrey fut plus traumatisante que la disparition de l’église ou du centre-ville commercial. La Johns-Manville avait fait en sorte que les populations locales perçoivent les transformations territoriales à grande échelle comme le symbole ultime du progrès et de la prospérité. Sans elles, la ville était perdue." 
La mine fut reprise après 1983 et exploitée jusqu'en 2011mais ce n'est qu'en 2018 que le gouvernement canadien interdit l'amiante alors que sa nocivité par inhalation est connue depuis 1880 ! Un rapport sur les dangers de l'amiante existe dès 1906, en Angleterre dans les années 1930, en 1947 la France reconnaît l'abestose comme maladie du travail. Pourtant lorsque la France se décide enfin à voter l'interdiction de l'amiante en 1997, elle est attaquée par le Canada, qui est alors le deuxième producteur mondial d'amiante, devant l'Organisation Mondiale du Commerce. L'OMC a donné raison à la France en confirmant  " la cancérogénicité du chrysotile, l'absence d'un seuil d'innocuité, l'importance des populations à risques, l'inefficacité de l'utilisation contrôlée, la moindre nocivité des produits de substitution. C'est la première fois qu'un pays membre du GATT ou de l'OMC parvient à démontrer qu'une mesure nationale est "nécessaire à la protection de la santé et de la vie des personnes ".


La ville d'Abestos, considérant que ce nom à la connotation négative lui fait du tort, va en changer au cours de l'année 2020.

12 commentaires:

  1. Effectivement, c'est édifiant ! Je n'ai pas encore lu ce Dubois, évidemment à la bibliothèque, il est toujours emprunté, je vais attendre la sortie en poche, je pense !

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    1. Difficile effectivement d'avoir le prix Goncourt en bibliothèque !

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  2. Ha ha faudrait que je lise ce roman, alors?

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  3. C'est glaçant cette histoire, mais hélas trop fréquent sur la planète.

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    1. Oui, et tu as raison, c'est vrai pour tout, les dangers des pesticides, ceux des médicaments nocifs, de l'élevage industriel etc...

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  4. Nous avons visité autrefois Thetford mines. Les touristes étaient bien accueillis!

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    1. Ils essaient , en effet, d'en faire une attraction touristique et cherchent à inventer comment survivre et se développer.

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  5. Je l'ai dans ma pile et je veux justement le lire pour le côté québécois. Sachant que l,épouse de l'auteur est québécoise, il ne peut pas être trop à côté... du moins j'espère.

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  6. Certains vivent dans des environnements terribles, nous ne mesurons pas la chance que nous avons et l'importance de faire de bons choix pour tous les vivants.

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