Dans Le double, Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevsky conte l'histoire de Jacob Pietrovitch Goliadkine, conseiller titulaire, petit fonctionnaire aux manières assez étranges et incohérentes. Celui-ci rencontre dans la rue, un soir de mauvais temps, un passant qui lui est familier. Lorsqu'il entre chez lui, l'homme qu'il a croisé en chemin est là et l'attend. M Goliadkine découvre avec stupéfaction que ce personnage est un autre lui-même, parfaitement identique, son double! Quand il se rend à son travail, au Ministère, le lendemain matin, son double est encore là qui s'attire les compliments de ses supérieurs en exploitant le travail du "vrai" M Goliadkine. Désormais, ce dernier ne pourra plus se débarrasser de son double qui le suit partout, se concilie les bonnes grâces de tous à son détriment et n'aura de cesse de l'évincer!
Contrairement à ce que l'on peut croire Le double n'est pas une nouvelle qui fait intervenir le surnaturel. Cette rencontre hallucinante et angoissante du double dans la nuit glaciale, est, en fait, la description des troubles psychiatriques dont souffre le personnage. Dostoïevsky s'est largement documenté auprès d'un médecin spécialiste, il a consulté de nombreux traités de médecine pour analyser cette maladie : dédoublement de la personnalité, paranoïa ( Goliadkine croit à l'existence d'un complot contre lui). Son intuition, d'autre part, fait pressentir à l'écrivain, des années à l'avance, les découvertes du docteur Freud. Mais le manière de traiter le récit brouille les pistes si bien que le lecteur ne sait pas toujours s'il est dans la réalité ou dans le surnaturel. Dès le début, pourtant, l'écrivain nous décrit les bizarreries du personnage qui le conduisent à visiter un médecin psychiatre. Nous sommes dans une réalité clinique qui mènera le malade à l'asile. Mais le lecteur est désorienté car l'entourage de Goliadkine, son serviteur, ses collègues, voient le double qui semble prendre alors une réalité concrète comme dans un conte fantastique.
En écrivant ce livre, Dostoïevsky voulait faire un roman social. Et même si son sujet a largement débordé de ce projet, il n'en reste pas moins que la description de cette société strictement hiérarchisée, guindée, enfermée dans des codes rigides, où les gens sont jugés selon la place qu'ils occupent, renforce ce sentiment d'aliénation qui est celui du personnage. Cette déshumanisation contribue à créer l'angoisse qui jette le malade dans la plus profonde détresse.
Le sous-titre de ce roman est Poème pétersbourgeois en hommage à Gogol auquel Dostoïesvky vouait une profonde admiration et qu'il s'efforçait d'égaler. Ecrit en 1845, Le double est le second roman de l'écrivain. L'imitation est telle que l'on a un peu l'impression de lire le Gogol des Nouvelles pétersbourgeoises et pour ma part, je préfère le Dostoievsky des grands romans comme L'idiot. Pourtant, le sous-titre n'est pas gratuit et Saint Pétersbourg est un personnage à part entière. Les lieux et les itinéraires empruntés par Goliadkine sont très précis. La description de la ville, grise, froide, menacée par l'inondation, avec ses neiges et le vent glacial est un cadre parfait pour l'analyse du personnage dont la ville reflète l'état d'esprit. Dostoievsky décrit l'angoisse de Goliadkine avec un art qui plonge le lecteur dans un profond malaise. Quand il est chassé de la maison par son supérieur hiérarchique, Olsoufii Ivanovitch Berendiiev, qu'il considère comme un père, et qu'il erre dans la nuit, écoutant les rumeurs de la rivière en crue, au milieu des éléments qui se déchaînent, la détresse du personnage, son désir d'anéantissement sont si violents qu'ils le mènent au bord du suicide :
Non seulement notre héros cherchait de toutes ses forces à se fuir lui-même mais encore il aurait donné cher pour pouvoir s’anéantir d’une façon définitive, pour être, sur-le-champ, réduit en cendres. Pour l’instant,il ne prêtait attention à rien, ne se rendait compte de rien : il semblait absolument indifférent à tous les obstacles que dressait devant lui cette nuit funeste ; indifférent à la longueur du chemin, à la rigueur du temps, à la pluie, à la neige, au vent. Sur le trottoir du quai de la Fontanka, la galoche qui recouvrait son soulier droit se détacha et resta là, plantée dans la boue et la neige. Il ne s’en aperçut même pas, ne songea pas un instant à revenir sur ses pas pour la retrouver. Il était si préoccupé, qu’à plusieurs reprises, en dépit de la tourmente, il s’arrêta et resta sur le bord du trottoir, planté comme un poteau, pétrifié, se remémorant tous les détails de sa récente et atroce déchéance. Il se sentait mourir.
Ce roman malgré ses qualités certaines a été une lecture difficile pour moi parce qu'il m'a procuré un sentiment extrêmement pénible de rejet, preuve qu'il atteint son but!. Jacob Goliadkine, en effet, éveille en moi des sentiments contradictoires, empathie devant l'intensité de ses souffrances mais aussi répulsion car le personnage est trop souvent dérisoire, ridicule, ennuyeux et pas obligatoirement sympathique...
Le double de Dostoievsky est le premier roman que je lis dans le cadre du Challenge des Fous initié par L 'Ogresse de Paris
Voilà un roman que j'aime beaucoup, je l'ai lu 3 ou 4 fois. Contrairement à toi, j'aime beaucoup l'ambiance mise en place, l’oppression... et la folie.
RépondreSupprimerVoilà qui me donne envie de le lire... j'ai beaucoup aimé les nouvelles de Gogol.
RépondreSupprimerJ'imagine parfaitement le côté oppressant pour avoir travaillé avec des patients atteints de ce type de troubles
RépondreSupprimerJe n'ai jamais lu ce roman et du coup tu m'as rendu curieuse il faut que je l'ajoute à ma bibliothèque russe
@ ys : oui, et cette ambiance est si bien rendue qu'elle m'a angoissée!
RépondreSupprimer@ kathel : Ce n'est plus du Gogol et ce n'est pas encore entièrement Dostoïevsky.
RépondreSupprimer@ Dominique : le côté réaliste de la maladie est extrêmement bien analysée,l'aspect littéraire du roman déboussole complètement. On ne sait plus trop où l'on se trouve!
RépondreSupprimerCette histoire de double me rappelle "L'Étrange histoire de Peter Schlemihl" écrite en 1813 par Adelbert von Chamisso. Il y est question d'un homme qui perd son ombre (autrement dit son double, et même son âme) ce qui le met au ban de la société.
RépondreSupprimerAlors que, si j'ai bien compris, dans le roman que tu présentes, le double est assimilé à une personne distincte, un sosie qui se substitue au personnage de départ...
@ Tila : je n'ai pas lu le roman dont tu parles. Il paraît s'inscrire dans la littérature romantique?
RépondreSupprimerPour le double de Dostoïevsky, il s'agit en fait d'une analyse de la maladie Le personnage sombre peu à peu dans la folie et sera interné. Mais son double est visible aux autres personnes et animé de mauvaises intentions envers l'original. Je suppose que l'on pourrait voir cela comme une métaphore de la maladie?
Merci pour ce beau billet! cela valait le coup d'attendre un peu! Tu m'as donnée très envie de lire ce double. Le traitement réaliste des symptômes notamment me paraît très intéressant. Il y a l'air d'avoir ds points communs avec crime et châtiment, par exemple le détail des déplacements du personnage dans la ville... Cette lecture m'a donné a peu près les mêmes difficultés que tu décris mais finalement cela reste un roman marquant... donc il va falloir que je m'y mettes dans ce double un peu angoissant
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