Todo el cielo sobre la tierra d'Angelica Lidell |
Todo el cielo sobre la tierra ( Tout le ciel au-dessus de la terre) est pour moi ma première découverte d'Angelica Liddell sur scène. Mais je connaissais bien le personnage et son théâtre qui ont secoué les spectateurs Avignon antérieurement. Je savais que j'allais assister à un cri de souffrance, à l'agonie toujours renouvelée d'une femme qui dit son mal être, sa peur de l'abandon et de l'amour … Une blessée grave de la vie pour qui le théâtre est une catharsis salvatrice.
Cette pièce Todo cielo el Sobro la Tierra porte comme sous titre Le syndrome de Wendy. Wendy, bien sûr c'est Angelica Liddell et toutes les filles qui refusent de grandir, effrayées par la perspective de l'âge adulte, par la décrépitude du corps et de l'esprit qui les attend. Les vers de William Wordworth qui reviennent dans la pièce comme un leit motiv disent cette peur d'une autre manière :
Et si rien ne peut ramener l'heure
De la splendeur dans l'herbe, de l'éclat dans la fleur
Au lieu de pleurer, nous puiserons
Nos forces dans ce qui n'est plus.
A la voix sentencieuse d'un professeur qui interroge, on entend une jeune élève répondre : "Je crois que cela signifie que lorsque nous sommes jeunes nous vivons d'idéaux, mais quand nous perdons notre jeunesse nous devons trouver en nous les forces pour vivre".
Jouée dans la grande cour du lycée Saint Joseph, la pièce est pour moi très nettement divisée en trois parties dont je ne suis pas arrivée forcément à voir la logique au moment où le spectacle se déroulait, ce qui fait que j'ai eu des difficultés à entrer dans l'univers d'Angelica Lidell. Ce n'est que peu à peu que j'ai vu le puzzle se mettre en place, la cohérence apparaître.
Angelica a écrit cette pièce en hommage aux soixante-neuf jeunes gens tués sur l'île d'Utoya en Norvège en 2011 par Anders Breivik. La première partie de la pièce est une réflexion sur ce massacre, sur l'horreur insoutenable qui lui est inhérent, sur la difficulté de continuer à vivre face à une telle monstruosité. A l'image de l'île d'Utoya se superpose alors celle de Peter Pan, le pays où se réfugient les enfants qui ne veulent pas grandir car la métaphore de la mort est très apparente dans le mythe de Peter Pan. Est-ce à dire que pour ne pas grandir, il faut mourir jeune comme les enfants d'Utoya?
C'est là que Peter Pan amène Wendy-Angelica, pour la soustraire à la terreur et à la solitude. Pourtant malgré le tragique du propos, ce début m'a laissé froide, occupée que j'étais à comprendre le sens et le pourquoi et le comment! Le théâtre de Lidell n'est pas d'un abord aisé pour une non-initiée!
La seconde partie nous amène en Chine. Il faut dire que chaque fois que Angelica Liddell est malade de dégoût et de peur, elle apprend une langue étrangère. C'est ce qu'elle a fait cette fois encore avec le chinois. Puis elle est allée se perdre, toute petite, insignifiante, dans la grande ville de Shanghaï. Sur scène, retentit la musique du compositeur chinois, Hong Dae Sung, qui a créé des valses pour le spectacle. Un couple venu de Shanghaï valse. Ils sont âgés, ce ne sont pas des danseurs professionnels mais ils aiment danser, on le sent. La musique est belle, douce, joyeuse, les valses s'enchaînent, spectacle hors du temps. Etonnement des spectateurs et même protestations à côté de moi, visiblement ce n'est pas cela que l'on attend d'Angelica! Pourtant je comprends son propos, c'est comme si elle s'enfermait dans un monde idéalisé où la vieillesse n'est pas une déchéance, une parenthèse qui la soustrait à l'horreur de la réalité. Shanghaï comme une île lointaine accueille Wendy.
Et puis la troisième partie! Là, Angelica est seule sur la scène, plus rien ne la protège de la souffrance et sa voix éclate, s'élève et semble envahir l'espace au-dessus de nous. Elle crie sa haine des mères, elle qui a toujours refusé d'en être une, elle crie son mépris de celles qui exploitent leurs enfants en exigeant amour et reconnaissance, celles qui se drapent dans ce rôle de mère pour acquérir un "supplément de dignité". Elle dit surtout comment sa propre mère a détruit en elle le bonheur en la punissant d'éprouver ce sentiment, comment elle a fait en sorte que le rire soit synonyme de honte et de péché. Elle dit sa solitude, sa peur de l'abandon, sa soif d'être aimée. Et tout son corps se tord et participe à cette souffrance tandis que se découpe l'ombre géante de sa silhouette torturée sur les hautes façades de l'ancienne bâtisse du lycée Saint Joseph. Sa voix se métamorphose, rugit, murmure, prend des inflexions profondes qui semble sortir de ses entrailles. Car il s'agit bien de cela, un rugissement qui surgit de l'intérieur : la douleur est physique et transmissible, le spectateur l'éprouve, le spectateur chavire tandis que les enfants d'Utoya s'écroulent sur la scène dans leur vêtement ensanglanté… L'obscurité se fait! Les spectateurs restent silencieux, sonnés! Il faut un moment pour revenir à soi-même et donner à Angelica Liddell les remerciements qu'elle mérite.
Chez Eimelle