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lundi 13 janvier 2025

Marcel Proust : Le temps retrouvé (2)



La troisième partie de Le temps Retrouvé s'intitule : Matinée chez la princesse de Guermantes

"Rien qu’un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu’eux deux." 

  

Pour retrouver le temps perdu

 

Venise Le baptistère de Saint-Marc

Marcel s'est éloigné de Paris pendant plusieurs années pour se faire soigner dans une maison de santé. Il éprouve de la tristesse en pensant qu'il n'a pas de dons littéraires et qu'il doit renoncer à être écrivain. Lorsqu'il revient dans la capitale il est tout de suite invité dans des soirées mondaines. C'est alors qu'il va avoir une ultime révélation !  Ce qui va lui permettre d'aller jusqu'au bout de l'analyse des sensations qu'il a éprouvées à maintes reprises et, en particulier, la première fois, à Combray, avec le goût des madeleines trempées dans une infusion. La compréhension va se faire en trois étapes :

1) Les pavés inégaux

Alors qu'il se rend chez la princesse de Guermantes, son pied bute contre des pavés mal équarris et au  contact de ces pavés inégaux, il ressent une félicité inexplicable :

  Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires, et même de la réalité de la littérature, se trouvaient levés comme par enchantement.

 Mais cette fois, il est décidé  à comprendre ce qu'il éprouve et il reste un moment en suspens au-dessus de ces deux pavés, refaisant le même pas et chaque fois "la vision éblouissante et indistincte" réapparait "comme si elle m'avait dit. : « Saisis-moi au passage si tu en as la force et tâche à résoudre l’énigme du bonheur que je te propose. » Et presque tout de suite, je le reconnus, c’était Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m’avaient jamais rien dit et que la sensation que j’avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m’avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensation-là, et qui étaient restées dans l’attente, à leur rang, d’où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés. De même le goût de la petite madeleine m’avait rappelé Combray."  

Marcel se pose alors cette question :   Mais pourquoi les images de Combray et de Venise m’avaient-elles, à l’un et à l’autre moment, donné une joie pareille à une certitude et suffisante sans autres preuves à me rendre la mort indifférente ?"

2) Le bruit de la cuiller

Dans la bibliothèque de l'hôtel de Guermantes où il est introduit, il entend le tintement d'une cuillère sur une assiette. Et c'est à nouveau le même sentiment de bonheur associé à une réminiscence.

 "Le même genre de félicité que m’avaient donné les dalles inégales m’envahit ; les sensations étaient de grande chaleur encore, mais toutes différentes, mêlées d’une odeur de fumée apaisée par la fraîche odeur d’un cadre forestier ; et je reconnus que ce qui me paraissait si agréable était la même rangée d’arbres que j’avais trouvée ennuyeuse à observer et à décrire, et devant laquelle, débouchant la canette de bière que j’avais dans le wagon, je venais de croire un instant, dans une sorte d’étourdissement, que je me trouvais, tant le bruit identique de la cuiller contre l’assiette m’avait donné, avant que j’eusse eu le temps de me ressaisir, l’illusion du bruit du marteau d’un employé qui avait arrangé quelque chose à une roue de train pendant que nous étions arrêtés devant ce petit bois."

 3) La serviette empesée

En attendant que se termine la partition musicale qui se joue dans le salon de réception, un maître d'hôtel apporte à Marcel une collation et il s'essuie la bouche avec un serviette raide et empesée  qui lui rappelle celle qu'il avait employée pour se sécher le premier jour de son arrivée à Balbec.

 " et maintenant, devant cette bibliothèque de l’hôtel de Guermantes, elle déployait, réparti dans ses plis et dans ses cassures, le plumage d’un océan vert et bleu comme la queue d’un paon. Et je ne jouissais pas que de ces couleurs, mais de tout un instant de ma vie qui les soulevait, qui avait été sans doute aspiration vers elles, dont quelque sentiment de fatigue ou de tristesse m’avait peut-être empêché de jouir à Balbec, et qui maintenant, débarrassé de ce qu’il y a d’imparfait dans la perception extérieure, pur et désincarné, me gonflait d’allégresse."

Par trois fois et dans l'espace de quelques minutes, donc, Marcel expérimente cette sensation de bonheur parfait qui ressuscite le passé non par un effort conscient de la mémoire mais par une perception sensorielle qui s'exerce involontairement et en dehors de lui. Car chaque geste, chaque acte que nous avons accomplis dans le passé porte sur lui le reflet des choses qui logiquement ne tenaient pas à lui, en ont été séparées par l’intelligence, qui n’avait rien à faire d’elles pour les besoins du raisonnement, mais au milieu desquelles — ici reflet rose du soir sur le mur fleuri d’un restaurant champêtre, sensation de faim, désir des femmes, plaisir du luxe ; là volutes bleues de la mer matinale enveloppant des phrases musicales qui en émergent partiellement comme les épaules des ondines — le geste, l’acte le plus simple reste enfermé comme dans mille vases clos dont chacun serait rempli de choses d’une couleur, d’une odeur, d’une température absolument différentes ;

 La supériorité du souvenir induit involontairement par la résurgence d'une sensation paraît évidente car "il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus." 

 Mais pourquoi procure-t-elle un plaisir aussi intense? En comparant entre elles ces diverses impressions heureuses, Marcel trouve la réponse dans leur ressemblance. Toutes sont éprouvées à la fois dans le temps actuel et dans le temps passé, l'un empiétant sur l'autre, autrement dit hors du temps, faisant de lui un être extra-temporel, donc dégagé du Temps.

"... au vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extra-temporel, un être qui n’apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire en dehors du temps. ". Or le souvenir goûté ainsi dans un espace extra-temporel délivre de la crainte de l'avenir et de la peur de la mort, d'où cette impression de félicité.

 Après cette découverte Marcel se sent alors capable d'écrire et de devenir écrivain. Suit un long développement sur le travail de l'écriture à partir de ces impressions vraies qui garantissent l'authenticité de l'écriture.


La matinée chez les Guermantes : un monde finissant
 
 
La comtesse de Greffulhe : Oriane de Guermantes

 
Quand Marcel est introduit dans la salon des Guermantes, il constate le passage du temps sur les personnes qu'ils n'a plus vues depuis des années.
 
"Alors la vie nous apparaît comme la féerie où l’on voit d’acte en acte le bébé devenir adolescent, homme mûr et se courber vers la tombe. Et comme c’est par des changements perpétuels qu’on sent que ces êtres prélevés à des distances assez grandes sont si différents, on sent qu’on a suivi la même loi que ces créatures qui se sont tellement transformées qu’elles ne ressemblent plus, sans avoir cessé d’être — justement parce qu’elles n’ont pas cessé d’être — à ce que nous avons vu d’elles jadis. "
 
Ce qui lui permet de prendre conscience de son propre vieillissement quand la duchesse de Guermantes le traite de son " plus vieil ami".

Et je pus me voir, comme dans la première glace véridique que j’eusse rencontrée dans les yeux de vieillards restés jeunes, à leur avis, comme je le croyais moi-même de moi, et qui, quand je me citais à eux, pour entendre un démenti, comme exemple de vieux, n’avaient pas dans leurs regards, qui me voyaient tel qu’ils ne se voyaient pas eux-mêmes et tel que je les voyais, une seule protestation. Car nous ne voyions pas notre propre aspect, nos propres âges, mais chacun, comme un miroir opposé, voyait celui de l’autre.
 
Dans cette réception où nous retrouvons Bloch, Monsieur de Cambremer, le prince et la princesse de Guermantes (ex madame Verdurin),  Gilberte que Marcel prend pour sa mère, Madame de Forcheville, (jadis Odette Swann), des ministres, des altesses, et tant d'autres,  tous semblent porter un masque, celui de la vieillesse qui les a façonnés,  chacun semble s'être fait une tête. On a l'impression dit Marcel de voir des "personnes de songe" , une sorte de bal macabre, d'un monde finissant  laissant place au monde de demain.
Il reste donc à Marcel à écrire son oeuvre et c'est ainsi que se conclut le dernier volume de La Recherche du Temps perdu :
 
Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée s’imposait à moi avec tant de force aujourd’hui, et j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes — entre lesquelles tant de jours sont venus se placer — dans le Temps. 
 
 

dimanche 12 janvier 2025

Marcel Proust , Blaise Cendrars, Céline et le temps retrouvé (1)

 

 

Enfin, j’ai terminé le septième volume de La Recherche du temps perdu en Décembre. C'est fini ! Le défi  que nous nous étions lancé, Miriam et moi, est terminé et gagné ! Il me reste à en rendre compte maintenant !

Ce dernier volume Le temps retrouvé est celui où Proust formule une synthèse de tous les moments qui ont marqué sa Recherche, ce qui le conduit à clarifier et exposer sa vision de l’art et de la littérature. Retrouver le temps perdu par le biais des impressions sensorielles, est, pour Marcel Proust, le seul moyen possible pour l'écrivain d'accéder à son art, d'exprimer sa vérité.

"L’impression est pour l’écrivain ce qu’est l’expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après. Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas à nous. Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres. Et comme l’art recompose exactement la vie, autour de ces vérités qu’on a atteintes en soi-même flotte une atmosphère de poésie, la douceur d’un mystère qui n’est que la pénombre que nous avons traversée. " (Partie III matinée chez la Princesse de Guermantes)


Le Temps retrouvé est divise en trois grandes parties :


I) Tansonville

Marcel est invité à Tansonville chez Gilberte dans la demeure de son père, Swann, à Combray. Celle-ci a épousé Robert de Saint Loup et est ainsi devenue une Guermantes. Robert est absent et Gilberte se plaint d’être délaissée. Saint Loup, après son amour fou pour Rachel, s’est révélé homosexuel mais il soigne sa réputation d’homme à femmes pour mieux se consacrer à ses amants. Toujours cette nécessité du mensonge pour être accepté en société. En fait, il a une liaison avec l’affreux Morel, dont on se souvient qu’il a joué un rôle peu reluisant auprès de baron Charlus.
On pourrait penser que Marcel en retournant sur le  lieux de son enfance va retrouver le passé mais il n’en est rien. Il ne va même pas revoir l’église de Combray qu’il a tant aimée.

Marcel renonce à la littérature pour laquelle, dit-il, il n’a aucun don et va se faire soigner hors de Paris dans un maison de santé qu’il quittera au commencement de l’année 1916 pour rentrer à Paris.


II) Monsieur de Charlus pendant la guerre, ses opinions, ses plaisirs.

Elégantes pendant de la guerre de 14_18

Nous sommes en 1916 et Marcel Proust n’est pas tendre envers les « planqués » de l’arrière, comme dirait Céline. Le récit des années de guerre telle que Marcel la voit à Paris ne manque pas, en effet, d’une ironie mordante.
Qu’en est-il des femmes ?  Dans ces pages, Marcel pastiche un journal de mode, et décrit comment les grands couturiers et les femmes du monde "participent" à  " l’effort de guerre" :

« Les tristesses de l’heure, il est vrai, pourraient avoir raison des énergies féminines si nous n’avions tant de hauts exemples de courage et d’endurance à méditer. Aussi en pensant à nos combattants qui au fond de leur tranchée rêvent de plus de confort et de coquetterie pour la chère absente laissée au foyer, ne cesserons-nous pas d’apporter toujours plus de recherche dans la création de robes répondant aux nécessités du moment. La vogue, cela se conçoit, est surtout aux maisons anglaises, donc alliées, et on raffole cette année de la robe-tonneau dont le joli abandon nous donne à toutes un amusant petit cachet de rare distinction. »
« Quant à la charité, en pensant à toutes les misères nées de l’invasion, à tant de mutilés, il était bien naturel qu’elle fût obligée de se faire plus « ingénieuse encore », ce qui obligeait les dames à haut turbans à passer la fin de l’après-midi dans les thés autour d’une table de bridge, en commentant les nouvelles du « front » tandis qu’à leur porte les attendaient leurs automobiles ayant sur le siège un beau militaire qui bavardait avec le chasseur. »

Voilà pour les femmes. C’est assez méchant, non ? et assez juste !

Quant aux hommes ? Ils ne sont pas épargnés ! Bloch se montre patriote ardent et même chauvin tant qu’il pense être réformée pour myopie mais lorsqu’il comprend que cela ne lui épargnera pas la mobilisation, il se découvre soudain des idées antimilitaristes. Françoise cherche des appuis pour faire exempter son neveu. Saint Loup au contraire fait tout pour être incorporé et trouvera la mort sur le front. C’est l’occasion pour Marcel de rendre hommage aux poilus et même aux socialistes ( Quand on s’appelle Proust, il faut le faire!). Il croit encore à la noblesse de la guerre.

« Les jeunes socialistes qu’il pouvait y avoir à Doncières quand j’y étais, mais que je ne connaissais pas parce qu’ils ne fréquentaient pas le milieu de Saint-Loup, purent se rendre compte que les officiers de ce milieu n’étaient nullement des « aristos » dans l’acception hautainement fière et bassement jouisseuse que le « populo », les officiers sortis des rangs, les francs-maçons donnaient à ce surnom. Et pareillement d’ailleurs, ce même patriotisme, les officiers nobles le rencontrèrent pleinement chez les socialistes que je les avais entendu accuser, pendant que j’étais à Doncières, en pleine affaire Dreyfus, d’être des sans-patrie. »

La guerre de Proust, Céline et  Cendrars  

L'enterrement du comte d'Orgaz du Greco

 Je ne peux m'empêcher de comparer la guerre vue par Marcel Proust, Cendrars ou Céline. Quels contrastes !

Saint Loup est convaincu que la guerre est un art et que celle-ci obéit aux lois subtiles des stratèges. C'est ce qu'il explique à son ami Marcel alors que dans La main coupée Blaise Cendrars écrit : 

 Je m’empresse de dire que la guerre ça n’est pas beau et que, surtout ce qu’on en voit quand on y est mêlé comme exécutant, un homme perdu dans le rang, un matricule parmi des millions d’autres, est par trop bête et ne semble obéir à aucun plan d’ensemble mais au hasard. A la formule marche ou crève on peut ajouter cet autre axiome : va comme je te pousse ! Et c’est bien ça, on va, on pousse, on tombe, on crève, on se relève, on marche et on recommence. De tous les tableaux des batailles auxquelles j’ai assisté je n’ai rapporté qu’une image de pagaïe. Je me demande où les types vont chercher ça quand ils racontent qu’ils ont vécu des heures historiques ou sublimes.

Marcel juge la guerre en intellectuel, en artiste, sensible à la beauté des ombres et des lumières qu'il compare à un tableau du Gréco. Il ne peut s'empêcher aussi de souligner le côté vaudevillesque de cette scène de bombardement qui - pourtant, sème la panique et la mort - parce qu'elle lui a permis de voir la duchesse de Guermantes en chemise de nuit dans la cour et le duc en pyjama rose ! Il peut encore rire de la guerre, peut-être parce qu'il n'est pas dans les tranchées !

La ville semblait une masse informe et noire qui tout d’un coup passait des profondeurs de la nuit dans la lumière et dans le ciel où un à un les aviateurs s’élevaient à l’appel déchirant des sirènes, cependant que d’un mouvement plus lent, mais plus insidieux, plus alarmant, car ce regard faisait penser à l’objet invisible encore et peut-être déjà proche qu’il cherchait, les projecteurs se remuaient sans cesse, flairaient l’ennemi, le cernaient dans leurs lumières jusqu’au moment où les avions aiguillés bondiraient en chasse pour le saisir. Et escadrille après escadrille chaque aviateur s’élançait ainsi de la ville, transporté maintenant dans le ciel, pareil à une Walkyrie. Pourtant des coins de la terre, au ras des maisons, s’éclairaient et je dis à Saint-Loup que s’il avait été à la maison la veille, il aurait pu, tout en contemplant l’apocalypse dans le ciel, voir sur la terre, comme dans l’enterrement du comte d’Orgaz du Greco où ces différents plans sont parallèles, un vrai vaudeville joué par des personnages en chemise de nuit ...

C’est évidemment la différence, et par la style et par les idées, entre un Proust et un Céline qui a été au première loge, engagé volontaire à dix-huit ans. Dans Le voyage au bout de la nuit, il écrit :

Serais-je donc le seul lâche sur la terre? pensais-je. Et avec quel effroi !... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux cheveux ? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflant, tirailleurs, comploteurs, volant, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux! Nous étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique.

On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir, avant d’entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ? A présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu… Ça venait des profondeurs et c’était arrivé."

 Quant à Blaise Cendrars, c'est encore un cri du coeur qu'il pousse dans La main coupée :

"Quand on a vécu ça, on ne croit plus aux slogans des stratèges. On est initié. L'art militaire est affaire des culottes de peau. Une sale routine. Marche ou crève.

Et nous marchions. Et nous crevions."

Marcel Proust décrit aussi une époque où les parvenues et parvenus se mêlent à la haute société, tout un milieu interlope, qui, profitant des désastres et des bouleversements amenés par la guerre,  signe le glas d’une certains noblesse imbue de ses privilèges et qui sera bien vite remplacée par d’autres profiteurs. L’heure n’est plus au dreyfusisme mais au patriotisme et les libéraux antifreyfusards de jadis deviennent les conservateurs d'aujourd’hui (Clémenceau).

Quant au Baron Charlus, ses racines allemandes et ces propos pro- germanistes lui font du tort. Il est désormais bien vieux, malade, diminuée mais cela ne l’empêche pas d’être vu par Marcel dans une maison de passe tenue par Jupien où l’on pratique des jeux sado-masochistes.


Suite : Le temps retrouvé (2) lundi

3ième partie :   Matinée chez la princesse de Guermantes