Betty Mindlin est une anthropologue brésilienne. Dans Carnets sauvages elle raconte au fil des notes prises pendant ses différents séjours dans la forêt amazonienne le quotidien des Surui, un peuple qui vit en plein coeur de l'état de Rondônia. Elle nous décrit les traditions des Surui, leurs mythes, leur mode de vie, leur évolution, mais elle nous fait part aussi de ses propres sentiments par rapport à ce peuple, de ces moments de bonheur entourée de leur chaude affection, mais aussi des difficultés rencontrées, d'une vie parfois rude et âpre, des moments de déprime quand elle pense à ses propres enfants et à leur éloignement. Carnets sauvages n'est donc pas une oeuvre scientifique - Betty Mindlin a publié des études et une thèse sur ce sujet - mais plutôt une sorte de journal intime où, sous l'anthropologue, la femme apparaît.
L'intérêt des Carnets sauvages tient bien sûr à la découverte de ce peuple dont les moeurs sont pour nous surprenantes et c'est avec beaucoup d'intérêt que nous pénétrons dans leur vie, que nous découvrons des coutumes et des croyances influencées, bien sûr, par le milieu, cette grande forêt sauvage où les esprits des arbres et de la terre peuvent parfois devenir dangereux. Mais ce qui est aussi passionnant c'est que cette étude n'est pas abstraite, elle est présentée à travers des personnages bien vivants, qui finissent par nous devenir familiers, que nous connaissons comme des amis, tous avec leurs qualités et leurs faiblesses, des hommes et des femmes, enfin, pas si éloignés de nous tous malgré les différences, faisant partie de la grande famille humaine!
Ce que je ressens de façon plus aiguë, c'est la simplicité et le mystère du village, que nous avons perdu dans notre routine urbaine. La nuit je regarde les corps nus qui ont besoin du feu pour se réchauffer : c'est très étrange, c'est le destin du genre humain qui se donne à voir.
Mais, disons-le tout de suite, j'ai éprouvé un grand regret avec ce récit qui aiguise notre curiosité, parce que l'édition Métailié ne propose aucune image (alors que Betty Mindlin prend beaucoup de photographies, nous dit-elle) ni des villages, ni de l'oca, la Grande Maison où vivent les familles, ni des plantations, des fêtes rituelles et même pas des hommes et des femmes que nous apprenons à connaître : Naraxar, le solitaire qui demande Betty Mindlin en mariage, Caimabina la superbe épouse de Iamabop, l'Impératrice, la Désirée des hommes, Uratugare, le beau chasseur, le séducteur, Garapoy le pajé, puissant et dangereux sorcier, guides des âmes et d'un autre regard sur l'espace temps, Garapoy qui dévoile le Marameipeter, le chemin de l'âme, qu'il dessine par terre. Et cette absence de documentation est frustrante!
Dans ces carnets Betty Mindlin ne cède pas à la tentation du mythe du "bon sauvage" à la Rousseau. Sa formation d'ethnologue l'en préserve, l'observation de la réalité aussi. Ainsi à propos des femmes, elle est d'abord frappée par leur beauté :
Elles sont superbes. Celles qui ont des enfants en bas âge, les allaitent ou les portent enveloppés dans de grandes bandes de coton qui semblent bien pratiques et laissent les bras libres. elle les tissent elles-mêmes, et certaines sont décorées de dessin au rocou, de bracelet de graines de Tucuma ou de dents cousues à intervalles réguliers.
Mais plus tard à l'occasion d'un coup de couteau porté à l'une d'entre elles :
La violence contre les femmes était impressionnante. Jusqu'à présent, tout m'avait semblé si romantique, les hommes séducteurs et gentils. Le coup de couteau, même si c'était du côté plat, contenait une menace de mort.
Peu à peu, elle s'aperçoit de la condition de la femme dans la tribu Surui qui sert de monnaie d'échange pour satisfaire les appétits des hommes, pacifier l'humeur belliqueuse des autres. Elles sont mariées fort jeunes, voient leurs enfants mourir en bas âge (la mortalité enfantine est très élevée), sont mises en quarantaine pendant leurs règles ou après l'accouchement, ce qui permet d'échapper aux corvées mais est aussi ennuyeux qu'être en prison! et subissent coups et mauvais traitements de leur mari.
Les femmes restaient soumises au bon vouloir de la volonté masculine, et l'égalité entre les sexes disparaissait. Je n'avais vu qu'une femme avec un oeil au beurre noir. J'ai senti à partir de là que le quotidien n'était pas si paisible.
Si d'un séjour à l'autre, il y a parfois (et cela se comprend) des répétitions, des retours en arrière qui émoussent un peu notre curiosité et lassent notre intérêt, cela tient à la démarche scientifique de l'ethnologue qui progresse par recoupement, surmonte les difficultés de la langue, fait céder les résistances de ceux qui ont des réticences à se livrer. Les liens qui se nouent entre elle et ses amis lui permettent au fur et à mesure de mieux comprendre cette civilisation et de préciser ce qu'elle n'avait pas saisi en remontant à la source. Le récit, malgré ses redites, reste cependant intéressant et facile d'accès. Il s'agit d'une oeuvre de vulgarisation qui nous permet de nous investir dans cette recherche d'ethnologue comme si nous la vivions ! J'ai préféré pourtant le premier récit où Betty Mindlin semble "ensorcelée" (c'est le mot qu'elle emploie) par les Surui et nous transmet une vision presque magique de ce peuple.
Une remarque, encore, pour exprimer mon étonnement : Si tous les sujets sont abordés y compris les rapports entre hommes et femmes de la tribu tant au niveau de la sexualité que de l'organisation sociale, j'ai été tout de même un peu surprise que l'auteur nous livre ses propres fantasmes vis à vis des beaux mâles Surui dans des récits "imaginaires" qu'elle nous relate! Curieux pour une scientifique, non? Mais bon, comme je vous le disais sous l'anthropologue, la femme!
Les carnets se décomposent en six parties qui correspondant aux séjours de Betty Mindlin, le premier remontant en 1979, le sixième en 1983. Après les carnets, l'auteur est encore retournée plusieurs fois chez les Surui en 1994, dans les années 2000. Elle a vu le défrichement de la forêt et les conséquences sur le mode de vie des Surui, elle constaté le changement de mentalité de ces peuples au contact des populations blanches, elle les a vus dépossédés de leur terre au profit d'entreprises qui se sont enrichis sur leur dos, elle les a vus devenir des salariés exploités là où ils régnaient en maîtres. Elle a combattu avec eux pour qu'ils fassent valoir leurs droits. Ils se sont organisés dans la lutte mais il s'agit un peu du combat du pot de terre contre le pot de fer. Avec la destruction de la forêt, l'exploitation de gisements de diamants n'a rien arrangé, des milliards d'intérêt sont en jeu. La civilisation des Surui telle qu'elle était alors a disparu.
Les Surui ont été les grandes eaux inondant mes journées. Je veux retourner vers eux avec une âme nouvelle, pour demander aux petits-enfants de mes amis ce qu'ils pensent du monde, du Brésil, de leur nouvelle vie, quels dieux ils suivent, s'ils vont encore au pays de l'au-delà, le Marameipeter ou Gorakoied, si d'autres pajés différents vont venir.
Merci à la librairie Dialogues :