Le petit Héros est une nouvelle écrite par Dostoievsky en avril 1849 quand il était enfermé à la forteresse Pierre et Paul, accusé d’un complot contre le tsar.
Fédor Dostoïevsky fait partie d’un groupe de jeunes gens aux idées progressistes, réunis autour de la figure de Petravesky, mais plus bavards que révolutionnaires. Il n’était coupable, en fait, que d’avoir conservé chez lui un écrit interdit et une presse à imprimer pour éditer des textes anti-gouvernementaux. Il est condamné à mort avec ses compagnons en décembre 1849. Avec une perversité machiavélique, le tsar imagine alors une mise en scène macabre : le 22 Décembre, les condamnés sont alignés, la tête encapuchonnée, face au peloton d’exécution. Au dernier moment le tsar commue la peine de mort en quatre ans de bagne.
Bien longtemps après, Dostoievsky écrira dans L’idiot : Peut-être y-a-t-il de par le monde un homme auquel on a lu sa condamnation à mort, qu’on a laissé souffrir cette torture et puis à qui on a dit : « Va, tu es gracié. ». Cet homme là pourrait dire ce qu’il a éprouvé. C’est de cette douleur et de cette horreur que le Christ a parlé. Non, on n’a pas le droit d’agir ainsi avec un être humain. »
Le jour de Noël 1849, Dostoievsky part pour la Sibérie. Il y passera neuf ans, quatre au bagne, cinq dans l’armée comme simple soldat. Ce sont ces années que racontent Les souvenirs de la maison des morts. voir mon billet ICI
Le petit héros
C’est donc dans sa cellule où il attend son jugement qu’il écrit, à la lueur de la bougie, Le Petit héros, un souvenir autobiographique échappé à son enfance.
Le garçon a onze ans il est envoyé pour les vacances d’été près de Moscou, chez un parent qui reçoit beaucoup. Dans la grande maison de campagne, les invités se pressent, toute la bonne société moscovite qui aime briller et qui se rassemble pour faire assaut de bel esprit, montrer ses toilettes et raconter des méchancetés : "les ragots allaient leur train, puisque, sans eux, le monde ne serait plus lui-même et des millions de personnes mourraient d’ennui comme des mouches."
Les belles dames lui caressent distraitement les cheveux, c’est encore un enfant … et pourtant plus tout à fait ! Il est à cet âge charnière où l’enfant n’est pas encore homme mais où la sensualité s’éveille et où il ressent les premiers émois amoureux sans qu’il sache vraiment leur donner un nom : «Il y avait quelque chose au fond de mon coeur, quelque chose que le coeur ne connaissait pas, qu’il n’avait encore jamais senti, mais qui le faisait parfois brûler et battre, comme effrayé, et souvent une rougeur inattendue inondait mon visage. Parfois je me sentais comme honteux et blessé de tous les privilèges enfantins dont je jouissais. ».
Parmi ces grandes dames, une jeune femme blonde, coquette, joyeuse, un peu « toquée » se moque de ses timidités, l’humilie en public à un âge où la susceptibilité est à fleur de peau, et elle devient vite son « ennemie ». La naïveté de l’enfant attise les moqueries suscitant son angoisse, sa honte et son désespoir. C’est pour faire cesser ses rires qu’il enfourche un cheval sauvage et dangereux, qu’aucun cavalier aguerri ne veut monter, ce qui lui vaut le respect et l’amitié de la blonde rieuse et son surnom de « Petit héros ».
Comment comprendre, en effet, ces joute oratoires où la Blonde pour défendre son amie cherche à ridiculiser M.M* et "à faire revêtir au mari jaloux le costume le plus comique et le plus bouffon, et, je suppose, celui de Barbe bleue.". Pourquoi Mme M* fait-elle savoir à son mari qu'elle ne désire pas dire au revoir à Mr N* ? Mais pourquoi voit-elle celui-ci en secret avec la complicité du jeune garçon ?
Cette nouvelle initiatique assez cruelle est d’une grande finesse psychologique. L’enfant qui raconte son histoire à la première personne est un jouet dans les mains des adultes qui le manipulent et se moquent de lui. Le jeune garçon en est conscient mais ne peut rien faire si ce n'est souffrir et s'indigner. Mais c'est de sa propre initiative, pourtant, qu'il vient au secours de Madame M*.
En prenant le point de vue de l’enfant qui ne comprend pas tout mais devine et ressent, Dostoievsky laisse au monde des adultes un aura de mystère. C’est au lecteur de compléter ce qui n’est pas dit explicitement.
Mais l’écrivain adulte qui s’efface derrière le petit garçon, reprend la parole lorsqu’il présente une critique de cette société oisive, frivole et factice. Ainsi à propos du mari de Madame M*, sa plume se fait féroce :
On le disait un homme intelligent. C’est ainsi que, dans certains cercles, on appelle une race particulière, engraissée sur le compte d’autrui, qui ne fait absolument rien, qui ne veut absolument rien faire, a un morceau de gras à la place du coeur.
Puis passant de l’individu à toute une classe sociale : « Dans leur orgueil démesuré, ils n'admettent pas qu'ils auraient des défauts. Ils ressemblent à cette race de filous de l'existence, des Tartufes et Falstaffs congénitaux, qui se sont tellement pris dans leurs propres filouteries qu’à la fin ils arrivent à se persuader qu’il doit en être ainsi, ils vont répétant si souvent qu’ils sont honnêtes, qu’ils finissent par croire que leur friponnerie est de l’honnêteté. Incapables d’un jugement quelque peu consciencieux ou d’une appréciation noble, trop épais pour saisir certaines nuances, ils mettent toujours au premier plan et avant tout leur précieuse personne, leur Moloch et Baal, leur cher moi. La nature, l’univers n’est pour eux qu’un beau miroir qui leur permet d’admirer sans cesse leur propre idole et de n’y rien regarder d’autre ;"
Dans cette belle nouvelle, Dostoievsky peint avec précision et sensibilité la révélation de l’amour, ce moment si émouvant et exaltant mais aussi si troublant et délicat où l’enfant se dépouille de sa chrysalide et prend conscience de ce qu’il éprouve et il conclut : « Ma première enfance venait de s’achever. »