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jeudi 2 juin 2011

Yôko Ogawa : Le musée du silence




 Je continue donc ma lecture de Yoko Ogawa avec .Le musée du Silence aux  Editions Actes Sud.
Dans ce livre l'auteur continue ses variations autour des thèmes qui lui sont chers, le temps et de la mémoire.
Nul lieu n'est mieux indiqué pour explorer ce thème que celui d'un musée, qui plus est un musée consacré à l'objet le plus représentatif d'une personne disparue, un objet qui résume sa vie, son essence et qui, dérobé au mort, sera exposé comme témoin silencieux, unique trace.
L'amosphère étrange qui règne dans ce manoir et ce village isolés du reste du monde est surprenante et nous partageons les sentiments du jeune muséographe appelé de la grande ville par une vieille dame presque moribonde pour s'occuper de la collection que cette dernière a patiemment rassemblée à chaque décès. Au besoin il doit aussi voler d'autres objets. Il est assisté dans sa tâche par une très jeune fille, un jardinier, homme à tout faire de la maison et qui (ceci n'est pas anecdotique) aime fabriquer de splendides couteaux, et son épouse, femme de ménage.
Comme d'habitude dans les romans de Yôko Ogawa le réel et le fantastique se côtoient et les deux mondes n'ont pas de limites distinctes; le jeune homme est un "vrai" muséographe et nous suivons les différentes étapes de la création de son musée décrites avec beaucoup de minutie, du recensement, de l'archivage, à la conservation puis à la mise en scène des objets... Pourtant ce village, le monastère des moines du Silence, le cimetière des bisons des Roches Blanches, le paysage fantomatique du marais, tout donne l'impression d'être projeté hors du temps. Les personnages qui, déjà n'ont pas de nom, perdent le peu de consistance qu'ils pouvaient avoir. Ils glissent lentement dans une sorte d'abstraction; je les vois un peu comme les Gardiens d'un Temple de la Mémoire, chargés d'une mission qui leur enlève leur statut humain et les désincarne.
Mais la confusion entretenue par l'auteur ne porte pas seulement sur le jeu entre le réel et le fantastique. Yôko Ogawa brouille les pistes. Dans quel genre de roman sommes-nous? un roman policier, "thrilling" avec "serial killer" ? Qui est, en effet, à l'origine des crimes atroces commis dans ce petit village en apparence tranquille? Le muséographe risque-t-il d'être accusé? Et que dire de l'attentat à la bombe dont sont victimes les habitants du village? Et l'histoire d'amour que l'on est en droit d'attendre? fausses pistes, bien sûr, qui nous mènent dans une direction que nous n'attendions pas! Drôle de roman qui vous déboussole!
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J'aime dans mes lectures relever un passage qui n'appartiendra qu'à moi et qui me parle particulièrement pour des raisons qui me sont personnelles.
Voici ce passage (p 95) : Le frère aîné du muséographe est professeur de sciences. Il a appris à son jeune frère à se servir d'un microscope que ce dernier amène partout avec lui à la découverte des Mondes qui échappent au regard, ceux de l'infiniment petit. La jeune fille interroge le jeune homme.
-Vous lui ressemblez?
-Pas tellement; il est de ceux qui n'attachent pas d'importance à la possession des choses. Il n'a pas de liens. Peut-être parce qu'il connaît l'organisation de la matière. Il sait que le joyau le plus précieux n'est qu'un simple assemblage d'atomes, et que l'animal inférieur le plus horrible possède un bel arrangement de cellules. La forme extérieure n'est rien que simple tromperie. C'est pour ça qu'il attache une grand importance au monde invisible. Son opinion, c'est que " l'observation commence à partir du moment où l'homme prend conscience de la mauvaise qualité de son regard".
-Alors, c'est complètement à l'opposé de vous qui faites tant d'efforts pour conserver la forme le plus longtemps possible"
Deux philosophies opposées, deux attitudes de l'Homme face à la Mort et la Mémoire.
Je trouve très belle la philosophie du frère aîné : c'est le regard d'un savant mais aussi d'un visionnaire qui ne se laisse pas abuser pas la superficialité du monde qui l'entoure. Mais puisque "la forme extérieure n'est rien que simple tromperie", il est bien évident que la forme ne pourra conserver la mémoire ni même l'évoquer. La lutte contre la mort est donc vaine.
Il a raison, peut-être... ? Pourtant, depuis toujours j'agis comme le muséographe!

Yôko Ogawa : Amours en marge, Parfum de glace


J'aime beaucoup l'écrivain japonais Yoko Ogawa. Traduite en plusieurs langues, elle a reçu le prix prestigieux Akutagawa pour son livre La Grossesse. J'ai l'intention de lire tous ses livres comme je le fais quand un auteur me passionne et d'en parler dans " Ma Librairie".
J'ai commencé par lire quelques romans d'elle aux éditions Actes-Sud Babel : Amours en marge ; Parfum de glace .
Ces romans présentent un univers étrange à mi-chemin entre la réalité et le fantastique. Il est très difficile, je trouve, de résumer un roman de Yoko Ogawa car on risque de le réduire à une histoire banale, de ne pas arriver à en montrer toutes les directions.

Amours en marge

 Amours en marge est l'histoire d'une jeune femme, la narratrice, atteinte d'une maladie des oreilles et qui sera guérie en dictant à un jeune homme, sténographe, l'histoire de sa vie, c'est vrai. Cette femme blessée par son divorce, par la solitude, se libère peu à peu de la douleur et de la maladie en partant à la recherche de son passé. Celui-ci se reconstitue devant nous comme un puzzle dont les morceaux égarés reviennent à la surface et ne prennent sens qu'à la fin du roman. Mais ce résumé ne rend pas la dimension à la fois poétique et fantastique de l'oeuvre, la fascination exercée sur la jeune femme et sur nous, lecteurs, par les doigts du sténographe dont l'écriture trace des signes bleus au pouvoir libérateur, par l'oreille qui devient ici le siège de la mémoire, cela ne rendrait pas non plus l'attrait éprouvée pour cette grande maison encore emplie de l'odeur du jasmin pourtant depuis longtemps disparu, le mystère de cette ombre revenue du passé.
"son écriture était comme une dentelle élaborée avec du fil bleu. Fine, souple, sans accrocs. Derrière les mots, on pouvait voir le motif en filigrane."

Parfums de glace

D'un roman à l'autre des thèmes récurrents apparaissent : dans Parfum de glace Ryoko entreprend une quête pour comprendre pourquoi l'homme qu'elle aime Hiroyuki s'est suicidé. Là aussi ce retour sur le passé nous mènera sur des pistes qui s'entrecroisent, se mêlent, nous entraînent loin dans l'espace géographique, du Japon à Prague, loin aussi dans le passé de Hiroyuki à la recherche de la blessure originelle qui donnera un sens à sa mort. La mémoire est ici sollicitée par l'odorat, concrétisée encore une fois par une partie du corps, cette fois-ci le nez d'Hiroyuki, créateur de parfums, une mémoire olfactive qui nous permet de franchir la barrière entre le réel et le fantastique et d'entrer dans la mystérieuse grotte du gardien des paons, oiseaux qui sont eux aussi symbole de la mémoire. Et ce parcours, aussi douloureux soit-il, est la condition indispensable pour dépasser la mort et retourner à la vie.

Le style de Yoko Ogawa

J'aime le style de Yoko Ogawa, sa manière précise et minutieuse de décrire les choses et de leur donner une vie propre, l'importance accordée à tous les sens, l'odorat, l'ouïe... et le don qu'elle possède de matérialiser les odeurs, les bruits ou le silence, de nous les faire voir, entendre ou toucher.
"Un matin tous les bruits avaient disparu (...) Au début j'ai cru que la neige avait enseveli le jardin. Parce que dans mon enfance, j'avais ressenti ce silence dans l'air, les matins de neige.Mais je me suis rendu compte aussitôt que c'était idiot. Le calendrier indiquait qu'on était en juin. Je ne savais pas du tout quoi faire. c'était complètement différent de ce que peut être le calme.. Tout était blanc à l'intérieur de ma tête. j'ai essayé de me boucher les oreilles, de secouer la tête, de m'ébouriffer les cheveux, mais cette blancheur ne faisait qu'épaissir, et cela n'a eu aucun effet."

L'univers de Yoko Ogawa 

J'aime l'impression d'être perdue dans un no man's land, de ne pas savoir si je suis dans la réalité ou dans un ailleurs de la mémoire, de l'imaginaire, car l'auteur efface la frontière entre les deux d'une telle façon que le lecteur perd ses repères. Ainsi le sténographe existe-t-il réellement? Il dit lui-même qu'il est une "ombre", celle du jeune garçon de treize ans qui existe encore dans la mémoire de la narratrice. Celle-ci n'a pas de nom, le sténographe est désigné par la seule lettre Y, personnages sans matérialité et qui ne s'incarnent que par les parties de leur corps, oreilles ou doigts.

"J'ai fait glisser ma main gauche entre mes cheveux pour toucher mon oreille gauche. Elle était glacée comme une tranche de fromage oubliée dans une chambre froide.."

J'aime cet univers tourné vers l'exploration du passé et de la mémoire, imprégné de silence, très intériorisé : vieilles maisons abandonnées parcourues d'ombres et de fantômes, musées fourre-tout, objets hétéroclites qui ont une présence.

"J'avançais lentement. Le plancher grinçait à chaque pas. L'odeur de vieux bois, de vernis et de temps écoulé qui émanait des meubles emplissait l'espace. Je sentais l'air devenir de plus en plus dense. Il stagnait, et sans s'écouler nulle part, pesait sur les épaules et entravait mes jambes. (...) Sur le secrétaire il y avait un stylo à plume et une bouteille d'encre, et un cadre avec une photo. Le cadre luxueux était en argent. Il contenait une vieille photographie; Je tendis prudemment la main vers elle." ( Amours en marge)

ou encore
"Le couloir où se trouvaient deux fauteuils Windsor, dans le clair de lune, ressemblait à une nature morte. La poussière sur le dossier montrait qu'ils n'avaient pas été utilisés un certain temps.. " (Amours en marge)