La troisième partie de Le temps Retrouvé s'intitule : Matinée chez la princesse de Guermantes
"Rien qu’un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose
qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus
essentiel qu’eux deux."
Pour retrouver le temps perdu
Venise Le baptistère de Saint-Marc |
Marcel s'est éloigné de Paris pendant plusieurs années pour se faire soigner dans une maison de santé. Il éprouve de la tristesse en pensant qu'il n'a pas de dons littéraires et qu'il doit renoncer à être écrivain. Lorsqu'il revient dans la capitale il est tout de suite invité dans des soirées mondaines. C'est alors qu'il va avoir une ultime révélation ! Ce qui va lui permettre d'aller jusqu'au bout de l'analyse des sensations qu'il a éprouvées à maintes reprises et, en particulier, la première fois, à Combray, avec le goût des madeleines trempées dans une infusion. La compréhension va se faire en trois étapes :
1) Les pavés inégaux
Alors qu'il se rend chez la princesse de Guermantes, son pied bute contre des pavés mal équarris et au contact de ces pavés inégaux, il ressent une félicité inexplicable :
Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires, et même de la réalité de la littérature, se trouvaient levés comme par enchantement.
Mais cette fois, il est décidé à comprendre ce qu'il éprouve et il reste un moment en suspens au-dessus de ces deux pavés, refaisant le même pas et chaque fois "la vision éblouissante et indistincte" réapparait "comme si elle m'avait dit. : « Saisis-moi au passage si tu en as la force et tâche à résoudre l’énigme du bonheur que je te propose. » Et presque tout de suite, je le reconnus, c’était Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m’avaient jamais rien dit et que la sensation que j’avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m’avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensation-là, et qui étaient restées dans l’attente, à leur rang, d’où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés. De même le goût de la petite madeleine m’avait rappelé Combray."
Marcel se pose alors cette question : Mais pourquoi les images de Combray et de Venise m’avaient-elles, à l’un et à l’autre moment, donné une joie pareille à une certitude et suffisante sans autres preuves à me rendre la mort indifférente ?"
2) Le bruit de la cuiller
Dans la bibliothèque de l'hôtel de Guermantes où il est introduit, il entend le tintement d'une cuillère sur une assiette. Et c'est à nouveau le même sentiment de bonheur associé à une réminiscence.
"Le même genre de félicité que m’avaient donné les dalles inégales m’envahit ; les sensations étaient de grande chaleur encore, mais toutes différentes, mêlées d’une odeur de fumée apaisée par la fraîche odeur d’un cadre forestier ; et je reconnus que ce qui me paraissait si agréable était la même rangée d’arbres que j’avais trouvée ennuyeuse à observer et à décrire, et devant laquelle, débouchant la canette de bière que j’avais dans le wagon, je venais de croire un instant, dans une sorte d’étourdissement, que je me trouvais, tant le bruit identique de la cuiller contre l’assiette m’avait donné, avant que j’eusse eu le temps de me ressaisir, l’illusion du bruit du marteau d’un employé qui avait arrangé quelque chose à une roue de train pendant que nous étions arrêtés devant ce petit bois."
3) La serviette empesée
En attendant que se termine la partition musicale qui se joue dans le salon de réception, un maître d'hôtel apporte à Marcel une collation et il s'essuie la bouche avec un serviette raide et empesée qui lui rappelle celle qu'il avait employée pour se sécher le premier jour de son arrivée à Balbec.
" et maintenant, devant cette bibliothèque de l’hôtel de Guermantes, elle déployait, réparti dans ses plis et dans ses cassures, le plumage d’un océan vert et bleu comme la queue d’un paon. Et je ne jouissais pas que de ces couleurs, mais de tout un instant de ma vie qui les soulevait, qui avait été sans doute aspiration vers elles, dont quelque sentiment de fatigue ou de tristesse m’avait peut-être empêché de jouir à Balbec, et qui maintenant, débarrassé de ce qu’il y a d’imparfait dans la perception extérieure, pur et désincarné, me gonflait d’allégresse."
Par trois fois et dans l'espace de quelques minutes, donc, Marcel expérimente cette sensation de bonheur parfait qui ressuscite le passé non par un effort conscient de la mémoire mais par une perception sensorielle qui s'exerce involontairement et en dehors de lui. Car chaque geste, chaque acte que nous avons accomplis dans le passé porte sur lui le reflet des choses qui logiquement ne tenaient pas à lui, en ont été séparées par l’intelligence, qui n’avait rien à faire d’elles pour les besoins du raisonnement, mais au milieu desquelles — ici reflet rose du soir sur le mur fleuri d’un restaurant champêtre, sensation de faim, désir des femmes, plaisir du luxe ; là volutes bleues de la mer matinale enveloppant des phrases musicales qui en émergent partiellement comme les épaules des ondines — le geste, l’acte le plus simple reste enfermé comme dans mille vases clos dont chacun serait rempli de choses d’une couleur, d’une odeur, d’une température absolument différentes ;
La supériorité du souvenir induit involontairement par la résurgence d'une sensation paraît évidente car "il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus."
Mais pourquoi procure-t-elle un plaisir aussi intense? En comparant entre elles ces diverses impressions heureuses, Marcel trouve la réponse dans leur ressemblance. Toutes sont éprouvées à la fois dans le temps actuel et dans le temps passé, l'un empiétant sur l'autre, autrement dit hors du temps, faisant de lui un être extra-temporel, donc dégagé du Temps.
"... au vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en
ce qu’elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce
qu’elle avait d’extra-temporel, un être qui n’apparaissait que quand,
par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se
trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des
choses, c’est-à-dire en dehors du temps. ". Or le souvenir goûté ainsi dans un espace extra-temporel délivre de la crainte de l'avenir et de la peur de la mort, d'où cette impression de félicité.
Après cette découverte Marcel se sent alors capable d'écrire et de devenir écrivain. Suit un long développement sur le travail de l'écriture à partir de ces impressions vraies qui garantissent l'authenticité de l'écriture.
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