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vendredi 15 janvier 2021

Joseph O'Connor : le bal des ombres

 

Voilà encore un livre que j’ai adoré ! Merci à Kathel de me l’avoir fait connaître :  son billet est  ici

Joseph O’Connor place l’action de son livre Le bal des ombres dans la ville de Londres en 1878 et dans le cadre du théâtre Lyceum, alors en très mauvais état, acheté et rénové par Sir Henry Irving, célèbre acteur de l’époque. Celui-ci va prendre pour directeur financier un écrivain sans succès, lui-même persuadé d’être un raté, Bram Stoker qui est pourtant le père d’un des personnages les plus célèbres du monde, être fantastique devenu un mythe : Dracula. Une femme vient rejoindre ces deux hommes, actrice aussi célèbre en Angleterre que Sarah Bernhardt en France, Ellen Terry. Cette dernière forme avec eux un trio à l’intérieur duquel l’amitié et l’amour le disputent parfois à la colère et la trahison mais parviennent toujours à triompher.

Les personnages

Ellen Terry dans Catherine d'Aragon

Le bal des ombres rappelle à la vie des personnages historiques  fascinants.
 
Henry Irving n’est pas seulement un acteur hors norme, démesuré et génial, un metteur en scène illuminé mais aussi un homme colérique, explosif, mégalomane et torturé. Et son ami, le très sérieux et très gentil - malgré sa force herculéenne- Bram Stoker, fait figure, en tant que financier, de rebrousse-poil, d’empêcheur de danser en rond; il est celui qui compte les recettes et les dépenses, celui qui brime et interdit le luxe inconsidéré, d’où une situation explosive entre les deux hommes. Ellen Tracy est une actrice pleine de finesse et d’émotion. Elle est la figure de la femme libre, totalement indépendante, imperméable aux jugements sociaux, qui choisit ses amants comme elle l’entend. Il faut lire sa diatribe contre le mariage ou plutôt contre les maris qui est un modèle du genre.
C’est autour de ce trio mythique que le roman va s’articuler, Bram Stoker en étant le principal narrateur parlant de lui-même, à la fois comme « je » et comme « il », dans une sorte de dédoublement qui sied bien au personnage. En effet, il porte en lui des zones d’ombre. Son image n’est pas aussi lisse et lumineuse qu’elle le paraît. C’est à l’intérieur de son cerveau que vivent et s’ébattent les monstres qui se nourrissent de leur créateur et peuplent ses écrits.
Parmi les personnages secondaires, Florence, l’épouse délaissée de Bram Stoker, est aussi un femme forte, indépendante, qui saura garder une amitié indéfectible à son mari. C’est elle qui obtiendra, après la mort de Stoker, quand paraît Nosfératus, le plagiat de Dracula, que les droits d’auteur de son mari soient reconnus, créant ainsi un précédent qui servira tous les écrivains.

Histoire et Fantastique

Henry Irving

Le roman joue, entre lumière et ombre, sur le réel et le fantastique, un récit hanté, effrayant et surtout enveloppant. Nous déambulons dans l’atmosphère trouble des nuits londoniennes, des rues noyées dans le brouillard où sévit Jack l’éventreur et où erre un Bram Stocker agité, angoissé, en proie à des tourments intérieurs, peut-être habité par ces vampires ? On est transporté dans le grenier du théâtre, devenu le bureau secret de Bram Stocker, décor hors du temps où le fantôme de Mina « vit » sa mort violente et devient l’amie de l’écrivain. On se laisse emporter par ce passage de la vie à la mort, par cet entre-deux qui déstabilise le lecteur et crée un aura de mystère et d’angoisse.

Un hommage au théâtre

Théâtre Lyceum
  

La vie du Lyceum, sa résurrection, ses réussites et ses échecs, ses joies et ses peines, ses tournées dans les pays étrangers font parti des thèmes passionnants et variés du roman.
Le bal des ombres est le lieu où s’élabore le théâtre, où se construisent les mises en scène, où les Hamlet, lady Macbeth, Richard III ou Henry VIII prennent vie et s’incarnent. Les apparitions de ces grands personnages célèbres viennent se mêler à ceux de notre trio mais aussi à d’autres, Oscar Wilde, Bernard Shaw, Walt Whitmann, leurs amis ou détracteurs…  Nous sommes bien sur une scène mais comment distinguer une ombre d'une autre ? Chacun y joue son rôle et s’efface, laisse place à une autre ombre et tout n’est enfin que ombre de l’ombre.

Un bal à la musique triste

Bram Stoker

On est saisi d’une émotion qui naît de la tristesse de cet homme blessé qui n’a jamais su qu’il avait créé un mythe universel et qui s’est éteint dans l’obscurité. On est animé aussi d’une mélancolie nourrie de toutes ces figures fugitives qui reviennent du passé pour danser autour de nous. Nous sommes entraînés dans un bal dont la musique nostalgique retentit encore doucement bien après que l’on ait fermé le livre.

Remarque : Pourtant je lis, dans une critique sur Babelio, la réflexion suivante, que je cite :

C'est intéressant, mais j'ai eu comme la sensation que Joseph O'Connor avait appuyé par mégarde sur une pédale qui étouffe le son, met tout en sourdine, empêche la musique d'éclater.
Bref, un gros potentiel, mais ça reste un peu timoré, ça ne m'a pas complètement emballée.


Inutile de dire que je ne suis pas du tout d’accord avec cet avis même s’il est intéressant ! Non, Joseph O’Connor n’a pas appuyé par mégarde sur la pédale, il l’a fait exprès ! Nous sommes dans la demi-teinte. Il a sciemment voulu que la musique n’éclate pas, il a mis une sourdine aux sentiments qui naissent en nous à la lecture de ce livre. Il a refusé l’éclat pour mieux nous envelopper dans une brume nostalgique, une douce tristesse, afin de ne pas nous laisser oublier que ce sont des ombres qu’il convoque devant nous et que ces fantômes, comme à la fin de toute pièce de théâtre, vont retourner dans les limbes dont il les a tirés pour nous, l’espace d’un livre.

Et c’est pourquoi j’ai adoré ce très beau roman ! Et c'est pour cela qu'il m'a complètement emballée !

 

lundi 15 janvier 2018

Miguel Bonnefoy : Sucre noir



 Le roman Sucre noir de Miguel Bonnefoy débute par une vision fantastique, celle d’un trois-mâts naufragé planté sur la cime des arbres au milieu de la forêt d'une île des Caraïbes. Ce premier chapitre a une force surréaliste tant par la description de la forêt « navirophage » qui va émietter le bateau, en disperser toutes les richesses, faire un sort à son équipage que par les personnages que campe Miguel Bonnefoy. 

Le capitaine Henry Morgan, en particulier, célèbre corsaire qui fut gouverneur de l’île de la Jamaïque au XVII siècle, apparaît ici, moribond, boursoufflé par l’alcool, accroché à son or qu’il va emporter dans la mort. Récit romanesque qui malmène un peu l’histoire puisque Henry Morgan est mort d’alcoolisme, certes, mais dans son lit. Peu importe, la légende est née. Et le trésor des pirates avalé par la forêt tropicale va devenir le rêve des chercheurs  de trésor. 

Trois siècles après, le premier d’entre eux est Severo Bracamonte qui devra déchanter dans sa quête mais épousera, par contre, Serena Otero. Celle-ci, héritière de la plantation de cannes à sucre de ses parents, braves gens qui avaient accueilli et encouragé le jeune homme, est une jeune femme singulière, altière, éprise de liberté. C’est aussi un personnage fort du roman.

Dès lors c’est à travers ce couple et leur fille adoptive Eva Fuego trouvée dans un champ de cannes en feu que nous allons suivre, les grandeurs et les décadences de la famille et leur île. Surtout après la découverte dans la plantation d’un puits de pétrole.

Migule Bonnefoy (source Babelio

Rien n'est aussi fort dans la suite du roman que ce remarquable premier chapitre mais j’ai aimé dans l'ensemble la plume de Miguel Bonnefoy, luxuriante comme les forêts qu’il décrit, riche et épicée comme les personnages qu’il peint. Et puis, il y a ce sentiment d’être ailleurs, non plus dans le réel mais dans un monde particulier, dans le réalisme magique des auteurs d'Amérique du Sud. Miguel Bonnefoy, rappelons-le est français, il est né à Paris, mais vénézuélien par sa mère, chilien par son père.

Tout de suite je me suis sentie en présence non d'un roman mais d'une fable, en train d’en chercher le sens caché, le secret de lecture.

Ainsi, lorsque Severo Bracamonte, personnage sympathique au demeurant, cherche le trésor, il déterre d’abord, au cours de ses fouilles, une statue de Diane. Puis, il découvre l’amour de Serena qui va remplir sa vie. Le seul vrai trésor de l’homme est donc l’amour; tout le reste n’est que faux-semblant comme la statue qui est porteuse de mort.

C’est au moment où le deuxième chercheur, l’Andalou, arrive dans le domaine, que Serena reçoit son second trésor : La petite fille Eva Fuego abandonnée dans le champ de cannes.

Enfin, quand Eva Fuego trouve un puits de pétrole dans son domaine et devient propriétaire d’une immense fortune, elle qui n’aime personne,  est précipitée dans le malheur et la ruine.
Une fable, donc, qui nous dit que la richesse n’est pas là où l'on croit la trouver mais dans l’amour et la nature.

Je suppose que ce n’est qu’une interprétation parmi d’autres. J’ai lu dans un article du journal l’Humanité une explication économique très intéressante. Voir ICI

Une interprétation de Sophie Jourbet dans l’Humanité
Roman. Le goût amer du sucre noir ICI

« Dans la veine du réalisme magique, le Franco-Vénézuélien Miguel Bonnefoy signe une épopée miniature qui se collette, sous une apparente légèreté, avec les problèmes économiques actuels du Venezuela. Ce pays, qui compte les réserves pétrolières les plus importantes du monde, a subi de plein fouet l’effondrement des cours de l’or noir. Comme Eva Fuego, brûlée et desséchée à force d’avoir trop cherché de l’or, le pays serait-il un vieillard qui meurt avec ses chimères, faute d’avoir su exploiter ses véritables richesses ? C’est la question que pose ce conte en Technicolor, qui dégage, à chaque page, une puissante odeur de sucre et de rhum.

dimanche 16 mars 2014

James Lee Burke : Dans La brume électrique avec les morts confédérés





 James Lee Burke est l'auteur d'une série policière qui met en scène un personnage récurrent, l'inspecteur Dave Robicheaux. Il situe ses romans en Louisiane où il a vécu, un état qu'il connaît bien. Les paysages de la Louisiane du sud ainsi que sa population ont une importance primordiale dans ces romans et accompagnent toutes les enquêtes de Robicheaux.
James Lee Burke a mis beaucoup de lui-même dans son personnage. Né au Texas et ayant vécu son enfance entre cet état et en Louisiane, Burke est issu comme Dave Robicheaux d'une famille pauvre. Son père comme celui de Dave est ouvrier dans une raffinerie. Comme Dave, Burke poursuit des études universitaires qui lui permettent d'échapper à son milieu mais il a exercé de nombreux métiers avant d'être reconnu comme écrivain. Notons aussi que la fille de Lee Burke se nomme Alafair comme la fille adoptive de Dave Robicheaux..

Si vous voulez les lire dans l'ordre il faut savoir que Dans La brume électrique est le sixième de la série d'après les titres donnés par Wikipédia. Les romans sont traduits en français aux Editions Payot-Rivages

La Pluie de néon ( 1996 pour la traduction française) The Neon Rain,1987

Prisonniers du ciel, (1991pour la traduction française ) (Heaven's Prisoners, 1988
Adapté au cinéma par Phil Joanou en1996 sous le titre Vengeance froide

Black Cherry Blues,  (1991) Black Cherry Blues, 1989
Grand prix de littérature policière et prix Mystère de la Critique 1992

Une saison pour la peur, Payot et Rivages, (1993) A Morning for Flamingos, 1990

Une tache sur l'éternité, Payot et Rivages, (1994) A Stained White Radiance, 1992


Dans la brume électrique avec les morts confédérés (1994) In the Electric Mist with Confederate Dead, 1993

Le livre a été adapté au cinéma par Bertrand Tavernier en 2008 sous le titre Dans la brume électrique.

Il y a 18 titres de cette série traduits en français pour l'instant. Le 19 ème va paraître le 16 Avril 2014.


 Une intrigue complexe

A New Ibéria en Louisiane l'on vient de découvrir un jeune fille assassinée, un autre cadavre va bientôt suivre. Dave Robicheaux et Rosie Gomez, un agent du FBI qu'on lui a imposée, vont vite soupçonner qu'il s'agit des crimes d'un psychopathe. Or, est revenu dans la ville Julie Balboni dit Baby Feet et son équipe de truands. Baby Feet a été camarade de classe de Dave Robicheaux. C'est un gangster peu recommandable mais que les autorités accueillent les bras ouverts parce qu'il est producteur d'un film qui va apporter de l'argent à la ville.
D'un autre côté Robicheaux arrête Elrod T. Sykes, acteur principal du film, qui conduit en état d'ivresse. L'inspecteur renonce à l'inculper lorsque Sykes lui dit qu'il a découvert les restes très anciens d'un homme noir. Or, quand il avait dix-neuf ans, Dave Robicheaux a assisté au meurtre et ce souvenir n'a jamais cessé de le poursuivre!
L'inspecteur va donc mener une double enquête. Mais bientôt les apparitions de soldats confédérés -il y a eu des grandes batailles sur ces lieux pendant la guerre de Secession- vont venir le hanter.


 Une célébration de la nature

On voit que l'intrigue est très complexe et le rythme du roman est lent. C'est une des caractéristiques de l'écriture de James Lee Burke. L'enquête existe mais est le prétexte à peindre des paysages qu'il aime profondément avec ses marais, ses odeurs si particulières, ses couleurs irisées et changeantes, sa végétation dense et luxuriante, sa beauté mais aussi ses inconvénients et ses dangers : les nuées de moustiques, la chaleur excessive,  les alligators, les cyclones dévastateurs… Je crois que c'est un des aspects les plus envoûtants du roman.

 Un amour des humbles

Mais l'écrivain aime beaucoup aussi les hommes et surtout les humbles, ceux qui sont et seront toujours d'éternelles victimes :  les pauvres filles sans parents, sans éducation, amenées à se prostituer qui deviennent les proies faciles d'hommes malfaisants; les noirs, bien sûr, dans une société qui ne s'est jamais débarrassée complètement de ses préjugés racistes et où la mort d'un homme s'il est noir ne trouble personne… sauf Robicheaux qui ne peut pas vivre avec cela.

Doit-on se faire justice?

Face à cette société gagnée par la violence, la drogue, la pornographie, Robicheaux se sent impuissant et ceci d'autant plus que la justice est défaillante. Un Julie Balboni n'a jamais directement du sang sur les doigts; ce sont ces sbires qui exécutent le sale boulot et il est assez riche pour acheter les consciences et s'en sort toujours.
Alors Robicheaux se demande si l'on doit se faire justice soi-même puisque les moyens légaux échouent; Non, lui répond le général de l'armée confédéré qu'il aperçoit  dans ses visions, non, sous peine d'y perdre son âme. C'est un des thèmes du roman, souvent repris dans bien d'autres de cette série.
Fantastique ou métaphore?

Une des caractéristiques de Dans La brume électrique est que la réalité bascule dans le fantastique. Certes, James Lee Burke prend soin de nous montrer que ces fantômes n'apparaissent que lorsque Dave ne va pas bien, lorsqu'il est dans un délire, entre le rêve et le sommeil… mais très habilement l'écrivain nous maintient dans le doute. A nous donc, lecteurs, de décider si le surnaturel fait vraiment irruption dans ce récit. Cependant, il faut bien voir qu'il est de toutes façons métaphorique puisqu'il met en relation la violence de la guerre de Sécession,  à celle qui est toujours de mise dans le pays. Et pour répondre à cette violence semble nous dire le spectre, il faut savoir rester un homme propre et ne pas faire de concessions envers ses valeurs : vous ne devez jamais envisagé un acte déshonorant comme une solution viable.


 Quelques extraits :

Peu après quatre heures, j'entendis les mulets dans le courant, la queue d'un 'gator battre l'eau dans le marais, un moqueur solitaire chanter à l'autre bout de la clairière. L'air changea; une brise fraîche se leva de la baie et souffla une odeur de poisson et de crevettes sur les étendues plates. Puis une lueur pâle de cobalt, pareille au vert mouillé d'une lumière d'été avant la pluie, s'étira sur les rebords de la batterie de nuages amassés à l'horizon est, en quelques minutes, je distinguais les formes noires des jetées qui s'avançaient dans la mer, de petites vagues crénelées de blanc sur la marée montante, la voilure d'un crevettier au loin derrière la houle.

Conversation avec le général confédéré :

L'époque qui vous a vu vivre était différente, Général. Cet après midi , j'ai regardé un film qui montrait de jeunes femmes en train d'être battues et torturées, voire mises à mort, par des sadiques et des dégénérés. Ce genre de truc se vend dans les magasins et se diffuse dans les cinémas publics. Les fils de pute qui font ça sont rarement arrêtés sauf lorsqu'ils sont épinglés dans un coup monté à cause de leur système de distribution par voie postale. (…)
Peut-être notre société souffre-t-elle d'une telle culpabilité collective que nous craignons d'en punir individuellement les membres?.







  Félicitations et merci à : Aifelle, Dasola, Eeguab, Pierrot Bâton, Somaja, Thérèse...
Le roman : Dans La brume électrique avec les morts confédérés de James Lee Burke

Le film :   Dans La brume électrique de Bertrand Tavernier (voir Wens)

mardi 8 mai 2012

David Lodge : La Vie en sourdine

La vie en sourdine est le dernier roman de David Lodge dans lequel il a mis beaucoup de lui-même à commencer par sa surdité et la mort de son père.
Le titre anglais Deaf Sentence de même que les  phrases mal comprises et déformées par la surdité (ce qui donne lieu à des quiproquos incessants) sont difficiles à traduire sinon intraduisibles, comme l'écrivain le reconnaît lui-même, d'où l'hommage à ses traducteurs Maurice et Yvonne Couturier.
Le titre joue en effet, sur le jeu de mot entre death : mort et deaf : sourd.* La surdité est bien une condamnation à mort : mort sociale d'abord puisque l'impossiblité de suivre une conversation oblige Desmond, le héros du livre, professeur de linguistique retraité, à renoncer à une vie mondaine mais aussi à des conférences internationales qui auraient donné sens à sa vie et maintenu intacts ses centres d'intérêt intellectuels. Mort aussi car en s'enfonçant dans la surdité, Desmond s'engage  dans la vieillesse, sur un chemin où il n'y plus de retour possible.

lodge-1.1243778203.jpgDe plus le tragique de cette infirmité réside paradoxalement dans le fait  qu'elle est ... comique! Dans la comparaison qu'il dresse entre cécité et surdité, lors d'une brillante, érudite  et humoristique démonstration, Lodge démontre, en effet, combien le sourd fait rire ou irrite alors que l'aveugle s'attire attention, aide et commisération.
Le tragique par opposition au comique. Le poétique par opposition au prosaïque. Le sublime par rapport au ridicule.
Les prophètes et les voyants sont aveugles -Tirésias par exemple- mais jamais sourds. Imaginez-vous en train de poser une question à la Sybille et recevant pour toute réponse un : "quoi? Quoi?" irascible.
C'est ainsi que David Lodge explore, avec un humour parfois grinçant et  par l'auto-dérision, cette tranche de vie  des plus de 60 ans, qui se manifeste à travers son personnage par le besoin de trouver un sens à sa vie, malgré la cessation d'activité - selon la périphrase pudique qui désigne la retraite-  cessation de vie pourrait-on dire- encore aggravée par la surdité, qui lui donne l'impression d'être mis au rencart; par la baisse de la libido surtout lorsqu'on a une femme plus jeune, résolument active, par les dernières tentations sexuelles sous les traits d'une jeune étudiante un peu spéciale; par une visite à Auschwitz  qui est un écho à la mort du père et de sa première femme, Maisie, par la naissance d'un petit-fils qui rétablit un instant l'équilibre précaire...
Et enfin, il décrit, autre thème majeur, les rapports avec son père dans toute leur complexité,  révélant le fossé  social et intellectuel qui s'est créé entre le vieil homme qui a quitté l'école à quatorze ans et dont il dresse un portrait haut en couleur et lui, le fils,  universitaire distingué, relations douloureuses entre amour et refus, entre amour et culpabilité jusqu'à la maladie qui occulte les facultés mentales du vieillard et enfin sa mort.
On le voit le roman traite de thèmes tragiques  et pourtant  l'écrivain avec pudeur, dignité, refus de l'attendrissement, nous amène à en rire.
Un très beau roman, donc, où David Lodge aborde les problèmes d'un homme de son âge dans un récit qui alterne la première et la troisième personne comme pour mieux affirmer qu'il s'agit bien de lui mais aussi d'un autre, d'un journal intime mais aussi d'un roman, et, somme toute, d'une histoire qui nous concerne tous, jeunes et vieux, et que nous serons tous amenés, un jour ou l'autre, à expérimenter.
Les évènements de ces deux derniers mois ne cessent de déclencher en moi des échos et des résonnances de ce genre : la bougie votive vacillant dans l'obscurité parmi les gravats du crématoire d'Auschwitz et la bougie que j'ai mise sur la table de chevet de Maisie lorsqu'elle s'est endormie définitivement; les pyjamas d'hôpital et les uniformes rayés des prisonniers; le spectacle du corps nu et ravagé de papa sur le matelas de l'hôpital lorsque j'ai aidé à le laver et les photos granuleuses de cadavres nus entassés dans les camps de la mort. L'expérience de ces dernières semaines m'a servi en queque sorte de leçon. "La surdité est comique, la cécité tragique", ai-je écrit  plus tôt dans ce journal intime, mais maintenant il me paraît plus significatif de dire que la surdité est comique et la mort tragique, parce que définitive, inévitable, impénétrable.

*Le titre français, s'il ne peut rendre compte entièrement de ce jeu de mot, est très habile : La vie en sourdine joue, en effet, sur le jeu entre les mots sourd et sourdine, ce dernier impliquant que la vie a perdu son éclat,  son retentissement, qu'elle va être jouée en demi-teintes, avec un bémol à la clef. C'est aussi une annonciation de la mort qui passe par de nombreux renoncements.

Republié de mon ancien blog

jeudi 12 janvier 2012

Les 12 d'Ys : Javier Marias: Un coeur si blanc



Un coeur si blanc de Javier Marias  est un coup de... coeur! Dès le premier chapitre, en effet, qui s'ouvre sur le suicide de Teresa, une jeune femme, tout juste revenue de voyage de noces avec Ranz, son mari, j'ai été happée par la force de cette scène analysée par le menu, appréhendée par le détail. En attirant l'attention sur tout ce qui entoure la mort, les attitudes que chacun adopte machinalement, les gestes mécaniques, parfois absurdes ou bizarres en ces circonstances tragiques, du père, de la soeur de la mariée, des invités, l'écrivain nous décrit la mort comme un spectacle, une mise en scène terrible qui se met en place devant nous où chaque acteur est aussi spectateur. Car  ce qui est saisi par les sens, par la vue : le sang, le soutien gorge enlevé, le sein déchiqueté, par l'ouïe : le robinet qui coule, le commis de l'épicerie qui siffle, ne peut l'être par l'esprit plongé dans le chaos, la stupeur, incapable de raisonner. L'écrivain pose le décor, montre les déplacements extérieurs, construit la  scène, la précise, l'affine et ce qui est extérieur va finir par être ressenti par nous-mêmes de l'intérieur comme si nous étions, par exemple, le père de Teresa, hébété, incapable de réfléchir avec cohérence et d'agir.

Cette première scène a une telle puissance d'émotion qu'elle pourrait avoir une vie en elle-même, être une nouvelle. Elle présente même, comme toute bonne nouvelle, une chute :  Tout le monde dit que Ranz,(...),  le mari, mon père, n'avait pas eu de chance, puisqu'il devenait veuf pour la deuxième fois"

Mais cette phrase nous invite à poursuivre le récit avec le mot "mon père"  qui nous permet de découvrir le narrateur. Juan est le fils de Ranz. Son père s'est remarié avec Juana, la soeur cadette de Teresa, et Juan est né de leur union bien après le drame. Il a longtemps cru que sa tante Teresa était morte de maladie et personne n'a jamais découvert non plus pourquoi elle s'était suicidée. Il parle quatre langues, est interprète dans les grands sommets internationaux auprès de chefs d'état et c'est à une de ces occasions qu'il découvre Luisa, interprète elle aussi, au cours d'une rencontre entre les chefs du gouvernement anglais et espagnol. Son récit débute avec son mariage et le malaise qu'il va ressentir devant une confidence de son père après la cérémonie. Une  scène qu'il surprend entre un homme et une femme inconnus dans la chambre voisine de la sienne pendant son voyage de noce à Cuba accentue encore cette inquiétude.
Le roman nous livrera ce secret de famille que Juan ne veut pas connaître mais dont il besoin pourtant pour assumer sa vie.

Les thèmes de ce roman sont incroyablement riches et me touchent particulièrement.
Celui de la mémoire par exemple, de l'impossibilité de retenir l'image de ce qui s'est passé d'où la multiplication à notre époque des moyens de reproduction pour retenir de passé : or pendant que nous essaierons de  le revivre, de le reproduire ou de le rappeler et d'empêcher qu'il soit passé, un  temps différent aura lieu au cours duquel, sans doute, nous ne serons pas ensemble, ne décrocherons pas le téléphone, ne nous déciderons à rien et ne pourrons éviter aucun crime, aucune mort (sans pour autant les commettre et les causer), parce que nous le laisserons passer hors de nous comme s'il n'était pas nôtre, dans cette tentative morbide de le faire durer et de revenir quand il est déjà passé."

La difficulté de donner un sens à notre vie  qui n'est parfois qu'illusion et non-sens  et pourtant...
Ce qui se fait est identique à ce que nous ne faisons pas, ce que nous écartons ou laissons passer, identique à ce que nous prenons ou nous saisissons, ce que nous ressentons, identique à ce que nous n'avons pas éprouvé, pourtant notre vie dépend de nos choix et nous la passons à choisir, rejeter, sélectionner, à tracer une ligne qui sépare ces choses équivalentes, faisant de notre histoire quelque chose d'unique qui puisse être raconté et remémoré.

Sur l'essence des relation humaines et l'amour :
Toute relation personnelle est toujours une accumulation de problèmes, d'insistances, mais aussi d'offenses et d'humiliations." "Tout le monde oblige tout le monde, non pas tant à faire ce qu'il ne veut pas, que ce qu'il ignore vouloir, car pratiquement  personne ne sait pas ce qu'il ne veut pas, et moins encore ce qu'il veut, et cela, il n'y a aucun moyen de la savoir.

Le thème de la  culpabilité et de l'innocence si important dans le roman est abordé par le biais de Shakespeare et Macbeth : "I have done the deed" "j'ai fait l'acte" dit Macbeth quand il a tué Duncan sur les instigations de sa femme. Pour apaiser son effroi Lady Macbeth qui vient de plonger ses mains dans le sang de Ducan pour barbouiller le visage des serviteurs et les faire accuser, murmure  à son mari : "Mes mains ont la couleur des tiennes mais j'ai honte de porter un coeur si blanc". Un coeur si blanc, c'est le titre du roman qui s'éclairera pour le lecteur au dernier chapitre.
 Une instigation n'est rien d'autre que des mots, des mots sans maître que l'on peut traduite, qui se répètent de bouche en bouche, de langue en langue et de siècle en siècle... les actes eux-mêmes dont personne ne sait jamais s'il veut les voir accomplis, tous actes involontaires, les actes qui ne dépendant plus de ces mots dès qu'ils se réalisent, mais les effacent, restent coupés de l'après et de l'avant, eux seuls subsistent, irréversibles, alors qu'il y a réitération et rétractation, répétition et rectification des mots, ils peuvent être démentis ... il peut y avoir déformation et oubli.

Et certes les propos du livre et la manière d'envisager la vie sont bien noirs. Pourtant lorsque Juan saura la vérité, son pessimisme se tempère. Il peut désormais envisager un avenir avec Luisa et même si nul ne peut jurer que l'amour est éternel, il est important d'avoir quelqu'un que l'on aime et qui nous aime.Car c'est finalement l'amour qui peut nous sauver du non-sens.

Une des caractéristiques de l'écriture de Javier Marias tout au cours du roman,(nous l'avons vu dès la première scène) est l'analyse très précise, très fine, qui donne son importance aux détails; or ceux-ci finissent par être essentiels et nous amènent à participer! Un autre de ces particularités est un procédé de réitération des scènes, des paroles telles qu'elles ont été dites, des voix qui font écho avec leur intonation précise, et qui reviennent à plusieurs reprises comme un leit-motiv, comme si la scène recommençait inlassablement dans un processus qui rappelle celui de la mémoire, une scène vécue et revécue parce qu'on ne peut pas ou que l'on ne veut pas l'oublier.   Mais dans ces répétitions s'introduisent des variantes où l'on voit peu à peu le personnage se transformer et s'ouvrir. Et c'est ainsi que ce "romancier de la construction et de l'intelligence" comme il est dit de Javier Marias dans la quatrième de couverture, le devient aussi de l'émotion. C'est ainsi que nous sommes gagnés par la nostalgie de ces mots, de ces efforts démesurés et vains de la mémoire, qui, à travers ce récit tragique, nous parle de nous, de la difficulté de donner un sens à notre vie, d'aimer mais qui est aussi un encouragement à continuer tant que l'on a quelqu'un  dans notre sommeil pour nous protéger et nous aimer.

...nous nous sentons vraiment protégés que lorsqu'il y a quelqu'un derrière nous, quelqu'un que nous ne voyons pas forcément, qui couvre notre dos de sa poitrine tout près de nous frôler, qui finit toujours par nous frôler, et au milieu de la nuit, quand nous nous réveillons en sursaut à cause d'un cauchemar ou parce que nous ne pouvons trouver le sommeil, parce que nous sommes fiévreux ou que nous nous croyons seuls, abandonnés dans le noir, nous n'avons qu'à nous retourner et voir, juste en face de nous, le visage de celui qui nous protège et qui se laissera embrasser partout où l'on peut embrasser (sur le nez, les yeux et la bouche, le menton, le front et les joues; et les oreilles, c'est tout le visage) ou qui, peut-être, nous mettra la main sur l'épaule pour nous apaiser, ou pour nous tenir, ou pour s'agripper peut-être.

PS : J'ai adoré aussi la présentation du métier d'interprète lors dans grandes conférences ou sommets internationaux traitée avec un humour noir décapant... Et les relations de Juan avec son amie Berta  une femme blessée par la vie et aux réactions assez surprenantes.




dimanche 12 juin 2011

Mary Elizabeth Braddon : Le secret de Lady Audley

 


Le secret de Lady Audley est ma deuxième lecture après Sur les traces du serpent de Mary Elizabeth Braddon, écrivain anglais, contemporaine de Dickens et Wilkie Collins .
Dans Sur les traces du serpent Mary Elizabeth Braddon fait preuve d'une imagination débridée et m'avait amusée par son humour, ses personnages décalés et loufoques, son recul sur l'art de l'écrivain. De plus, elle y créait le personnage du détective qui allait connaître une grande vogue dans le roman policier.
Le secret de lady Audley est moins original mais bien mené et écrit d'une plume alerte: Lucy Graham, la très jolie gouvernante de de Mr et Mrs Dawson est une jeune fille simple, intelligente et vive, toujours de bonne humeur mais pauvre. Aussi quand Lord Audley la demande en mariage, elle n'hésite pas et accepte avec ravissement. Certes, elle n'aime pas son époux qui est plus vieux qu'elle et a une fille de son âge, Alicia, mais il est riche! D'autre part, il est en adoration devant elle et la fait vivre dans le luxe. Pourtant, quand Robert Audley, le neveu de son mari, vient leur rendre visite au château accompagné de son ami George Talboys qui rentre d'Australie, lady Audley a un comportement étrange. Elle refuse de les recevoir. George, très déprimé par le décès de sa femme qu'il a appris en rentrant en Angleterre, se conduit lui aussi d'une manière surprenante et insiste pour avoir une entrevue avec la châtelaine. Mais c'est seulement quand George disparaît après l'avoir rencontrée que Robert Audley va commencer à se poser des questions. Avocat de profession qui n'avait jamais exercé sa charge par nonchalance ou paresse, il se lance alors dans une enquête qui lui permettra de découvrir le secret de Lady Audley.
Le personnage de Robert Audley ne manque pas d'intérêt. Ce jeune homme si amorphe qu'il paraît dépourvu d'intelligence et de sentiments aux yeux des autres va sortir de sa léthargie pour sauver son ami. Il se révélera non seulement perspicace, courageux et énergique mais capable d'amitié vraie et découvrira l'amour.
Quant à l'intrigue, l'écrivain nous révèle rapidement qui est George Talboys et ce qui le lie à la jeune femme. Aussi Le secret de Lady Audley ne réside pas dans cette relation mais ailleurs... Le personnage de la jeune femme n'en est pas moins inquiétant même si je trouve sa reddition un peu rapide surtout au moment où elle avait décidé d'une stratégie qui la rendait encore plus machiavélique et qui pouvait aboutir. J'ai eu l'impression que la conclusion était un peu précipitée voire bâclée, ce qui m'a gênée.  Cependant le livre reste agréable à lire et inventif.



                        

vendredi 19 novembre 2010

David Peace : Tokyo ville occupée


Dans Tokyo ville occupée, David Peace part d'un fait réel, le vol de la Banque Impériale à Tokyo, le 26 Janvier 1948, qui entraîne la mort par empoisonnement de douze des seize employés. En effet, un homme se présentant comme médecin leur fait croire que le Ministère de la Santé leur ordonne de prendre des médicaments (du poison en réalité) pour lutter contre une épidémie.
David Peace va nous faire découvrir l'identité et les motivations de l'assassin non en suivant le schéma classique d'une enquête policière mais en adoptant la structure du film du cinéaste japonais Kurosawa réalisé en 1950 : Rashomon. Dans ce film adapté de deux nouvelles de Ryunosuke Akutagawa, six témoignages donnent des versions complémentaires, parfois contradictoires, du viol d'une femme et du meurtre de son mari par un bandit de grand chemin. L'écrivain a vécu au Japon et on le sent imprégné par la  culture japonaise qui va transparaître dans le style et les images.
Dans Tokyo ville occupé, David Peace reconstruit les épisodes du massacre de la banque, les avancées ou les blocages de l'enquête policière en multipliant les points de vue, celui d'une survivante ou de l'assassin en passant par ceux des inspecteurs de police, des journalistes.... David Peace propose pour chaque récit une forme d'écriture différente : des notes à peine rédigées sur un carnet, des documents officiels, des textes proches du poème ou de chants funèbre. Parfois les pensées intérieures se confrontent à des données objectives. Cette construction du récit et les effets stylistiques donnent au livre un caractère étrange et fascinant.
L'arrestation d'un coupable acceptable aux yeux de la population met un terme aux enquêtes journalistiques et policières, elle évite de révéler aux yeux du monde une vérité beaucoup plus horrible, un pan noir de l'histoire du Japon, les crimes contre l'humanité commis par des militaires japonais en Chine. Pour les américains qui sont au lendemain de la guerre jusqu'en 1950 les véritables maîtres du Japon, il s'agit de reconstruire un pays en s'appuyant sur ses anciens cadres fussent-ils des criminels de guerre.
Sous couvert d'un enquête policière, David Peace présente comme dans tout bon roman noir une vision critique voire désespérée de la société puisque les victimes sont toujours les faibles, les plus démunis alors que les puissants même criminels continuent de régner à l'image de l'empereur Hirohito. Ce roman dérangeant tant au niveau de la structure que du fond est donc extrêmement pessimiste et noir. Il faut faire un effort pour y entrer et le lire lentement, en lui consacrant du temps, mais la récompense est au bout : la rencontre d'un véritable auteur.

capture-d_ecran-2010-05-27-a-10-14-261.1287673206.png Avec mes remerciements à Dialogues croisés et aux Editions Payot.

lundi 24 août 2009

David Lodge : Pensées secrètes


L'action de Pensées secrètes se déroule dans le cadre de l'université fictive de Gloucester créée par David Lodge pour servir de cadre à ses personnages.
Dans Pensées secrètes un nouveau professeur de création littéraire, Helen Reed, elle-même romancière, arrive à l'université de Gloucester pour remplacer le titulaire du poste, le professeur Marsden qui, après avoir assuré le premier semestre, est parti en congé sabbatique. Helen vit à Londres, a deux enfants adultes et a besoin d'un changement dans sa vie. Son mari Martin est mort, il y a un an, et elle n'arrive pas à surmonter son chagrin. Elle fait ainsi connaissance de Raph Messenger, brillant professeur de sciences cognitives, mariée à Carrie qui possède une fortune personnelle et, à ce titre, un pouvoir certain sur son mari. Assez antipathique et même parfois carrément odieux, grand amateur de femmes, Messenger n'en est pas à sa première infidélité et n'a de cesse de mettre Helen dans son lit. D'éducation catholique, Helen est sensible au charme du séducteur quinquagénaire mais elle refuse l'adultère. Deux découvertes la feront changer d'avis : le roman que lui donne à lire une de ces étudiantes, Sandra Pickering, dont le comportement assez mystérieux l'a intriguée et le fait que Carie ait elle-même un amant. Telle est la trame de l'histoire réduite ici à son squelette autour de laquelle se greffent les agissements et les pensées des nombreux personnages qui vivent en vase clos sur ce campus et forment un microcosme complexe que l'auteur, comme un entomologiste, a tout loisir d'étudier voire de disséquer.
J'ai trouvé le thème principal du roman très intéressant. Il porte sur le débat philosophique et scientifique concernant la conscience et les différentes théories qui opposent les spécialistes entre eux selon leur appartenance à un courant de pensée. La science, à l'heure actuelle, s'intéresse en effet, à l'étude du cerveau jusqu'alors la partie de notre corps la plus méconnue, pour chercher à expliquer ce qui fait la conscience.
Nous savons que l'esprit ne relève pas de quelque univers  immatériel, surnaturel, le fantôme dans la machine. Mais alors de quoi est-il fait? Comment expliquez-vous le phénomène de la conscience? S'agit-il seulement d'activité électrochimique du cerveau? De la décharge de neurones, de neurotransmetteurs libérés par les synapses? (Raph Messenger)
Ainsi, de nos jours, les progrès techniques, grâce au scanner, à l'IRM, permettent de repérer les zones du cerveau qui sont concernées par telle ou telle émotion. Mais comment cela se traduit-il en pensée se demande Ralph Messenger qui est persuadé que la science cognitive parviendra à le découvrir. Le cerveau n'est-il pas, en effet, semblable à un ordinateur à traitement parallèle qui met en même temps tous ses programmes en fonction? Le but des scientifiques est donc de parvenir à mettre au point un ordinateur capable de penser comme un être humain.
L'habileté de David Lodge est d'exposer ces théories complexes et ardues en les mettant à notre portée de manière à les rendre non seulement compréhensibles mais aussi passionnantes . Helen Reed joue ici le rôle du Candide à qui Messenger expose ses théories et fait découvrir les expériences en cours. En opposant Messenger à Helen Reed, le scientifique à la romancière, l'athée matérialiste à la catholique en proie au doute, David Lodge fait coup double. Si d'un point de vue scientifique il remet en cause le concept de l'âme immortelle  (Y-a-t-il un fantôme dans la machine?) et de la dualité du corps et de l'esprit, il dénonce aussi la prétention des scientifiques qui sont loin d'avoir percé les mystères de la conscience car chaque individu est unique. En laissant le "mot de la fin " à Helen , il donne le point de vue de l'écrivain. Et si l'Homme finalement n'était pas une machine? La littérature, en fin de compte, n'est-elle pas allée plus loin jusqu'à maintenant que la science dans l'analyse de la conscience, de son cheminement obscur et de ses motivations secrètes?
Sans doute ai-je toujours cru que la conscience était le problème de l'art, particulièrement de la littérature, et plus particulièrement du roman.(...) Au fond je suis assez contrariée à l'idée que la science vienne fourrer son nez dans cette affaire, mon affaire à moi. Ne s'est-elle pas déjà approprié une part suffisante de la réalité? Doit-elle aussi avoir des prétentions sur l'essence intangible, invisible de la personne humaine? (Helen Reed)
La construction du roman assez complexe fait alterner les points de vue, celui de Messenger et de Reed  mais aussi d'un narrateur omniscient si bien que certaines scènes sont narrées plusieurs fois selon le ressenti de chacun. Nous pénétrons ainsi dans les pensées intimes de Ralph et de Helen par le biais des notes privées dictées par le scientifique et par le journal de la romancière, ce qui nous permet de connaître l'intérieur de leur conscience, privilège du romancier non du scientifique selon la démonstration de l'auteur! D'ailleurs, Ralph ne connaîtra les pensées secrètes de Helen qu'en violant son journal  et il ne sortira pas indemne de cette lecture puisqu'il y découvrira l'infidélité de sa femme. Je vois là l'ironie de David Lodge qui châtie ainsi son personnage  et ridiculise ses certitudes.
Autre plaisir du roman, les devoirs que donne Helen à ses étudiants sur le thème de la conscience : comment c'est d'être une chauve-souris?  ou sur Mary découvrant pour la première fois les couleurs. Ces travaux donnent lieu à des pastiches pleins d'humour imitant de grands écrivains.

mardi 16 septembre 2008

Les cochons au paradis de Barbara Kingsolver





J'ai lu Les cochons au paradis dans la foulée, après avoir fini l'Arbre aux haricots, dont il est, en fait, la suite. Turtle a six ans; elle vit avec Taylor et Jaz, musicien de rock, très amoureux de Taylor. Mais elle passe à la télévision pour avoir sauvé un jeune homme, simple d'esprit, tombé dans le déversoir d'un barrage. Annawake, une avocate cherokee, la voit, apprend qu'elle a été adoptée illégalement par sa mère et décide de la rendre à sa tribu. Taylor s'enfuit avec sa fille qu'elle a peur de perdre. C'est sa mère, Alice, qui va rencontrer la nation cherokee pour négocier avec elle, prétexte à l'auteur pour nous présenter la réserve, les coutumes et la mentalité des indiens.
Ecrit en 1993, cinq ans après l'autre, le roman exploite des thèmes  toujours aussi généreux : dénonciation du racisme, défense des droits des indiens, procès de la misère non seulement des indiens mais aussi des travailleurs issus de classes  sociales modestes. Ainsi Taylor n'arrive pas à gagner sa vie pour élever sa fille quand elle est seule. Thème aussi de la solidarité (très forte chez les indiens) qui est le seul moyen de survivre dans un pays qui pratique le "Aide-toi le ciel t'aidera "et n'a que mépris pour ceux qui ne réussissent pas.
Mais il me paraît pourtant moins réussi que le premier. Je n'ai retrouvé qu'à certains moments la veine qui parcourt L'arbre aux haricots. Certes, il y encore quelques dialogues savoureux qui révèlent des personnages chaleureux comme celui d'Alice et de Jazz au téléphone. De temps en temps l'humour est là comme dans la scène avec l'abricotier lorsque Taylor s'efforce de chasser les oiseaux qui mangent les fruits ou lorsque tous se disputent à propos de l'organisation de la fête du mariage alors que la principale intéressée n'a pas encore dit oui... Le roman m'a fait parfois l'effet d'être un peu démonstratif et le happy end me paraît un peu trop conte de fées dans un pays qui ne s'y prête pas. Le personnage d'Annawake est conventionnel, il n'a pas la vie, la chaleur des autres et Turtle et Taylor sont moins présentes. Je n'aime pas non plus, mais là, c'est un goût personnel, l'emploi du présent de narration qui me fait l'effet d'une coquetterie stylistique. Bref, un bémol très net par rapport à L'arbre aux haricots.

samedi 13 septembre 2008

L’arbre aux haricots de Barbara Kingsolver






Dès qu'on ouvre les premières pages de L'arbre aux Haricots on sent que l'on est en bonne compagnie, celle d'un écrivain qui a des choses à dire et qui les dit dans un style personnel avec des images vigoureuses et poétiques à la fois, de l'humour et de la conviction. C'est pourquoi j'ai été tout de suite accrochée par le roman.
Les thèmes abordés par l'auteur sont passionnants. Il y tout d'abord  celui de l'amour maternel entre Taylor et sa mère Alice (une femme d'une grande force morale), celui que Taylor va nouer peu à peu avec Turtle, la petite fille cherokee dont elle "hérite" bien malgré elle...
L'amitié aussi est importante et Barbara Kingsolver brosse des portraits de femmes passionnants avec leur beauté, leur faiblesse aussi. Je pense à Mattie, extraordinaire dans sa compréhension des autres et dans sa lutte pour venir en aide aux réfugiés clandestins. Lou Ann, si fragile, bousillée par une mère et une grand mère destructrices... L'auteur a une manière convaincante et chaleureuse de faire vivre tous ces personnages, de nous les faire aimer; un talent aussi pour décrire l'enfance. Turtle est un personnage attachant qui est mis en scène sans mièvrerie et avec beaucoup de tendresse..
La société américaine est présentée aussi dans ce roman avec son indifférence voire son mépris pour les pauvres, les indiens (ici les Cherokee), les réfugiés politiques  que l'on renvoie chez eux bien qu'ils soient condamnées le plus souvent à une mort certaine (beaux personnages de Estevan et Esperanza, guatémaltèques exilés, cachés par Mattie), bref, une société qui rejette tous les déshérités de ce monde.
Un très beau roman donc qui n'est pas sans me rappeler le Steinbeck de Tendre Jeudi par la tendresse et l'humanité qui émanent des personnages de classe modeste, bien souvent des exclus de la "bonne"société.
Résumé du roman :  Taylor Greer n'a qu'une idée, quitter le Kentucky au volant de sa vieille voiture délabrée, car elle ne veut pas subir le sort de toutes des filles du pays  sans travail, sans avenir, qui tombent enceintes et se marient avant même d'avoir commencé à vivre. Mais dans le désert de l'Oklahoma  à la sortie d'un bar, une femme lui "donne" une enfant, petite indienne cherokee. La voilà mère malgré elle. Elle va s'attacher à la fillette qui a subi des violences et qui s'accroche à elle comme une tortue à sa proie. D'où le nom que lui donne Taylor : Turtle. Taylor et Turtle vont s'installer dans  l'Arizona, à Tucson . Là, Taylor grâce à ces nouvelles amies, Mattie et Lou Ann, va se mettre au travail et tisser avec la petite fille des liens très forts.

Barbara Kingsolver