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lundi 6 janvier 2020

Jean-Paul Dubois : Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon (2)


Entre un père danois, pasteur, mariée à une française gauchiste, nouvelle vague et provocatrice, directrice d’un cinéma d’art et d’essai, une enfance à Bordeaux qui s’interrompt par le choc du divorce de ses parents bien mal assortis, Paul Hansen, le héros de notre histoire, se retrouve en prison à Montréal. Il a rejoint son père exilé au Quebec, plus exactement à Thetford Mines (voir ICI), dans le paysage cataclysmique d’une mine d’amiante exploitée à ciel ouvert. Pourquoi est-il en prison ? Pourquoi partage-t-il la cellule de Patrick Horton, motard appartenant à la sinistre bande des Hells Angels, malabar patibulaire qui ne rêve que d’ouvrir les gens en deux,  selon son expression favorite? C’est ce que nous apprendrons peu à peu au cours du récit.

Prison de Bordeaux à Montréal
Ce que j’aime dans ce roman, c’est d’abord son ancrage dans le réel que ce soit celui des années 60-70 en France ou à partir des années 75 au Canada. Le roman s’établit, en effet, sur un va-et-vient entre le présent et le passé, entre la France et Le Canada (et plus rapidement le Danemark). Jean-Paul Dubois n’épargne pas les  deux pays où il vit, et peint les travers de la France et ceux de son pays d’élection.
Ce que j’aime aussi ce sont les personnages auxquels on s’attache malgré leurs faiblesses ou leurs défauts. Paul Hansen est un homme qui aime le travail bien fait et qui a, dans ses relations envers les autres, beaucoup d’empathie et de gentillesse. Homme à tout faire de la résidence Excelsior, c’est avec dévouement qu’il s’occupe des personnes âgées de l’immeuble, et avec sérieux et compétence de l’entretien de la cité. Son histoire d’amour avec Winona, une indienne algonquine est belle et triste. L’amour qu’il  porte à  son chien montre que son humanisme et sa compréhension des autres ne concernent pas seulement l’espèce humaine mais s’étendent aussi aux animaux. Quant à son pasteur de père, Johanes Hansen, que dire de lui ? Qu’il est bien poignant quand on a perdu la foi, de devoir continuer pour vivre à faire un métier en lequel on ne croit plus ! Et que la dérive de cet homme, au demeurant sympathique, crée un sentiment de compassion et de nostalgie devant une vie irrémédiablement gâchée.
Mais si la tristesse est présente dans le roman, l’humour aussi, essentiellement dans le personnage de Horton, le détenu assassin. Il faut dire qu’il vaut mieux être dans les petits papiers de cette armoire à glace ! Et heureusement, pour Paul Hansen, c’est le cas ! Avec Patrick Horton, on assiste à des scènes savoureuses comme celle où il a peur d’une souris ou celle où il découvre la bible.
Pourtant si Horton, nous fait rire, il n’est pas lui-même exempt de tragique. Jean-Paul Dubois, avec ce personnage, parle de l’enfance malheureuse, de ceux qui n’ont pas de chance dans la vie. De même, il dénonce, à travers le personnage du syndic qui prend le pouvoir dans la résidence Excelsior, Edouard Sedwick, le règne du pragmatisme, et de l’efficacité qui fait fi de tout humanité et ne connaît pas le mot solidarité. Le mépris de ce technocrate, « archétype du fourbe cauteleux, du chacal sournois » envers ceux qui sont sous ses ordres, la déshumanisation des rapports humains que Sedwick introduit dans la résidence, sont dans le collimateur de l’écrivain et renforcent la sympathie que nous éprouvons envers Paul Hansen.
Un bon roman donc, entre rire et émotion, avec des personnages pour qui l’auteur éprouve une tendresse  qu'il nous fait partager.








samedi 4 janvier 2020

Québec : Thetford Mines et Abestos dans le roman de Jean-Paul Dubois : Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon


Je viens de finir le roman de Jean-Paul Dubois Tous les hommes n'habitent par le monde de la même façon, prix Goncourt 2019, et avant de le commenter, je vous livre un extrait de quelques pages dont j'aime beaucoup l'écriture. Quant à ce qui est décrit, cela nous rappelle que lorsque l'économie est en jeu et lorsqu'il s'agit de l'enrichissement des grands groupes capitalistes, la vie humaine ne compte pas ! On comprend mieux aussi combien et pourquoi il est long et difficile de forcer les gouvernements à prendre des mesures pour éviter les pollutions.
Dans ce récit, le personnage principal Paul Hansen, vient rejoindre son père, Johanes Hansen, pasteur exilé au Québec, à Thetford Mines.

Le lac minier (voir ici)
Thetford Mines est aujourd’hui encore une aberration géologique doublée d’une curiosité esthétique.
(…)
Des mines, et encore des mines, creusées à ciel ouvert, profondes, récurées jusqu’au ventre de la terre, des cratères lunaires gigantesques, des fosses martiennes démesurées, taillées en escalier, striées de routes tortueuses, de terrils poussiéreux, roulés en boule, pareils à énormes animaux endormis. Et çà et là, de grands lacs, semblant tombés du ciel, gorgés d’une sublime eau émeraude, petite mer de joaillier, quasi surnaturelle et luminescente dans ce paysage dégradé de cicatrices, de tristesse, de grisés.
Le nom de la dernière petite municipalité avalée par Thetford Mines, Amiante, en dit long sur la nature des sols. Sa proche voisine se nomme Abestos*.


Abestos : mine jeffrey  (source)
C’est donc ici que vit mon père, dans ce chaudron de fibres et de poussières, dans cet incroyable décor minier, cette cité fouillée, charcutée, bombardée, irréelle, où depuis 1876, le chrysolite était roi.
(...)
C’est à Paris, en 1975, l’année ou mon père installa dans les boyaux de Thetford Mines, qu’éclata le scandale de l’amiante à la faculté de Jussieu. On avait découvert que ce matériau, présent dans les bâtiments, et vieillissant mal, dispersait des poussières et pouvait contaminer les étudiants.
 La même année, Thetford Mines établissait ses records de production dans les puits et le chrysotile du KB3 était partout, dans l’air, dans l’eau, la terre, les jardins, les maisons, les écoles, le macadam des rues et même l’église de Johanes Hansen
(...)
L’idée de vivre dans une ville ouatée d’amiante, poudrée par le poison, guettée par l’asbestose, ne me préoccupait pas plus que les autres résidents de Thetford Mines qui naissaient, grandissaient, apprenaient, flirtaient, baisaient, se mariaient, s’assuraient, travaillaient, divorçaient, socialisaient, rebaisaient, vieillissaient, toussaient, et mouraient entre les monts et cratères, les terrils et les fosses.


Thetford Mines et Abestos

Thetford Mines : la ville
Thetford Mines est une ville du Québec, au Canada, située dans la municipalité régionale de comté des  Appalaches en Chaudière-Appalaches. En 2015, la population était de 25 621 habitants.
*Abestos : Le nom de la ville vient du mot anglais pour l’amiante, asbestos ou « asbeste » en ancien français, lui-même étant à l'origine un mot grec signifiant : incombustible. L'abestose est le nom donné à la maladie des poumons liées à l'abeste.
Lisez l'article de Jessica Van Horssen ICI , dans lequel elle raconte l'histoire de la ville d'Abestos et des relations conflictuelles entretenues par les habitants d'Abestos et la toute puissante compagnie minière américaine Johns Manville, entre amour et répulsion, entre consentement aux destructions partielles de quartiers de la ville et révolte (grandes grèves de 1949). 
La Johns Manville Company épaulée par le gouvernement  canadien de l'époque exploita les gisements d'amiante de la mine Jeffrey jusqu'en 1983 au détriment des territoires de la communauté et de la santé de tous. Les habitants n'étaient pas vraiment persuadés de la nocivité de l'amiante. Et puis entre leur santé et la nécessité de  nourrir leur famille, ils n'avaient pas vraiment le choix. Il fallait bien vivre ! Mais, comme le remarque Jessica Van Horssen, ce n'est pas seulement l'argent et l'intérêt qui expliquent leur attachement à leur mine : 
"Si l’argent constituait certainement un facteur déterminant, il y avait un profond sentiment d’appartenance au lieu, et ce sentiment était ancré dans le territoire qui reliait les habitants à la mine Jeffrey. Malgré une histoire d’expropriations répétées, l’absence brutale d’expansion territoriale et économique de la mine Jeffrey fut plus traumatisante que la disparition de l’église ou du centre-ville commercial. La Johns-Manville avait fait en sorte que les populations locales perçoivent les transformations territoriales à grande échelle comme le symbole ultime du progrès et de la prospérité. Sans elles, la ville était perdue." 
La mine fut reprise après 1983 et exploitée jusqu'en 2011mais ce n'est qu'en 2018 que le gouvernement canadien interdit l'amiante alors que sa nocivité par inhalation est connue depuis 1880 ! Un rapport sur les dangers de l'amiante existe dès 1906, en Angleterre dans les années 1930, en 1947 la France reconnaît l'abestose comme maladie du travail. Pourtant lorsque la France se décide enfin à voter l'interdiction de l'amiante en 1997, elle est attaquée par le Canada, qui est alors le deuxième producteur mondial d'amiante, devant l'Organisation Mondiale du Commerce. L'OMC a donné raison à la France en confirmant  " la cancérogénicité du chrysotile, l'absence d'un seuil d'innocuité, l'importance des populations à risques, l'inefficacité de l'utilisation contrôlée, la moindre nocivité des produits de substitution. C'est la première fois qu'un pays membre du GATT ou de l'OMC parvient à démontrer qu'une mesure nationale est "nécessaire à la protection de la santé et de la vie des personnes ".


La ville d'Abestos, considérant que ce nom à la connotation négative lui fait du tort, va en changer au cours de l'année 2020.

jeudi 19 décembre 2019

Audur Ava Olafsdottir : Miss Islande



Miss Islande de Audur Ava Olafsdottir raconte l’histoire d’une jeune femme qui porte le nom du volcan islandais, Hekla. Elle part à Reykjavik, quittant sa région natale, dans le nord, pour être écrivain. Elle s’est aperçue bien vite qu’il est difficile de réaliser son projet -qui est aussi une vocation- quand on est une femme. De caractère bien trempé, volontaire, elle décide de tracer sa route sous un nom d’emprunt. Non, nous ne sommes pas dans l’Angleterre victorienne des soeurs Brontë mais en Islande dans les années 1960 ! Hekla est née en 1942. Le premier chapitre du livre s’intitule d’ailleurs : « Poète est un mot masculin ». Seule son amie Isey, mariée trop jeune et déjà mère, et Jon John, son  ami d’enfance, homosexuel, ainsi que son père, sont au courant.

Le volcan Hekla : voir ici

Le récit raconte les difficultés rencontrées par Hekla : travailler dans un café, subir les humiliations quotidiennes, gestes déplacés, harcèlement sexuel, d’hommes avinés, refuser de participer au concours de Miss Islande, seule « carrière » envisageable, semble-t-il, pour une jeune femme quand elle est jolie, et trouver le temps de continuer à écrire !
Mais être une femme au foyer, ne semble pas beaucoup plus désirable. C’est ce que l’on se dit quand on voit Isey, ses regrets non exprimés, son enfermement entre quatre murs, son manque de communication avec son mari, et, malgré l’amour porté à ses enfants, la peur d’être enceinte sans pouvoir être maîtresse de son corps, sans possibilité de contraception.
Le roman explore aussi le thème de l’homosexualité. Il montre les souffrances de Jon John qui doit cacher ce qu’il est, et pourtant subir les railleries, les brimades, la brutalité de ses camarades de travail pendant ses expéditions en mer.
Ces deux derniers personnages, fragiles, sont intéressants. J’ai aimé ce qu’écrit Isey dans son journal intime qu’elle cache dans une seau mais qui contient de jolies perles poétiques. Par contre, le personnage de Hekla n'est pas attachant. Les relations qu’elle entretient avec Starkadur, l’homme avec qui elle va vivre, ne la rendent pas obligatoirement sympathique. Elle est très froide et n’a d’empathie que pour ses amis et son père. On sent qu’elle est prête à sacrifier tout ce qui freinerait ses projets.
C’est peut-être pour cela que le roman malgré ses qualités évidentes d’écriture ne m’a pas toujours touchée bien qu'il ait reçu le prix Médicis étranger.
Ce que je préfère, dans le roman,  se situe dans le chapitre placé avant l’histoire d’Hekla : le passage où la mère d’Hekla, enceinte, rencontre l’aigle qui la raccompagne jusqu’à son logis, celui où le père amoureux des volcans donne son nom à la fillette et l’amène avec lui voir les éruptions.
En fait, c’est là que je retrouve l’écriture que j’aime, Audur Ava Olafsdottir et son rapport avec la nature et la terre mère, l’Islande.

jeudi 5 décembre 2019

Pete Fromm : La vie en chantier




Pete Fromm est un auteur que j’aime et cela date de ma première lecture d’Indiana Creek suivi de Avant la Nuit.

Dans ce roman, La vie en chantier, Pete Fromm explore le thème du deuil et des sentiments paternels. En effet, quand Marnie meurt en accouchant, son mari Taz se retrouve seul avec un bébé, sa maison en chantier et son désespoir. Et ce n’est pas seulement la maison qu’ils avaient achetée ensemble, projet commun qui leur donnait bien des soucis, qui est en chantier mais toute sa vie ! Tout est chamboulé, sens dessus dessous.

Pete Fromm analyse avec beaucoup de vérité et de justesse les sentiments du jeune homme anéanti par le chagrin et ses rapports avec cette petite inconnue, sa fille Midge, ce bébé qui a besoin de lui. Si assumer sa paternité est parfois difficile, elle l’est encore plus quand on éprouve, comme Taz, le manque d’une présence aimée et que toute sa vie semble détruite.

Le roman est donc bien écrit, l’analyse du personnage principal sonne juste, ses relations avec Midge aussi, et pourtant, j’ai éprouvé une certaine déception…Peut-être parce qu’il n’est plus question de nature si ce n’est les quelques passages au cours desquelles les jeunes gens se baignent dans la rivière? Même s’il est légitime pour un auteur de vouloir se renouveler, j’avais envie de retrouver le nature writing propre à la collection Gallmeister. Mais, c’est aussi le côté "attendu" du roman que je n’ai pas aimé, introduit par le personnage de la jeune baby sitter, étudiante, qui va, avec un indéfectible dévouement, s’occuper du bébé et du père et tomber amoureuse des deux. Quelle patience ! Presque trop… non, trop ! Dès le début on sait ce qui va se passer. Ce n’est qu’une question de temps ! Et cela m’a gênée. J’ai trouvé le personnage trop prévisible et, du coup, peu crédible car finalement on sait peu de choses sur elle, sur ce qu’elle éprouve. On sent qu'elle n'intéresse pas l'auteur. De ce fait, elle m’apparaît juste comme un personnage utile pour amener le dénouement ! Et c’est un peu vrai aussi de Rudy, l’ami presque trop parfait !

Dommage ! Le roman a des qualités et Pete Fromm est un bon écrivain mais je n’ai pas adhéré à ce récit.

vendredi 27 septembre 2019

Bérengère Cournut : De pierre et d’os


De pierre et d’os de Bérengère Cournut paru aux Editions Le Tripode est un joli livre-objet qui présente une jaquette aux grands rabats, avec une illustration (de Juliette Maroni)  pleine de douceur, le soleil illuminant les glaces de la banquise et les sommets des montagnes gelées. Au premier plan, des restes d’un squelette d’animal et un inuit tenant sa lance, au second, un ours blanc, bleuté, presque effacé par la neige qui tombe à gros flocons. Des photographies anciennes sont insérées la fin du volume.
Cette douceur cache une réalité beaucoup plus dure. C’est ce que nous décrit l’auteure qui connaît bien les inuits pour les avoir étudiés dans les fonds d'archives de Paul-Emile Victor et de Jean Malaurie à la bibliothèque centrale du Museum d'Histoire naturelle à Paris. En effet, derrière la beauté du paysage, on découvre des conditions de vie très éprouvantes, où la mort côtoie la vie à chaque instant, une lutte pour la survie afin de trouver la nourriture, de ne pas succomber à la famine mais aussi au froid et à l’hiver qui plonge ce peuple dans les ténèbres. Pas étonnant alors, que ces étendues désertiques et inhospitalières soient hantées par des esprits qui se mêlent à la vie des humains, les dirigent, les protègent ou au contraire leur veulent du mal.
 Aussi lorsque la jeune Uqsuralik est séparée de sa famille par la rupture de la banquise, elle semble condamnée à une mort certaine. Mais heureusement, son père a fait d’elle une excellente chasseuse, dotée de courage et de bon sens. Elle possède des dons qui feront d'elle, dans l'avenir, une femme puissante. Quand elle rencontre une famille qui l’adopte, elle pourra se croire sauvée. C’est sans compter sur les hommes qui, eux aussi, parfois, constituent un danger pour leurs semblables.
Bérengère Cornut présente un beau roman initiatique et nous permet d’accompagner Uqsyralik dans les différentes phases de sa vie. Nous vivons la vie quotidienne des inuits, nous partageons leurs croyances, leurs peurs, leurs joies et leurs peines, les moments de tendresse et de haine.
 A la prose simple et pure de Bérengère Cournut qui rend compte de la beauté de la nature,  fleurs de la toundra,  bruits, souffle du vent, craquement de la glace, succèdent des chansons-poèmes qui révèlent l’âme des Inuits, un monde peuplé de mystères et d’êtres surnaturels. La nature forme avec l'être humain comme avec les autres animaux un tout que l'on ne peut dissocier. La vie est vécue comme un combat mais est aussi avec le respect des lois de la nature et l'acceptation de la mort. Le réel et le fantastique s’allient pour former un livre à la fois solidement documenté et plein de poésie.

De pierre et d’os a obtenu le prix FNAC 2019

PS : et oui encore un livre de la rentrée littéraire, j'ai craqué !

Photographie d'une famille inuite par George R. King1917
Uqsuralik accouche seule  sur la banquise pendant que se lève la tempête. La femme et la tempête semblent être unies dans le même "travail".

Depuis le rocher sur lequel je me tiens, je regarde comment le vent travaille la surface de l'eau. A chaque rafale, le lac est strié d'un millier de griffes. A chaque nouvelle contraction, mes ongles creusent méthodiquement des sillons dans ma chair. Des gémissements semblables à ceux du vent commencent à sortir de ma gorge. Un éclair déchire enfin l'horizon, je pousse mon premier cri. Il est suivi d'un roulement de tonnerre - mes os frémissent.
Je voudrais inspirer pour reprendre mon souffle, mais le vent s'engouffre dans ma cage thoracique. Les rafales forcent mes côtes les unes après les autres. Je tombe de mon rocher - dans l'eau.

Cap Hoffmann Halvø  voir blog
Sur la toundra, les fleurs forment de grands tapis jeunes, rouges et violets, qui commencent juste à roussir. Les baies foisonnent, j'en fais grande provision. C'était un délice, l'autre jour, que de pouvoir les tremper dans le sang de phoque encore chaud. Ca change des oiseaux à la chair fine et aux os craquants.

« Les Inuit sont un peuple de chasseurs nomades se déployant dans l’Arctique depuis un millier d’années. Jusqu’à très récemment, ils n’avaient d’autres ressources à leur survie que les animaux qu’ils chassaient, les pierres laissées libres par la terre gelée, les plantes et les baies poussant au soleil de minuit. Ils partagent leur territoire immense avec nombre d’animaux plus ou moins migrateurs, mais aussi avec les esprits et les éléments. L’eau sous toutes ses formes est leur univers constant, le vent entre dans leurs oreilles et ressort de leurs gorges en souffles rauques. Pour toutes les occasions, ils ont des chants, qu’accompagne parfois le battement des tambours chamaniques. » (note liminaire du roman)

jeudi 19 septembre 2019

Markus Zusak : Le pont d'argile


Cette année, ayant accumulé un retard considérable dans ma pile de livres à lire, j’avais décidé de ne pas céder à la sirène de la tentation de la rentrée littéraire ! Mais… car vous vous doutez bien qu’il y a un mais, quand j’ai vu le nouveau roman de l’auteur australien Markus Zusak, dont j’avais tant aimé La voleuse de livres, je n’ai pu résister.
Me voici donc lisant, que dis-je ? dévorant Le Pont d’argile dont le héros principal se nomme Clay (diminutif de Clayton) qui signifie argile ! L’auteur nous invite à tenir compte de cette homonymie pour mieux comprendre le personnage et le titre.
 J’ai eu du mal au début du livre car j’avais l’impression de ne pas comprendre ce que je lisais. Et  oui! Tout me paraissait peu clair et je ne cessais de m’interroger. Mais, heureusement, j’ai persévéré et peu à peu tout s’est mis en place, comme un puzzle ou peut-être aussi comme une image trouble qu’une mise au point va permettre de voir nette. Travail formidable de l’écrivain d’ajuster ainsi notre vision en nous livrant des moments de l’histoire avant même que nous en ayons l’explication et en en nous les faisant découvrir par la suite, sans chronologie précise, avec des retours dans le passé mais aussi des avancées dans le futur jusqu’au moment où nous avons tous les éléments pour comprendre. Mais de toutes façons, l'univers de Markus Zusak est toujours un peu étrange, échappe au rationnel et flirte avec la poésie.
 C’est le Frère aîné, Matthew, le responsable des enfants, devenu écrivain, qui raconte l’histoire de la famille et en particulier de Clay et de son pont d’argile. Pourquoi Clay ? Là aussi, il faut aller jusqu’au bout pour le savoir. Pourquoi est-il celui qui porte la plus lourde charge sur ses épaules, pourquoi doit-il construire ce pont  hautement symbolique, ce pont qui permet le passage de la vie à la mort et inversement, pourquoi l'argile, ce matériau aussi modelable et fragile que lui et qui pourtant tiendra bon? Clay est le quatrième de la fratrie, le plus sensible aussi, celui aime les histoires et ne s’en lasse jamais. Il est ainsi le plus proche de sa mère qui lui raconte son enfance d’émigrée polonaise et sa rencontre avec son père. C’est aussi celui qui souffre le plus, le plus silencieux, celui qui semble se sortir le moins bien des drames qui jalonnent sa vie. Il semble vouloir les oublier en s'exerçant à la course jusqu'à la limite de la douleur. Pourtant, il n’a rien d’un ange et sait faire le coup de poing à l’occasion.
La vie des cinq frères Dunbar restés seuls après la mort de leur mère Pénélope et l’abandon de leur père Michael, c’est une mêlée de jambes et de bras dans des bagarres échevelées, de slips sales jonchant le sol, de jurons, de coups de poing, de vaisselle amoncelée dans l’évier mais aussi de solidarité, de bourrades amicales, et de souffrance. Tous unis par un même amour de leur mère et peut-être aussi par la haine de leur père. Le lecteur s’attache à ces personnages qui sont parfois irritants mais toujours humains comme l'ignare Rory, "le dur à cuire", Henry, "l’homme d’affaires" qui ne perd pas une occasion de gagner de l’argent mais sait se montrer généreux, ou l’attendrissant Tommy, le benjamin de la bande, qui adore les animaux et en adopte cinq, pigeon, mulet, chien, chat, poisson, tous tenant une place réjouissante dans le récit, personnages farfelus, comiques, entêtés mais tendres. 

Hé, Tommy, c est quoi ce binz ?
- Comment ?
- Comment ça, « comment » ! Tu te fiches de moi ? Y a un âne dans le jardin.
- C est pas un âne, c'est un mulet.
- Quelle différence ça fait ?
- Un âne c est un âne, un mulet c'est le croisement entre ...
- Je me fiche de savoir si c'est le croisement entre un quarter horse et un poney Shetland ! Qu'est ce qu'il fout sous l'étendoir à linge ?
- Il mange l'herbe.
- Ca, je le vois !
... nous l'avons, finalement, gardé.
Ou, pour être plus précis, le mulet est resté.


Autour de l’image de Pénélope, gravitent les héros grecs, Ulysse, Hector, Achille et tant d’autres, même l'Aurore aux doigts de rose s'invite dans leur salon. Comme leur mère quand elle était enfant, les garçons ont reçu l’Odyssée et l’Iliade en guise de biberon depuis leur plus jeune âge. Il ne faut pas s’étonner alors si leur imaginaire en est nourri et si cela se répercute dans tous les aspects de leur vie jusqu’aux noms donnés aux animaux.  On ne se nomme pas Pénélope pour rien!

 Quand d'autres enfants s'endormaient en écoutant des histoires de chiots, de chatons et de poneys, Pénélope grandit avec Achille aux pieds légers, l' Ingénieux Ulysse ainsi que les noms et surnoms de tous les autres.
Il y avait Zeus, l' assembleur de nuées.
Aphrodite, qui aime les sourires.
Son homonyme : la patiente Pénélope.
Le fils de Pénélope et d' Ulysse : le prudent Télémaque.
Et toujours un de ceux qu'elle préférait :
Agamemnon, roi des hommes.


 Au demeurant, comme dans l'Odyssée, c’est une femme dotée de multiples surnoms dont le moindre n’est pas celui-ci :  La Jeune Mariée au Nez en Compote ! Une grande tendresse émane de ce portrait auréolé par l'admiration des garçons.
La mère, c’est aussi le piano, elle qui a dû abandonner sa carrière de pianiste pour émigrer. Mais il n’est pas dit que ses fils aient la fibre musicale, ce qui donne lieu a des scènes mémorables et hilarantes entre les cinq garçons rétifs et la mère obstinée.
Il y a aussi dans la mythologie familiale, un certain Buonarroti, l’homme au nez cassé, qui rapproche Clay de son père. Le jeune homme est le seul à entretenir des liens avec celui qui les a abandonnés.
Et puis … l’amour des chevaux, la vénération des champions équins dans ce quartier de la ville anciennement dédiée aux courses hippiques. C’est ce qui permet à Clay de rencontrer sa bien-aimée Carey qui mène, envers et contre tous, une carrière de Jockey, brillante cavalière, au caractère bien trempé... et d’endosser à son égard une responsabilité de plus.

Un livre riche de thèmes divers, riche de toutes sortes d'émotions, tendresse et fraternité, amour et colère, moments de bonheur et de désespoir. Un beau roman qui nous tient en haleine en nous faisant passer des rires à la tristesse et vice versa, incapables de lâcher le roman même lorsque l’on sent l’urgence du sommeil ! Et oui, encore une de mes nuits d’insomnie littéraire !