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samedi 11 juin 2011

Céline, Voltaire, Brassens : l'éloge de la lâcheté (3)

Voyage au bout de la nuit illustré par Tardi



Dans le texte ci-dessous extrait du roman de Céline, Le voyage au bout de la nuit, Céline peint l'imbécillité de la guerre (texte 1) et proclame que le héros est un fou (texte 2). Mais alors, quelle est la seule attitude sensée face à la guerre et à son absurdité?  La réponse est claire, sans équivoque : il faut être lâche!

"Moi d'abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j'ai jamais pu la sentir, je l'ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n'en finissent pas, ses maisons où les gens n'y sont jamais, et ses chemins qui ne vont nulle part."Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c'est à pas y tenir. Le vent s'était levé, brutal, de chaque côté des talus, les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s'en trouvait comme habillés. Je n'osais plus remuer.
Ce colonel, c'était donc un monstre! A présent, j'en étais assuré, pire qu'un chien, il n'imaginait pas son trépas! Je conçus en même temps qu'il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l'armée d'en face. Qui savait combien, Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout? Dès lors ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment... Pourquoi s'arrêtaient-ils? Jamais je n'avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses.
Serais-je donc le seul lâche sur la terre?p ensais-je. Et avec quel effroi!... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux cheveux? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants,en autos, sifflant, tirailleurs, comploteurs, volant,à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux! Nous étions jolis! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique.
On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir, avant d’entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ? A présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu… Ça venait des profondeurs et c’était arrivé.

Eloge de la lâcheté

Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
Nous l'avons vu, tous les mots qui  s'appliquent à la bravoure du colonel ou des soldats sont péjoratifs et nous renvoient à une image négative de folie meurtrière, d'inconscience, d'imbécillité. Tous ces braves, ne sont même pas au niveau de l'animal, ils sont pire qu'un chien parce qu'ils ne savent pas ou ne veulent pas réfléchir, parce qu'ils tuent par entraînement, sans discernement, sans se remettre en question.
Le seul qui résiste à cette folie meurtrière est donc bien notre Bardamu  Pourquoi? Parce que Bardamu est un lâche qui éprouve de la frousse, de la panique, de  l'effroi. Notons l'insistance et la gradation dans le sentiment de peur qui s'empare du jeune soldat.  Céline dresse ici un éloge de la lâcheté mais il s'agit, bien sûr, d'une antiphrase : la lâcheté de Bardamu , c'est sa lucidité, ce qui lui permet de prendre conscience de l'horreur de la guerre, de son inanité et par là de ne pas adhérer à la tuerie, à la folie sanguinaire qui va ravager la planète. Et c'est  donc parce qu'il est lâche  qu'il sait rester humain tout comme le personnage de Voltaire :
Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village
La lucidité de Bardamu se traduit par une série de phrases exclamatives qui trahissent l'émotion profonde voire le  bouleversement que ressent le jeune homme : c'était donc un monstre! il n'imaginait pas son trépas! avec quel effroi! Nous étions jolis! par une succession d'interrogations angoissées : Qui savait combien...? Pourquoi s'arrêtaient-ils? Serais-je donc le seul lâche sur la terre?
Sa prise de conscience  de la réalité de la guerre l'oblige à faire un retour sur lui-même, ce qu'il  était avant de connaître la vérité, ce qu'il est à présent. Ainsi s'établit une sorte d'aller-retour entre le passé et le présent, entre le jeune homme naïf et ignorant et celui qui ne l'est plus ou pour reprendre la métaphore de Céline entre  celui qui  est puceau de l’Horreur et celui qui à perdu sa virginité
Le passé : en quittant la place Clichy;  avant d’entrer vraiment dans la guerre,
Le présent :  A présent, j'en étais assuré ; A présent, j’étais pris
Une opposition qui s'appuie sur des verbes précis et antithétiques entre l'ignorance et le savoir .  Dans la passé, en effet,  me douter, prévoir, dans le présent :  j'en étais assuré, je conçus, décidément, je le concevais,
A remarquer le choix du verbe concevoir dont l'étymologie "prendre entièrement" montre bien l'ampleur de la prise de conscience de Bardamu  et le jeu entre le passé simple  je conçus qui marque le moment précis où Bardamu saisit l'horrible réalité dans son ensemble et l'imparfait je le concevais qui montre ce fait dans sa durée, comme une réalité qui ne le quittera plus
Bardamu est donc bien un être qui s'interroge , réfléchit, se pose des questions : pensais-je.
Mais cette lucidité de l'anti-héros s'accompagne du sentiment aigüe de sa solitude :  le seul; Perdu exprimée par l''interrogation désabusée Serais-je donc? par l'antithèse entre seul et deux millions et par l'escalade dans les chiffres Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout?
Et cette  solitude est associée à l'impuissance. Que peut-il faire seul contre tous? Il est impossible de mettre un terme à l'horreur de la guerre et tout concourt  dans le texte à montrer cette impossibilité d'agir : je m'étais embarqué l'idée d'une barque qui a quitté le bord sans espoir de retourj’étais pris ; pris bien proche par le sens de prisonnier Jamais je n'avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses. Le choix des mots implacable, la sentence évoque un tribunal où l'accusé serait condamné à mort sans appel. Tout  montre qu'il n'a pas le pouvoir, ni la liberté et qu'il va être entraîné contre son gré dans ce cataclysme :nous étions jolis!  c’était arrivé : l'inéluctable s'est accompli. On ne peut plus revenir en arrière ni arrêter la destruction.
Les angoisses de Bardamu deviennent visionnaires Ça venait des profondeurs comme une remontée des entrailles de la Terre, une préfiguration de l'enfer ou de l'Apocalypse? et l'horreur est telle qu'elle ne peut plus être nommée que par le pronom démonstratif Ça, ce quelque chose d'indéterminé, d'inacceptable, qui désigne le mal absolu.
Le passage du "je" au "nous"  est signifiant : Si Bardamu est le seul à être conscient et que tous les autres soient fous, par contre tous seront victimes; c'est l'humanité toute entière qui est concernée. La guerre de 14-18, cette hécatombe abominable, plus de dix millions de morts, donne raison à cette affirmation.

Ainsi s'exprime le pacifisme exacerbé de Céline marqué à jamais dans sa chair et son esprit par la guerre de 1914 dans laquelle il avait été engagé volontaire tout comme Bardamu. Loin d'être un lâche, il a même été décoré à la fin des hostilités. On peut penser que cette expérience de l'horreur explique sa prise de position pendant la seconde guerre mondiale. Il s'est tourné vers le gouvernement de Vichy, de plus il était notoirement antisémite.. Ce qui explique que ce grand écrivain, condamné pour collaboration, n'ait pas été reconnu comme tel et n'occupe pas une place prépondérante dans le patrimoine de la littérature française.
Comment se fait-il que cet homme pourtant à l'origine tourné vers les autres -  il est médecin  et s'installe dans les quartiers pauvres pour soigner les humbles - en soit arrivé à un tel degré de haine? Je ne connais pas assez sa vie pour pouvoir y répondre. Mais toujours est-il que l'horreur du "meurtre en masse", sa lucidité sur le pouvoir et les hommes en général, aigrit Céline et le conduit au pessimisme, à la misanthropie, au racisme, à la négation de la bonté et la vie, tout ce  que  reflète son style âpre, violent mais efficace et dévastateur.
Et Voltaire? il n'est pas moins lucide que Céline, il a la même horreur de la guerre  et de toutes les cruautés, il traque le fanatisme, l'intolérance, et tout ce qu'il nomme "l'infâme". Certes, cela le mène à un certain cynisme, un repli sur lui-même, égoïsme? individualisme ou  sagesse ? : "il faut cultiver notre jardin". Mais  sa foi dans le siècle des Lumières et des progrès, son esprit, son humour, le poussent à ne pas abandonner sa lutte pour faire triompher les valeurs des Lumières, ce que traduit son style alerte, vif, spirituel où l'ironie est utilisée comme arme de combat.


george_brassens.1270315054.jpgCeci me fait penser aux prises de position de George Brassens :  Rien à voir avec Céline et Voltaire? Je n'en suis pas si sûre!
Chez lui aussi, même refus de la guerre, de la violence, même éloge de la lâcheté au sens où l'entend Céline.





Quand l'jour de gloire est arrivé
Comm' tous les autr's étaient crevés
Moi seul connus le déshonneur
De n'pas êtr' mort au champ d'honneur
                                                    La mauvaise herbe
même répulsion pour l'appartenance, la masse :

Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on
Est plus de quatre on est une bande de cons.
Bande à part, sacrebleu ! c'est ma règle et j'y tiens.
Dans les noms des partants on n'verra pas le mien
.
Le Pluriel
Même refus du fanatisme dans ces vers qui ont été si mal accueillis à la sortie de la chanson :

Mourrons pour des idées, d'accord, mais de mort lente,
D'accord, mais de mort lente
Mourir pour des idées
Et ces idées, qu'ont-elles fait de l'homme? : un anarchiste bon enfant qui refuse l'embrigadement, les conventions, le pouvoir, mais ne se départit jamais de son humour, de sa tendresse, de sa poésie et de l'amour des autres surtout s'ils sont opprimés.

Voltaire : Candide
171050360_small.1270315023.jpgRien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.
Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde. Ses provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande ; mais ayant entendu dire que tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu'on y était chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il l'avait été dans le château de monsieur le baron avant qu'il en eût été chassé pour les beaux yeux de Mlle Cunégonde.