Pages

Affichage des articles dont le libellé est Challenge : Les 12 d'Ys. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Challenge : Les 12 d'Ys. Afficher tous les articles

lundi 12 novembre 2012

Marc Dugain : L'insomnie des étoiles



Si La chambre des officiers traitait des atrocités de la guerre de 1914 à travers la souffrance des hommes blessés au visage, L'insomnie des étoiles peint l'horreur du nazisme. A croire que Marc Dugain n'a de cesse d'explorer ce qu'il y a de plus bas dans la nature humaine, sa soif de destruction, cette violence qui est en elle! Les étoiles qui nous contemplent n'en ont pas fini, c'est certain, d'être insomniaques!
Nous sommes en Automne 45, une compagnie de soldats français avec, à leur tête, le capitaine Louyre découvre une jeune fille, Maria, dans une ferme isolée. Ils ne savent rien d'elle et s'interroge sur le cadavre d'un soldat calciné qu'ils découvrent à côté d'elle. Ils l'amènent dans la ville voisine où le capitaine va mener une enquête : Que s'est-il passé dans cette ferme? La jeune fille a-t-elle tué cet homme? Mais ses recherches prennent bientôt une orientation plus générale : pourquoi la maison de repos de la ville a-t-elle était fermée? Que sont devenus les handicapés et les malades mentaux qui y étaient abrités?
L'habileté du récit est de rendre le lecteur plus savant que le personnage car nous savons ce qui s'est passé dans la ferme avant l'arrivée de l'armée française puisque nous avons assisté au drame et la pratique de l'eugénisme, une des hontes du nazisme, nous est connue aussi. Ce qui n'est pas le cas du capitaine Louyre qui s'enfonce dans l'horreur. Le roman montre comment le régime nazi a pu amener peu à peu des hommes apparemment normaux à perpétrer ces crimes. Comment l'on peut composer avec sa conscience s'il s'agit d'obéir aux ordres les plus iniques jusqu'à s'en trouver justifié. C'est le cas du docteur Halfinger. C'est un sujet qui n'est pas neuf et que j'ai eu l'occasion de découvrir à travers des films ou des lectures comme La Mort est mon métier de Robert Merle ou Au fond des ténèbres de Gitta Sénery.
Ce qu'il y a de particulier dans Marc Dugain, tout au moins dans les deux livres que j'ai cités, c'est que, tout en constatant que la nature humaine est foncièrement mauvaise, il place en contrepoint un ou plusieurs hommes qui s'élèvent au-dessus de cette triste humanité. Dans La chambre des officiers, les gueules cassées parvenaient par leur courage, leur amitié et leur solidarité à redonner de la couleur à la vie. Ici, c'est le capitaine Louyre qui en prenant soin de Maria dont la santé mentale vacille, incarne le bien, d'une manière peut-être un peu trop rigide et trop démonstrative pour être totalement sympathique. C'est peut-être pour cela que j'ai préféré le récit quand il adoptait le point de vue de Maria. Je me suis moins intéressée quand le centre d'intérêt se déplace et adopte celui de Louyre. Quoi qu'il en soit L'insomnie des étoiles est un bon roman qui a le mérite  de sonder les gouffres noirs de notre Histoire et de s'interroger sur l'Homme.






mercredi 12 septembre 2012

Joyce Carol Oates : Bellefleur




Bellefleur de Joyce Carol Oates paru en 1980 aux Etats-Unis est un roman fleuve de près de mille pages qui conte l'histoire d'une dynastie fondée par Jean-Pierre Bellefleur, aristocrate d'origine française, chassé de son pays au XVIII siècle et qui crée un immense empire en achetant des terres. Il  amasse une colossale fortune dont il ne reste que des traces (mais substantielles!) au moment ou Leah épouse son cousin Gideon et décide de restaurer la puissance et la richesse de l'orgueilleuse famille.
 Le récit court sur plusieurs générations de la fin du XVIII à la fin du XX  siècle et présente un nombre impressionnant de personnages et d'actions. La structure du récit qui refuse la chronologie, passe d'une époque à l'autre, d'un personnage à l'autre, est extrêmement complexe à l'image de cette famille absolument hors du commun. L'écrivain ouvre parfois des portes sur un évènement mais les referme bien vite, piquant notre curiosité qui ne trouvera satisfaction que bien des chapitres après. Bellefleur n'est donc pas de tout repos ni pour le lecteur ni pour l'auteur et ce n'est pas étonnant que Carole Joyce Oates ait déclaré que ce roman l'avait "vampirisée". Mais s'il semble partir dans toutes les directions, si les personnages paraissent impossibles à maîtriser dans leur folie et leur fantaisie meurtrières, il aboutit exactement là où l'écrivaine a voulu le conduire, lorsque tout nous a été révélé, que toutes les pistes se sont rejointes, et que le seul dénouement que l'on pouvait attendre pour une telle famille survient enfin!
 Le roman navigue entre réalisme et fantastique. Certes, la vie de la famille est bien ancrée dans les époques et la société et Oates décrit les jeux de pouvoir et d'argent d'une société inégalitaire et capitaliste mais il se passe de drôles de choses dans l'antique et ténébreux manoir des Bellefleur! Un des fils disparaît dans une chambre hantée et l'on ne le revoit jamais. Il n'est pas le seul! Yolande, une des filles d'Ewan, frère de Gideon, disparaît elle aussi  après avoir croisé un mystérieux chien jaune, incarnation maléfique d'un jeune garçon, voisin pauvre des Bellefleur. Germaine, la fille cadette de Gideon et Leah a des pouvoirs de divination et annonce les catastrophes. Un bébé Bellefleur est enlevé et dépecé par un oiseau d'une envergure démesurée et doté d'une intelligence machiavélique. Le nain, domestique de Leah, ne cesse de grandir et de se redresser… Mais, même lorsque le Merveilleux n'a pas sa part dans le roman, les personnages sont tellement exacerbés, excessifs, tordus, ou carrément déments que l'on croit rêver. Je pense à Jedediah, sorte de Fou de Dieu, ermite qui se retire en solitaire dans la montagne, à  Jean Pierre II  psychopathe et sérial killer a l'air innocent… ou Leah et son araignée géante perchée sur l'épaule qui régle le sort des prétendants de la jeune fille un peu trop entreprenants..! Bref! Lire ce roman de Joyce Oates, c'est aller de surprise en surprise! J'avoue que certains passages de ce roman m'ont fascinée et qu'il m'a été difficile d'échapper à ma lecture. Pourtant, il y a des moments où j'ai été moins captivée. Pourquoi? Une impression de surplace, des personnages qui m'intéressent moins, une fatigue passagère liée à un trop grand nombre d'évènements. Quoi qu'il en soit Bellefleur est un bon roman qui est le fait d'une écrivaine de caractère, en pleine possession de son art et qui frappe fort.





dimanche 12 août 2012

Jennifer Lesieur : Jack London (biographie)




Lire la biographie de Jack London de Jennifer Lesieur, c'est pénétrer dans un monde qui ressemble fort à l'univers romanesque de ce grand écrivain qui a mis tant de lui-même dans son oeuvre. Il faut dire que la vie de London n'a rien de banal et que l'énergie, la vitalité, l'endurance, le courage, l'entêtement dont il fait preuve sont étonnants.
Cette rage de vivre, c'est ce qui frappe le plus dans cette biographie qui se lit comme un roman. On a l'impression qu'il  dévore la vie à cent à l'heure, pressé et avide, insatiable, comme s'il savait que ses années lui étaient comptées (il est mort à 40 ans)….  à moins que que ce soit justement cette flamme qui le brûle, ces excès en tout genre (boisson, automédication, travail surhumain, aventures et dangers) qui lui aient fait la vie si courte! En si peu de temps, il a connu tant de choses qu'il faudrait plusieurs vies aux êtres "normaux" pour faire de même! Enfant de famille modeste, abandonné par son père, il prend le nom de son beau-père, il est envoyé à l'usine dès l'âge de douze ans. Pour échapper aux cadences infernales d'un vie vouée à la misère, il se fait pirate, achète un bateau et pille les parcs d'huîtres, fréquente les bars douteux et y apprend l'attrait de l'alcool qui sera son compagnon de toute la vie, écoute les récits des marins qui décident de son amour de la mer. Il exerce de nombreux métiers, travaille dans une fabrique de jute ou comme électricien, s'embarque sur un voilier pour chasser le phoque, vagabond (trimardeur) il sillonne le pays, chercheur d'or dans le Grand Nord, il est atteint du scorbut, vit des aventures d'une dureté incroyable, plus tard il s'engage dans des combats politiques, participe aux grandes marches contre la faim, continue à lire avec passion et commence à écrire des nouvelles dont certaines vont paraître dans les journaux. Il reprend ses études, décide d'entrer à l'université, il étudie alors en deux mois, les matières de deux années de lycée. Il a à peine vingt ans!! Il met les bouchées doubles dans tout ce qu'il entreprend et quand la fortune arrive grâce à son abondante production littéraire (il ne cache pas qu'il écrit pour gagner de l'argent!) il s'achète un ranch, commence un vie d'éleveur, part faire le tour du monde en bateau, tour interrompu par la maladie mais qui lui permet de nourrir son imaginaire (comme il l'a fait pour le Grand Nord) de récits des Mers du Sud, Hawaii, Molokai, l'île des lépreux, les Marquises, Tahiti…. Une vie menée au pas de course, un personnage excessif, tourmenté, assez exceptionnel, passionnant mais  certainement difficile à vivre!

Le deuxième trait de caractère le plus saillant, en-dehors de cette insatiable appétit de vivre et de cette force de volonté féroce, ce sont les contradictions de cet homme, brillant, d'une intelligence supérieure, mais qui cultive les paradoxes. Ainsi son enfance misérable le met face au capitalisme dans toute son horreur. Il vit dans sa chair d'enfant l'abominable exploitation des ouvriers, ce qui le mènera à se découvrir socialiste et à lire Marx. Pourtant, alors qu'il prône la solidarité envers la masse, il croit dur comme fer au mythe américain du self made man dont il se fait la vivante incarnation. De même à l'encontre de toutes ses idées socialistes, il croit en la supériorité de la race blanche anglo-saxonne. Certains de ses romans portent l'empreinte de ce racisme et l'affirmation de cette supériorité même s'il a parfois de beaux accents pour montrer les aspects positifs de certains peuples qu'il rencontrés. Cette contradiction s'accroît encore avec sa richesse. Etre socialiste quand on se fait construire des maisons et des yachts luxueux, qu'on dirige de nombreux employés apparaît comme un paradoxe. Ce qui ne l'empêche pas de loger ses domestiques dans des chambres pourvues de tout le confort moderne pour qu'ils bénéficient eux aussi de ce luxe!

Tout en nous contant l'histoire incroyable de son héros, Jennifer Lesieur, analyse nouvelles et romans d'une manière approfondie, en les mettant en relation avec le vécu de son personnage mais aussi en dégageant, sous le récit d'aventure, la portée philosophique et la pensée symbolique de Jack London. Ce qui ne manque pas d'intérêt. Il est dommage, cependant, et là c'est imputable aux éditions Tallandier, que le livre regorge d'autant de fautes d'orthographe et de syntaxe qui gâchent la lecture. On dirait que le livre est une épreuve de lecture non corrigée, ce qui n'est pourtant pas le cas!



Biographie

Challenge les 12 d'Ys


jeudi 21 juin 2012

Leonardo Padura : Les brumes du passé






Les brumes du passé de Léonardo Padura, écrivain cubain, est un très beau livre dont on subit le charme, peu à peu, en entrant dans l'histoire du personnage récurent Mario Conde et d'un pays Cuba.

Mario Conde est entré dans la police par idéal, parce qu'il n'admet pas que les coupables ne soient pas punis pour leurs actes. Mais ce qu'il a vu dans la police, corruption, malhonnêteté, l'a dissuadé d'y rester. Il s'est donc reconverti dans le commerce des livres anciens que les collectionneurs  revendent pour ne pas mourir de faim dans l'île qui subit la crise de plein fouet. Un jour d'été 2003, il découvre une bibliothèque inestimable dans la maison d'un riche propriétaire qui a dû fuir l'île après la révolution cubaine de 1959. Et dans un de ces livres prestigieux, il  trouve la photo d'une ancienne chanteuse de bolero, Violeta del Rio. Sans trop savoir pourquoi l'image et bientôt la voix de cette femme envoûtante vont le hanter. Il part donc à la recherche des brumes du passé, essayant de retrouver les traces de cette artiste qui a brutalement disparu de la scène. Parallèlement,  Dioniso Ferrero, le propriétaire de la bibliothèque découverte par Mario, est assassiné et six livres disparaissent. Ceci suffit à expliquer que Mario Condé et son associé soient considérés comme les premiers suspects. L'ancien policier, pour se disculper, va donc se lancer dans une enquête pour retrouver le meurtrier. Quelque chose lui dit que cette recherche est indissociable de celle qu'il a entreprise à propos de Violeta del Rio.
Le récit est raconté à la troisième personne et suit le personnage de Mario Conde évoluant dans le Cuba contemporain des années 2000. Il est entrecoupé des lettres d'une femme inconnue mais dont on devine vite la personnalité qui sont écrites dans les années post-révolution.

Non, Les brumes du passé, n'est pas un livre policier, même s'il l'est, oui..  C'est aussi un roman noir avec avec Violeta del Rio, La Dame de la nuit, ce personnage de femme fatale qui évolue, dans les années 1950,  dans un univers sinistre où les plus grands bandits sont les hommes qui ont le pouvoir. Mais il est tellement autre chose aussi, tellement riche avec ces thématiques passionnantes et ses personnages qui finissent par être attachants même s'ils ne sont pas exempts de défauts. Représentants de l'humanité moyenne, ils doivent composer avec leur conscience pour s'en sortir dans un pays où les restrictions alimentaires sont terribles depuis la crise, où les tickets d'alimentation ne permettent que de survivre, où l'on n'est pas sûr de pouvoir manger le lendemain.
Ce livre c'est d'abord l'Histoire de Cuba dont le passé s'accumule par strates, expliquant le présent des personnages et du pays. L'écrivain nous présente plusieurs époques , instaurant un va-et-vient  désordonné de l'une à  l'autre au gré du récit, de la présidence de l'immonde dictateur Batista, à la révolution de Fidel Castro, jusqu'à notre époque qui se marque par un constat d'échec.. Ces allers-retours permettent de comprendre ce qu'était Cuba sous Batista avec un gouvernement et des riches qui ne se préoccupaient que de s'enrichir encore plus, organisant eux-mêmes la prostitution de luxe avec des mineures, la vente de la drogue, faisant en sorte que le pays serve de bordel aux Etats-Unis... Face à eux, un peuple affamé et inculte livré à la prostitution, à la drogue, au banditisme.. On comprend pourquoi la révolution a été si bien accueillie par les gens modestes. On comprend pourquoi Mario Condé et ses copains y ont cru et ont sacrifié les meilleures années de leur vie pour parvenir à créer un monde meilleur. On comprend aussi ce qu'ils éprouvent à présent en voyant leur pays à l'agonie, en comprenant qu'ils ont été floués, que leurs idéaux ont été bafoués, qu'une autre caste sociale détenant le pouvoir a remplacé l'autre. La révolution a échoué,  ils doivent renoncer à un rêve qui aurait pu être beau mais qui a été corrompu. Cuba est redevenue aujourd'hui un  lieu de tourisme sexuel pour les étrangers, un immense terrain où la drogue, la corruption, la violence et le vol règnent en maître...  à faire regretter sinon la vie avant la révolution, du moins les lieux d'amusement - comme l'explique un vieux musicien-  les cabarets qui permettaient sous Batista d'oublier la misère, la musique populaire et surtout le bolero, chanson sentimentale cubaine, souveraines dans l'île à cette époque et qui a disparu de nos jours!  Le lecteur ressent avec beaucoup d'acuité le désenchantement, la nostalgie de ces vieux bonhommes, ces personnages qui sont à l'heure du bilan, Mario et ses amis, Flaco et sa mère, Candito, le Paloma..

Car Les Brumes du passé est une belle histoire d'amitié. Quand on est à l'heure des illusions perdues, il n'y a vraiment que les amis qui comptent. C'est ce que pense Mario Conde qui veille sur ses copains comme une mère sur ses enfants, se faisant du souci pour leur santé, partageant avec eux, en beuverie et en ripaille, l'argent qu'il gagne avec la vente de livres.

Et c'est aussi un hymne aux livres. Mario Conde a appris à aimer les livres grâce au vieux bibliothécaire de son lycée qui lui a fait découvrir tous les classiques. Cet amour, il le porte en lui comme la part la plus propre qui compose sa personnalité. Il vend de vieux livres, poussé par la nécessité, certes, avec un brin de culpabilité, mais il les aime, il les protège, il refuse que les grands livres patrimoniaux quittent le territoire de son pays. Et c'est ce que j'ai aimé dans le personnage, cette pureté qu'il parvient à conserver quand il s'agit de tout ce qui lui tient à coeur, les amis, les livres, l'honnêteté.  J'ai aimé qu'il soit "un Martien" comme lui dit son ami Yoyi Palomo,  incorruptible, refusant la cupidité, la prostitution, la drogue, n'ayant même jamais fumé un joint de sa vie.
Un très beau livre. J'ai vraiment découvert un écrivain de talent et j'ai hâte de lire d'autres livres de lui!

Dans le cadre des écrivains latino- américains

mardi 12 juin 2012

Jonathan Safran Foer : Extrêmement fort et incroyablement près





Extrêmement fort et incroyablement près  est le deuxième livre que je lis de Jonathan Safran Foer .  Avant ce roman, j'avais découvert son essai passionnant :   Doit-on manger des animaux?  qui est  une étude accablante et consternante des méfaits de l'élevage industriel en Amérique, de son inhumanité et des risques qu'il fait peser sur la santé mondiale. (voir Ici)

Extrêmement fort et incroyablement près est d'une tout autre veine. Jonathan Safran Foer s'inspire des événements du 11 Septembre  et raconte l'histoire d'un petit garçon Oskar, extrêmement savant pour son âge, passionnément curieux, d'une grande sensibilité,  qui se trouve confronté à la mort violente de son père lors de l'attentat. Comment l'enfant va-t-il réagir face à l'inacceptable? Comment peut-il faire son deuil avec le poids de cette disparition mais aussi les secrets qu'il accumule, incapable de communiquer, d'exprimer ses sentiments. Un jour, pourtant, Oskar trouve une clef en fouillant dans les affaires de son père. Il va alors mener une enquête pour savoir quelle serrure elle ouvre. Peut-être apportera-t-elle une réponse à ses interrogations? C'est surtout un moyen de partir à la recherche de la mémoire de son père à travers New York et d'accepter une mort qu'un cercueil vide n'a pu matérialiser.
Le récit de cette quête que l'enfant consigne dans ses cahiers secrets, est entrecoupée par les écrits de son grand père et de sa grand mère qui tous deux ont dû fuir la barbarie nazie et émigrer aux Etats-Unis, portant eux aussi le deuil de ceux qu'ils aiment.
Le roman de Jonathan Foer est bouleversant car il raconte à travers des générations éloignées dans le  temps les terribles conséquences de la haine et de la violence. Le grand père, muré dans le silence, est tellement marqué par l'horreur de la guerre, qu'il a refusé de voir naître son fils parce que "vivre est terrifiant". Dans une longue lettre, il s'adresse au fils qu'il n'a pas connu. En revenant aider à son petit-fils, il lui permettra de ne pas refuser la vie comme il l'a fait lui-même! La personnalité de l'enfant, petit bonhomme submergé par le chagrin, le mélange de maturité et de naïveté touchante dont il fait preuve, le rendent particulièrement attachant. Sa vive imagination qui fait de lui un inventeur loufoque et plein de génie donne au récit un aspect poétique et émouvant qui se manifeste dans les rencontres qu'il va faire au cours de son enquête. Tous les adultes semblent, au contact du petit garçon, perdre leur défense et retrouver l'innocence de l'enfance. On a toujours envie de sourire avec Oskar tant il est vif, curieux, inventif, naturel, mais on reste toujours sur le fil du rasoir de l'émotion. J'ai adoré cette tonalité entre le le rire et les larmes, cet humour léger qui n'empêche pas la gravité.
La typographie du roman, sa forme, est, de plus, déroutante :  la prose a parfois l'aspect de vers, libres, bizarrement agencés, de lignes entrecoupées, de répétitions, comme si le contrôle échappait au narrateur écrivant, que ce soit l'enfant ou les grands parents. Les ratures, les pages blanches, les fautes de frappe, témoignent de l'émotion du personnage. La présentation est accompagnée de de photographies qui prennent un poids considérable au niveau du sens quand on les regarde différemment selon l'imagination du petit garçon. Des  pages de grafittis en couleur serrent le coeur car elles témoignent de la mémoire disparue avant de prendre encore une autre  signification.... bref! le livre  est étonnant de bien des manières!
Un très beau roman et un talent d'écrivain peu ordinaire! Excellent!

Jeunes auteurs américains

Arni Thorarinsson : Le temps de la sorcière





Einar, reporter du journal du soir, a été muté dans la petite ville d'Akureyri dans le nord de l'Islande pour implanter le journal dans cette région et faire augmenter les ventes... ce qu'il n'apprécie pas particulièrement! Deux collègues l'accompagnent :  Asbjörn qu'il déteste cordialement  et son amie  et confidente, Joa, la sympathique photographe du journal, qui ne s'intéresse pas aux hommes! Pas de sexe donc, pas d'alcool car Einar a renoncé à boire! Loin de Reyjavick et de sa fille Gunna, on comprend que notre journaliste broie du noir. Le travail routinier qui lui est demandé l'ennuie, compte-rendus de réunions électorales, questions stupides pour la rubrique hebdomadaire et il ne cesse d'avoir des prises de bec téléphoniques avec le nouveau rédacteur en chef qui est resté bien tranquillement à Reyjavik, lui! Sa seule distraction réside dans son tête-à-tête quotidien avec Snaelda mais lorsque vous aurez découvert la personnalité de cette compagne, vous comprendrez qu'il y a mieux comme distraction!
Cependant deux enquêtes vont bientôt l'occuper après le décès d'une femme dans la rivière et le meurtre d'un brillant mais étrange étudiant, Skarphedinn, qui disparaît le soir où doit avoir lieu la première de la pièce de théâtre où il tient le rôle principal. Quel lien entre ces deux meurtres? A priori, aucun puisque la mort de la femme est accidentelle mais la mère de celle-ci, Gunnhildur, est persuadée du contraire. Elle accuse même son gendre d'assassinat!
L'intrigue nous entraîne donc à la suite d'Einar dans les différents milieux de la ville, à la recherche d'indices qui permettraient de comprendre ce qui s'est passé et quelle est la personnalité de chacune des victimes. L'intérêt du roman dépasse alors la seule intrigue policière puisqu'il nous introduit dans la société islandaise et nous en dévoile les maux. Le capitalisme sans morale sacrifie la beauté de la nature islandaise pour en tirer le maximum de profit. L'industrialisation sauvage saccage et pollue les sites en entraînant une immigration intense. Les immigrés exploités d'un côté, sont rejetés de l'autre par une population qui se sent envahie et défend sa culture. Le racisme et ses violences sévissent. Les jeunes, quant à eux, trompent leur ennui et leur  mal être en  buvant et en se droguant.
Un constat bien noir qui est contrebalancé par l'humour de Thorarinsson. Vous l'aurez compris, Einar n'a pas bon caractère et sa patience a des limites. Les tribulations de notre anti-héros qui pratique l'auto-dérision nous font rire. Ses rapports avec l'étonnante Snaelda ; avec  Absjorn dont il résoud les problèmes conjugaux; avec Joa qui lui souffle sous le nez la seule femme séduisante de la ville, sont réjouissants. Sa rencontre, en particulier avec Gunnhildur, la vieille dame qui lui téléphone de sa maison de retraite  pour lui faire part de ses soupçons est touchante  :
Je voudrais simplement que personne ne soit méprisé ou mis hors jeu à cause de son âge. Ca s'applique aussi aux enfants. Et aux adolescents. Tout le monde a le droit d'être écouté.
Mais elle est aussi hilarante, la veille dame ne manquant pas de caractère! Voilà comment elle présente Einar à son amie Ragna :

J'ai à mes côtés un jeune homme. Non,non, je ne le fais pas sauter sur mes genoux. Mais non, mais non... Tout ça est tellement jeune et fragile. Ma petite Ragna, je vais te l'envoyer (...) Ne te laisse pas impressionner... Il fait un peu benêt mais il n'est pas méchant. Il m'a apporté une boîte de friandises; je vais lui demander de t'en apporter une à toi aussi en le prévenant que sinon tu ne lui diras rien.

Thorarinsson signe avec "Le temps de la sorcière"  un  livre policier réussi!

Auteurs scandinaves

lundi 21 mai 2012

Ian McEwan : L'enfant volé




Dans L'enfant volé, le titre explique le sujet du livre, Ian McEwan raconte le vol d'un petite fille, Kate, dans un supermarché, alors qu'elle accompagne son père. Un moment d'inattention pendant qu'il charge les courses sur le comptoir, il se retourne, l'enfant n'est plus là! C'est ce qui peut arriver de plus horrible à des parents, un cauchemar qui devient réalité! La souffrance du couple Stephen et Julie est terrible et entraîne la séparation, chacun réagissant à sa manière, et désormais incapables l'un et l'autre de communiquer, murés dans le silence et la douleur....
Le roman est assez déroutant car le lecteur s'attend à en savoir plus; c'est une frustration, en effet,  de ne pas apprendre qui a enlevé la fillette, de voir l'enquête ainsi abandonnée! Mais le sujet est ailleurs! Ce qui intéresse l'écrivain est l'analyse des conséquences sur l'individu et sur le couple d'un évènement aussi traumatisant et irrémédiable que l'enlèvement d'une enfant! Comment arrive-t-on à vivre après? Peut-on se reconstruire? C'est qu'il faut bien vivre malgré la disparition ou tout au moins paraître vivre normalement. Stephen, auteur de romans pour enfants travaille dans une commisssion nommée par le gouvernement pour traiter des problèmes de l'enfance. Ian Ecwan place donc cette étude psychologique dans un cadre social et politique bien précis. Le personnage n'est pas désincarné. La satire du gouvernement anglais et la parodie de démocratie qui consiste, par exemple, à éditer le bilan et les conclusions de la commission avant que celle-ci ne soit terminée, sont assez féroces.
A côté de Stephen et Julie gravitent d'autres personnages, ses parents d'abord, mais aussi, Charles, son ancien éditeur reconverti dans la politique. Toutes ces intrigues secondaires se greffent sur la première et donnent parfois lieu à des scènes très fortes presque hallucinantes comme lorsque Stephen accompagne Charles retombé en enfance, dans l'ascension d'un arbre vertigineux... ou fantastiques, Stephen rencontre sa mère, jeune fille, enceinte de lui... Certains épisodes paraissent constituer des entités, construites, dirait-on, comme des nouvelles ayant chacune une unité en elle-même.
Cela m'a empêchée, au début, d'entrer complètement dans le roman car l'intrigue de départ semble disparaître, se perdre dans les autres. L'écrivain paraît se disperser dans plusieurs directions même s'il n'en est rien! Le thème général est toujours celui de l'enfance volée et du temps qui passe en la détruisant. Comme Charles, nous devons tous faire le deuil de notre enfance et les parents, celui de leur enfant quand celui-ci entre dans l'âge adulte. Ainsi Stephen se souvient d'un moment où sur une plage de sable, Julie et lui avaient retrouvé leur âme d'enfants pour jouer au château de sable avec Kate,s'absorbant entièrement dans le jeu pour ensuite revenir à la vie réelle et détruire "l'enchantement" par leurs considérations d'adultes :
Stephen se disait que s'il pouvait encore agir avec cette même intensité, ce même abandon avec lequel il avait autrefois aidé Kate à bâtir son château, il serait heureux et doté de pouvoirs extraordinaires.
Un beau roman malgré les restrictions que j'ai eues sur un sujet douloureux.
Dans le cadre des noms d'auteurs en Mc

samedi 12 mai 2012

Antonio Altabirra/ Kim : L'art de voler



L'art de voler de Antonio Altabirra est un roman graphique. J'avoue qu'au départ ces toutes petites vignettes sagement alignées, en noir et blanc, ne m'enthousiasmaient pas! Je trouvais à priori la conception un peu vieillotte à côté des bandes dessinées actuelles. Mais... sur les conseils de Wens,  du blog En effeuillant le chrysanthème, - "lis-le et tu verras!" - , je me suis lancée dans cette lecture! Que dis-je lancer? Plutôt plonger, enfoncer, perdue, et je n'ai pu quitter de roman avant la fin. Roman estampillé donc : lu d'une seule traite, roman prenant, passionnant d'où naît tristesse, nostalgie mais aussi attachement et admiration pour le personnage central.

Antonio Altabirra part d'un fait réel : Un homme de 90 ans se jette du quatrième étage d'une maison de retraite. Oui mais ce vieillard, c'est son père, un autre lui-même.  Altabirra nous raconte alors la vie de son père, Antonio, et son enfance pauvre dans un petit village rural d'Aragon, comment il s'arrache à cette vie âpre de petit paysan attaché à son lopin pour la misère de la grande ville, pris ensuite dans l'engrenage de la guerre civile qui l'oblige à choisir son camp. Lui qui refuse de tuer et feint d'être un mauvais tireur s'engage alors dans l'armée anarchiste où il devient chauffeur. De quoi lui rappeler ses jeunes années quand il pilotait une automobile en bois et s'envolait en rêve avec elle dans le ciel....

Oui, mais le rêve n'est pas pour des gens comme Antonio. Ce roman raconte, à travers l'histoire individuelle, la vie brisée de toute une génération d'espagnols jetés dans la guerre civile, du côté des perdants... Ces "soldats de Salamine" dont parle Javier Cercas dont les déchirements ne s'arrêtent pas avec la fin de la guerre civile mais continuent en France où ils sont parqués dans des camps. Enrôlés dans une autre guerre et, malgré la part qu'ils ont pris dans la résistance, poussés par la xénophobie française à revenir en Espagne après 1945, malgré le franquisme. Ils n'ont jamais connu la liberté.

Le personnage d' Antonio est un homme sympathique avec ses défauts et ses faiblesses. Il devra faire des compromis et mettre ses idées sous éteignoir pour faire vivre sa famille. Mais il n'abandonne jamais complètement ses rêves de liberté. Qu'il les réalise en se jetant d'une fenêtre de sa maison de retraite où il est encore traité comme un prisonnier en dit long sur ce qu'a été sa vie! Nous sommes aussi touchés par la tendresse et l'admiration que l'écrivain porte à son père.  D'où la totale empathie que nous éprouvons envers ce personnage hors du commun.

Quant au graphisme de Kim qui m'avait d'abord peu attirée, voilà qu'en me penchant sur ces petites images, je suis entrée entièrement dans ce monde, prêtant attention aux détails révélateurs des sentiments des personnages, à la reconstitution  historique  précise. Mes préjugés sont tombés. L'aspect miniature du dessin nous oblige à être près des gens, de leur misère, de la violence autour  d'eux.  D'où la totale empathie que nous éprouvons envers eux. Nous faisons partie du décor et comme il est bien sombre nous en ressortons avec le coeur serré!


 Challenge d'Ys dans le cadre des romans graphiques

jeudi 12 avril 2012

Camilo José Cela : Les nouvelles aventures et mésaventures de Lazarillo de Tormes



Dans Les nouvelles aventures et mésaventures de Lazarillo deTormes, Camilo Jose Cela s'inspire du grand roman picaresque espagnol du même nom, classique du XVI °siècle, écrit par un auteur anonyme.

Le picaro, est un type traditionnel dans la littérature espagnole. Il s'agit d'un mauvais garçon, orphelin, né dans les plus basses classes de la société, misérable mais rusé et habile, qui gagne sa vie en volant ou en mendiant au cours de son errance de ville en ville. Il rencontre des personnages caractéristiques dont il devient le serviteur, le complice et bien souvent la victime... En France, le Picaro a inspiré Lesage et son Gil Blas de Santillane au XVIII siècle.
Camilo Cela obéit, avec cette oeuvre contemporaine, à tous codes du roman picaresque. Son personnage, Lazarillo de Tormes, qui se croit descendant du premier parce qu'il porte le même nom, est abandonné par sa mère chez des chevriers. Il n'a jamais connu son père. Il est élevé à la dure dans la montagne  et devient dès l'âge de huit ans apte à gagner sa vie, travail pénible souvent récompensé par des coups; aussi dès qu'il le peut, il s'enfuit, quittant subrepticement sa famille d'accueil pour partir à l'aventure sur les routes. Il rencontrera successivement des personnages haut en couleurs, brigands, fripons, menteurs, qui deviendront ses maîtres : musiciens ambulants, hidalgo poète, mendiant philosophe, romanichels, sorcière...
Comme il se doit dans la tradition picaresque, le récit est raconté par le héros du roman devenu vieux. Le narrateur âgé finit toujours aussi démuni, misérable, soulignant, et c'est la conclusion amère de cette l'histoire, qu'un pauvre ne peut échapper à sa condition :
Si j'ai commencé la vie plein d'entrain et si je l'achève accablé il faut en accuser le peu d'habileté que Dieu m'a donné pour ce genre de lutte et ne pas oublier qu'on ne peut demander au peuplier de produire des poires ni aux fontaines des chemins de laisser couler du vin. Lazarillo, le personnage de Cela est peut-être un fripon, c'est sûr, et comment pourrait-il en être autrement puisqu'il n'a connu que la misère et le manque d'amour? Pourtant si ce qu'il fait n'est pas toujours sympathique, il ne peut nous laisser indifférent car il y en en lui une étincelle de franchise, de bonté, de solidarité qui ne demande qu'un peu d'amitié pour s'éveiller. La mort du  seul maître qui soit bon pour lui, le prêtre philosophe, est pour lui un arrachement. C'est un moment tragique du livre où la narration de Camilo Jose Cela serre le coeur. 
Jamais je n'eus un père à aimer, ni un ami avec qui pleurer dans le malheur, en dehors du pénitent Félipè. alors -Dieu sait si ce n'était pas un pressentiment de la solitude qui devait toujours être la mienne,- une telle douleur me bouleversa, j'éprouvai un chagrin si aigu que je crus mourir moi-même devant ce spectacle qui blessa profondément ma volonté : la mort de mon maître, une de deux seules personnes de bien que j'aie rencontrées dans ma vie.Lazarillo est aussi capable d'acte de courage même s'il ne sait trop comment il y parvient. Il est semblable en cela à l'Humanité capable du plus grand Bien comme du plus grand Mal.
Alors, je ne réfléchis à rien, absolument à rien et je compris que dans la vie on ne réfléchit qu'aux petites choses. Les grandes choses, les rares grandes choses, les rares grandes choses nous les faisons sans y penser.
Ainsi lorsqu'il s'enfuit, une fois encore, pour échapper à la brutalité des bohémiens, il emmène avec lui Marie et son bébé, jeune femme maltraitée par ses maîtres, le chien Colosse et l'ours Ragusain qui l'ont bien mérité et à qui il parle comme des amis.
Finalement comme tous les romans picaresque, ces Nouvelles aventures et mésaventures de Lazarillo de Tormes nous montrent un héros profondément solitaire, qui ne connaît que la faim et la violence au milieu d'une société indifférente. Ce qu'il a certainement de neuf par rapport à l'oeuvre du XVI siècle, c'est que l'on ne sent pas l'acceptation de cet état de choses. L'auteur du XVI siècle partait d'une réalité qui était la normale dans une société que l'on décrivait cruelle et terrible mais sans la remettre en cause, l'important étant de ne pas mourir de faim. Camillo Jose Cela, au XX°siècle, montre, lui, une société inégalitaire basée sur l'égoïsme, l'hypocrisie, dans laquelle, que l'on soit mendiant ou nanti, l'homme ne cherche qu'à tirer profit du plus faible. Ainsi le pharmacien fait travailler Lazarillo sans le payer et le gruge comme l'ont fait les musiciens de rue qui lui ont volé son petit pécule. Le livre se termine donc sur un constat amer et pessimiste qui est certainement une remise en cause  de cette société  et qui témoigne dans tous les cas d'une empathie avec les malheureux.
J'eus de bons et de mauvais moments; je connus des jours heureux et des semaines de malheur; je jouis d'une bonne santé et souffris de faim plus que jamais..
Conter ce long chemin, pourquoi? Il fut le sentier épineux de tous ceux qui me ressemblent...



Camilo Jose Cela
Né en 1916 dans un petit village de Galice, Camilo Jose Cela fit ses études à Madrid, et entra à la faculté de Droit. Il fonda la très importante revue Papeles de son  Armadans. Membre de l'académie espagnole de la langue depuis 1957, il a écrit une trentaine de livres parmi lesquels La ruche publié en 1958. Il a obtenu le Prix Nobel de littérature.



Roman lu dans le cadre du challenge de les 12 d'Ys : les prix Nobel

mercredi 21 mars 2012

Toni Morrison : Tar baby




La quatrième de couverture  résume ainsi le roman de Toni Morrison : Tar Baby :
À la fin des années 70, dans l'Isle des Chevaliers aux Caraïbes, un milliardaire vit en bonne intelligence avec ses deux domestiques noirs et leur nièce, Jadine, une jeune mannequin épanouie et intégrée dans le monde des Blancs. L'arrivée d'un va-nu-pieds, Fils, incarnation d'un ange noir, bouleverse cet ordonnancement factice. Condamnée par le mensonge des apparences, Jadine va apprendre à renouer avec son héritage identitaire. À travers une histoire d'amour impossible, Toni Morrison dénonce une société oublieuse de ses racines et ouvre la voie à une mémoire collective qui comble autant qu'elle déchire.

Le résumé de la quatrième de couverture ne paraît s'intéresser qu'à une facette de l'intrigue et qu'au couple noir. Or les autres personnages du roman et le drame que l'on pressent et qui se joue entre eux me paraît important aussi. C'est pourquoi je présente ici le roman à ma manière :

Valérian Street, riche hommes d'affaires, a décidé de prendre sa retraite dans l'Isle des Chevaliers, dans les Caraïbes. Voilà qui ne convient pas à son épouse, Margaret, beaucoup plus jeune que lui, qui s'ennuie à en mourir dans ce lieu où il n'y a rien à faire loin de sa ville d'origine, Philadelphie. Entre les époux, ont lieu des joutes oratoires cruelles, où Valerian semble  abuser de son pouvoir et de la faiblesse de son épouse, une mésentente sournoise s'installe entre eux. Ce huis-clos entre le couple est orchestré par deux serviteurs noirs, Sydney et Ondine, qui sont au service du milliardaire depuis si longtemps qu'ils ont pris une incontestable autorité sur leur maître. Jadine, leur nièce à qui Street a généreusement payé des études, a échappé à sa condition sociale; elle partage la table des maîtres et l'amitié de Margaret. Mais pourquoi Ondine paraît-elle haïr Margaret? Pourquoi le fils des Street ne vient plus les voir depuis longtemps? Pourtant, Margaret est certaine que, cette année, il viendra partager leur repas de Noël.
C'est dans ce contexte tendu qu'un homme, noir, recherché par la police, s'introduit dans la propriété des Street et s'y cache. Il présente de nombreuses identités mais son  nom véritable est : Fils.

Vous aurez compris à cette double présentation que le roman de Toni Morrisson est riche et complexe, il n'y a pas un seul fil directeur, un seul angle d'approche mais plusieurs! Il y a en fait trois couples principaux (sans compter un couple de serviteurs, Thérèse et Gédéon, qui vivent dans l'île et en sont les représentants) qui ont chacun leur histoire et que Toni Morrisson prend à un moment de crise qui va être révélatrice.
Pour les vieux couples, Margaret et Valérian et Ondine et Sydney, la situation est ancienne, les non-dits entre mari et femme mais aussi entre maîtres et serviteurs se sont accumulés. L'écrivain sait jouer avec art de cette situation explosive, suscitant notre malaise devant ces griefs non formulés, ces soupçons, ces rancunes étouffées. Elle éveille notre curiosité sur les personnages : qui a tort, qui a raison? Que comprendre d'eux?
Pour le jeune couple, Jadine et Fils, c'est le début d'une histoire d'amour entre Jadine et lui, entre celle qui a coupé ses racines et celui qui y est resté attaché. Quand on se nomme Fils ce n'est pas pour rien, on reste le fils de quelqu'un ou de quelque chose.
La tension portée à son paroxysme éclatera lors du repas de Noël où en invitant ses serviteurs à sa table, Valerian va abolir les barrières et les faire céder dans une scène d'une violence verbale extraordinaire. Un moment très fort du roman!
Le livre explore aussi le thème du racisme sous toutes ces formes. Valerian emploie un homme peine dont il ne se donne pas la peine d'apprendre le nom. De toutes façons les domestiques portent tous un nom générique, Mary pour les femmes ou Journalier pour les hommes comme pour mieux nier leur personnalité. Si une domestique est renvoyée, personne ne s'aperçoit que celle qui la "remplace" est la même personne!
Morrison dénonce toutes les préjugés de race, les stéréotypes. Quand Margaret trouve Fils caché dans sa penderie, elle croit qu'il veut la violer parce qu'un noir ne peut avoir qu'une idée en tête face à une blanche! Or Fils, affamé, n'a qu'une envie, trouver à manger! Non seulement il n'a rien d'un violeur mais en plus, il préfère la noire et séduisante Jadine à la blanche et mûre Margaret! Inconcevable pour Margaret! Ce qui amuse Jadine qui remarque ironiquement que toutes les deux sont en concurrence pour un viol éventuel! Mais les noirs aussi pratiquent le racisme social. Sydney partage les préjugés de Margaret sur les noirs voleurs et violeurs, et il  pense que les noirs de Philadephie  comme lui sont supérieurs aux noirs autochtones. Ceux-ci, d'ailleurs, leur rendent bien leur mépris!

Le titre Tar Baby résume bien ce thème majeur puisque c'est le nom que les blancs donnent aux  aux petites filles noires (Tar : goudron). Tar Baby,  bien sûr, c'est Jadine qui en faisant des études et en étant mannequin monte en grade dans la société. D'où d'un impossible amour avec Fils qui refuse de jouer le jeu social et de renoncer à ses origines. Notons, cependant, que pour réussir pleinement en tant qu -e Modèle, Jadine doit repartir en France où les préjugés racistes sont moins virulents.



lundi 12 mars 2012

Susan Fromberg Schaeffer : Folie d'une femme séduite



La Folie d'une femme séduite de Susan Fromberg Schaeffer raconte l'histoire d'une jeune fille, Agnès Dempster, inspirée d'un fait réel survenu à la fin du XIX ème siècle. A la  mort de sa grand mère  bien-aimée, Agnès quitte la ferme familiale du  Vermont pour se rendre à la ville. Elle fuit une mère qui ne l'a jamais aimée, trop  marquée par la mort accidentelle de sa première fille Majella et un père qui a toujours pris le parti de sa femme. Elle a seize ans. Arrivée à la ville de Montpelier, Agnès trouve du travail dans un atelier de couture après s'être installée dans une pension de famille. Là, elle rencontre Frank Holt, jeune sculpteur de pierre, dont elle va tomber amoureuse. Il s'agit pour elle d'une passion dévastatrice, bouleversante, qui l'accapare tout entière. Elle idéalise cet homme qu'elle voit doté de toutes les qualités, elle s'attache à lui avec tant d'emportement que le jeune homme prend peur et préfère rompre. Il retourne alors à ses anciennes amours, la sage et calme Jane qui lui apportera la paix et la sécurité.  C'est alors que survient le drame qui a servi de point de part à S. Schaeffer pour imaginer ce récit.

L'histoire est racontée par Agnès, âgée, et s'adresse à son amie Margaret. Elle revient sur les évènements de sa vie pour essayer de les comprendre : ce qui m'intéresse, je crois, c'est de comprendre comment les gens se retrouvent là où ils en  sont, quand tout est fini. Mais je suis sûre à présent que ça allait bien au-delà. Peut-être ai-je encore le besoin de savoir si ma vie devait nécessairement se passer ainsi. Le récit n'est pas linéaire mélangeant le passé et le présent de la jeune femme mais aussi de ses parents, et en particulier des femmes de la famille de sa mère, toutes dotée d'une beauté si parfaite que des générations d'artistes attirés par leur renom se succédèrent pour les peindre ou les sculpter. Mais la beauté semble être pour elles plus une fatalité qu'un atout pour réussir leur vie.

LA FOLIE, L'AMOUR, LA MORT

Pour moi le thème principal du roman n'est pas, comme on le pense souvent, l'amour mais la folie et d'ailleurs les deux thèmes sont indissolublement liés, tous deux inséparables de la Mort. La passion que vit la jeune fille est une manifestation de son délire, de son exaltation qui lui fait perdre pied avec la réalité, le concret : "Je n'adorais pas Frank comme un Dieu; il était un Dieu"."Il était  la lumière du ciel. Il était le ciel.""Je baissais les yeux sur ma main et l'aimais, non parce que c'était ma main, mais parce que Frank l'aimait et la touchait". Peu à peu la jeune fille  va se désintéresser de tout ce qui n'est pas Frank, refusant d'aller travailler pour rester avec lui : Quand il se retirait dans sa chambre, j'étais jalouse des meubles parce qu'ils étaient près de lui et moi pas, et quand il partait travailler, j'étais jalouse de ses compagnons de travail, des pierres et même du sol qu'il foulait.
Plus tard le docteur Parsons en parlera en ces termes : Elle le voulait tout entier en sa possession. D'après elle, il était son moi.
Elle va ainsi perdre sa propre identité pour se fondre en l'autre, ne plus exister en dehors de l'autre.  Elle est d'ailleurs et paradoxalement très consciente de ce qu'il y a de déraisonnable et de mortifère dans ce qu'elle éprouve, elle se dit "malade d'amour" : .. parfois il lui semblait n'être pas dans son propre corps, qu'un visage étranger recouvrait le sien, qu'elle était mauvaise et que pour cela elle n'allait pas à l'église
 La perte de son identité la conduit, lors de l'abandon de Frank, à une haine de soi qui ne peut que mener à la mort. Mais sous l'emprise d'un dédoublement de la personnalité, lorsqu'elle veut se supprimer, elle tuera une personne innocente, ce qui la conduira à l'asile psychiatrique. :
Je tirai une fois et la balle entra dans la tempe. je la regardai fascinée, tomber sur le sol. C'était moi qui glissais dans le vide, du sang ruisselant de ma tempe, pour m'étendre dans la neige. Et quand je baissai les yeux sur elle, je vis qu'elle me souriait, tendant les bras vers moi, mon double, mon ombre, et je sus que c'était là le sommeil, que c'était l'étreinte que j'avais toujours recherchée...
Tout le roman prépare à ce dénouement. La folie hante ce livre. On s'aperçoit qu'elle est déjà  présente chez la grand mère Eurydice qui devient folle lorsqu'elle sait son mari atteint d'une maladie irréversible et qu'elle s'exile dans la porcherie. Elle est présente chez sa mère, Helen, qui n'est jamais plus la même après la mort horrible de son fille aînée brûlée par une lessiveuse d'eau bouillante. Déjà, enfant, Agnès était victime d'hallucinations, des ombres venaient la visiter dans sa chambre, des visages la regardaient du haut du plafond. Elle a essayé de se suicider à l'âge de treize ans. Elle pouvait passer d'une joie excessive à un abattement sans égal en un instant.
Mais n'oublions pas que nous sommes à la fin du XIX et que cette maladie n'était pas connue, aussi lorsque le juge somme le docteur Parsons de donner un nom à cette affection, il ne peut que répondre : La maladie de la femme séduite. Voilà comment il décrit cette maladie. : L'individu en question prend simplement un autre pour lui-même.... On peut observer de phénomène chez les amoureux également. Souvent, ils déclarent : "je t'appartiens" ou "tu m'appartiens" et ça ne pose aucun problème. Ce qui en détermine la nature pathologique, c'est l'importance et la qualité de l'erreur. Les amoureux sont malgré tout conscients d'être deux individus. A un certain moment, Mlle Dempster a perdu cette conscience"
Le thème de la mort est omniprésent aussi dans le roman. Elle commence par l'abattage par son père de son animal familier, sa vache préférée. Elle continue avec la mort violente de Mejella, la soeur d'Agnès ou le bébé mort trouvé dans les bois. Elle est là dans les carrières ou les sculpteurs de pierre fabriquent les stèles funéraires, dans l'avortement qui tue son enfant, dans l'image qui torture son esprit : Comme s'ils étaient dans la chambre, je vis les engrenages de l'énorme pendule de ma grand-mère qui tournaient contre le mur. Je me vis sur des roues dentées. Au fur et à mesure qu'elle tournait, ma robe se prenait dans les dents de roues plus petites, et je me vis déchiquetée.

LA FEMME

La description de la condition féminine est aussi très intéressante. La mère et la grand mère d'Agnès ont toujours rêvé de quitter le Vermont, d'être libres mais n'y sont jamais parvenues. Agnès réalise ce rêve mais elle n'en est pas plus libre. Les femmes sont soumises à leur condition biologique et dans cette fin du XIX siècle, elles sonc cnsées ne pouvoir se réaliser qu'en ayant un enfant. Ne pas en vouloir c'est être anormale. Se faire avorter, c'est risquer sa vie, subir des souffrances et des violences atroces. On voit aussi la condition de la femme ouvrière dans l'atelier de couture où travaille Agnès.

J'ai parfois éprouvé quelques moments de lassitude au cours de ce roman de 800 pages lors de la description de la passion amoureuse. La jeune femme avec ses idées fixes, son amour maladif qui exclut tout autre intérêt, ses brusques moments de dépression est un personnage qui tourne en rond. C'est normal puisqu'elle est obsessionnelle et finalement c'est une qualité de l'auteur de nous la peindre ainsi..  Mais l'on n'en prend conscience qu'après lorsque son mal est analysé. Sur le moment, on subit comme le font ses amis et son amoureux ses variations d'états d'âme, son instabilité, ses angoisses et c'est parfois pénible et même insupportable tant que l'on ne comprend pas que c'est lié à sa maladie. Ce que j'ai le plus apprécié, c'est le procès, tout ce qui a trait aux balbutiements de la psychiatrie et de la psychanalyse et la vie de la jeune femme à l'asile. Le roman est superbement écrit dans une langue très belle, avec des temps forts, la vie dans les Hauts pâturages en est un, aussi. Un beau livre.
Notons la ressemblance de Folie d'une femme séduite avec Captive de Margaret Atwood. A partir d'un fait divers un peu semblable,  les deux écrivains ont  pourtant réalisé deux oeuvres très personnelles.




vendredi 9 mars 2012

Kenzaburo Ôé : Gibier d'élevage




Kenzaburo Ôé est né en 1935, dans l'île japonaise de Shikozu. Il a suivi des études de littérature et française et a fait une thèse sur Sartre. Il est vite reconnu dans les années 1950 comme l'un des plus grands écrivains japonais. Il reçoit le prix Akutagawa, l'équivalent du Goncourt français, pour pour ce livre Gibier d'élevage en 1958. Dans un livre déchirant Une affaire personnelle il parle de la naissance de son fils, handicapé, qui bouleverse sa vie. Il écrit Le Jeu du siècle sur le Japon entre 1860 et 1960... Il reçoit le prix Nobel en 1994.

Autres livres de Kenzaburo Öé:
Dites-nous comment survivre à la folie
Le faste des morts
Une existence tranquille.



 Le récit de Gibier d'élevage se déroule pendant la seconde guerre mondiale. Dans un village montagnard coupé du monde pendant la saison des pluies, un avion américain s'abat dans les bois. Les villageois capturent le seul survivant, un grand noir américain qui excite la curiosité de tous mais en particulier des enfants. Le prisonnier, en attendant d'être remis aux autorités, est enfermé dans une cave. Son abattement, sa passivité et son étrangeté le font considérer comme un animal d'élevage! Les enfants qui en ont d'abord un peur bleue finissent par faire de lui un compagnon de jeu. Oui, mais...

Le récit est raconté par un jeune garçon qui vit sa vie d'enfant, insouciante, jeux, bagarres, baignades, découverte sexuelle pour les plus grands, entouré de son petit frère cadet, de Bec-de-Lièvre, le meneur de la bande, et de toute la marmaille qui les suit et les admire. Nous sommes en guerre mais le village est si fermé sur lui-même que la guerre paraît être un fait irréel presque légendaire. Une abstraction. Pourtant la mort qui la symbolise est toujours présente dans le récit soufflant ses miasmes délétères sur le village, compagnon fidèle de tous, même des enfants. Ceux-ci jouent à "touiller" les morts dans la fosse commune béante pour récupérer des ossements afin de se confectionner des bijoux.

La description de ce peuple "de vieux défricheurs quelque peu primitifs" est un choc pour le lecteur. Ces gens vivent dans une pauvreté extrême. Ils n'ont aucun meuble chez eux, et couchent par terre sur des planches. Ils sont considérés comme des sauvages, sales, miséreux et sans manières, par les citadins lorsqu'ils se rendent à la ville soit pour aller à l'école soit pour faire quelques courses. Le fait d'être isolés de tout pendant la saison des pluies ne les dérange donc pas et est une aubaine pour les élèves qui ne peuvent plus aller à l'école.
Le choc des civilisations va être énorme entre cet américain, un espèce de colosse noir qui parle une langue totalement inconnue, et ces gens qui n'ont jamais dépassé les bornes de leur village sauf pour la ville toute proche et n'ont jamais vu la mer que de très loin comme un mince ruban miroitant.
Le jeune narrateur qui est le premier à l'approcher de près  pour apporter sa nourriture au prisonnier le présente comme une bête avec "ses oreilles pointues comme celles d'un loup" "son cou gras et huileux", "l'odeur de son corps qui pénétrait toute chose comme un poison corrosif" et sa "voracité de rapace" quand l'homme se jette sur la nourriture après avoir jeûné longtemps. Mais peu à peu le jeune garçon va cesser d'en avoir peur, pour le voir comme un animal familier que l'on aime bien.
Ce Noir était à nos yeux une sorte de magnifique animal domestique, une bête géniale.
Les adultes aussi finissent par ne plus être effrayés par lui et l'américain peut circuler librement dans le village. Les enfants partagent enfin  avec lui de beaux moments de sérénité lorsqu'ils l'écoutent chanter une chanson
Nous étions emportés par la houle de cette voix grave, solennelle, se propageant de proche en proche.
ou quand ils le font sortir de la cave sous la pluie : .. et là, longtemps, nous remplîmes nos poumons d'un air qui sentait l'écorce mouillée"
Mais que va-t-il advenir de cette amitié quand les adultes sans mêlent?
Le soldat parti, que nous resterait-il au village? L'été, vidé de sa substance, ne serait plus qu'un coquille vide.

Le roman est un roman d'apprentissage pour le jeune narrateur qui prend alors conscience de l'horreur de la guerre, et perd son insouciance enfantine.  Devenu adulte brutalement, pour lui, plus rien ne sera comme avant :
La guerre, cette interminable et sanglante bataille aux dimensions gigantesques, allait se prolonger encore. Cette espèce de raz de marée qui, dans des pays lointains emportait les troupeaux de moutons et ravageait les gazons fraîchement tondus, cette guerre là, qui eût jamais pensé qu'elle dût parvenir jusqu'à notre village? Pourtant elle y était venue... et moi au milieu de ce tumulte, je n'arrivais plus à respirer.

Kenzubaro Ôé dénonce avec ce roman l'absurdité de la guerre. La haine entre les peuples n'est-elle pas d'abord une conséquence de l'ignorance et de la méconnaissance de ce qui est étranger? Les enfants ne sont-ils pas ici ceux qui y voient clair? 

Lecture commune avec Ys et Emmyne  dans le cadre du challenge les 12 d'Ys sur les Prix Nobel





mardi 6 mars 2012

Sonya Harnett : Une enfance australienne




Une enfance australienne de Sonya Hartnett est un  beau roman  plein d'émotions mais l'on referme ce livre, le coeur serré.
Le récit débute, dans une petite ville d'Australie, par la disparition de trois enfants, enlevés, pense-t-on, par un individu suspect que l'on a aperçu rôdant autour d'eux. C'est dans le quartier où vit Adrian. Comme il est triste et chaotique parfois le chemin de l'enfance lorsqu'on est un enfant rejeté. Adrian (9 ans) pourrait être  un petit garçon comme les autres mais voilà, il a une mère irresponsable qui a été déchue de ses droits et un père qui n'entend pas gâcher sa vie en élevant un fils qu'il ne supporte pas. Alors Adrian est confié à sa grand mère qui l'aime, peut-être, à sa manière rude et sévère mais sans savoir le lui dire. Adrian est solitaire mais il va se lier d'amitié avec Nicole, l'aînée de ses petits voisins qui est une fille sensible et torturée. Un jour Adrian entend une conversation sur lui entre son oncle, sa tante et sa grand mère. Il décide de s'enfuir...

Le récit est raconté au présent de l'indicatif, dans un style simple et sobre qui semble souvent épouser le point de vue de l'enfant et sa naïveté. Pourtant ce qu'il voit est souvent terrible et une société impitoyable est ainsi dévoilée à travers ce regard enfantin. L'histoire des enfants disparus hantent tous les esprits et fait peser une menace sur les autres. J'ai pensé, en le lisant, au conte de Grimm, le Joueur de flûte d'Hamelin, à l'histoire de cet homme qui entraîne vers la mort tous les enfants d'une ville. Un conte cruel.
Et puis il  y a les riches et les pauvres et c'est de ce côté que se situe Adrian avec ses vêtements trop grands pour qu'il puisse les porter longtemps même si c'est disgracieux. Et il y a l'orphelinat et ceux qui y vivent sont bizarres parce qu'ils n'ont pas de parents comme cette grande fille à l'école qui se prend pour une jument et sombre dans la folie. 
La  folie et la mort : ce sont les thèmes omniprésents du récit : l'oncle du petit garçon n'a plus le courage de vivre depuis qu'il a tué son ami dans un accident de voiture, la voisine s'éteint lentement vaincue par le cancer, les petits disparus sont certainement morts eux aussi. L'enfance est abandonnée, laissée à elle-même, l'amour des parents est une chose peu sûre, précaire, l'amitié aussi. Adrian l'apprendra à ses dépens. Il y a une désespérance qui règne dans tout le roman. La cruauté est partout, des adultes envers les enfants, mais aussi des enfants entre eux. Pourtant l'enfant sait encore rêver, dessine le dessin de ce monstre marin décrit par le journal,  rêve d'avoir un chien,  se crée un monde magique où une soupière joue un très grand rôle, un monde étrange que Sonya Harnett décrit avec poésie. Un beau roman.




mardi 21 février 2012

Geraldine Brooks : Le livre d'Hanna




Le livre d'Hanna de l'écrivain d'origine australienne Geraldine Brooks est passionnant. Ce roman nous amène en voyage dans des époques différentes, du présent au passé, à la découverte d'un manuscrit si précieux que des hommes ont risqué leur vie à travers les siècles pour le préserver.

Haggada de Sarajevo

En effet, bien que le roman Le livre d'Hanna soit une fiction, il a pour principal sujet un manuscrit hébreu bien connu sous le nom de Haggada de Sarajevo, livre de prières orné de magnifiques enluminures médiévales (XIV siècle) créé en Espagne à une époque où la croyance juive était opposée à toute iconographie, interdisant l'art figuratif.


Quand l'ouvrage fut découvert en Bosnie en 1894, ses pages de miniatures peintes mirent cette théorie à bas, et les textes d'histoire de l'art durent être réécrits.
Or, ce précieux document est sauvé à plusieurs reprises de la destruction :  une fois à Venise par un prêtre catholique travaillant pour les autodafés de l'Inquisition en 1609; une autre fois, en 1941, par un célèbre érudit islamique, Dervis Korkut, qui le soustrait au général nazi, Johan Hans Fortner, en le cachant dans la mosquée d'un village de montagne; puis pendant la guerre en 1992, à Sarajevo, où un bibliothécaire musulman, Enver Imamovic, l'arrache à la bibliothèque bombardée pour l'enfermer dans le coffre-fort d'une banque.
A partir de cette réalité historique, place à la fiction! Hanna, le personnage de Geraldine Brooks est spécialisée dans la restauration des manuscrits anciens, une des meilleures dans son métier.  Elle parle six langues couramment dont l'hébreu et elle est titulaire d'un diplôme d'histoire de la religion juive. Ceci explique qu'elle soit choisie pour restaurer la Haggada  que l'on vient de retrouver à  Sarajevo en 1996 et qui a souffert de son séjour dans un coffre métallique à la banque. Hanna a donc tout loisir d'examiner cette merveille et elle y découvre des indices infimes, un grain de sel, un poil de chat, des taches de vin ... qui vont lui permettre de mener une enquête pour retrouver les secrets du livre. Nous voyagerons donc à Venise au moment de l'Inquisition, en Espagne à la fin de la Convivance, période où toutes les communautés religieuses vivaient en bonne entente, à Vienne où le livre subit une restauration malencontreuse en 1894,  à Sarajevo ... Une magistrale promenade à travers les siècles et l'Europe.

Geraldine Brooks invente ainsi une histoire à ce manuscrit et fait revivre avec beaucoup de talent des personnages du passé qui sont à la fois très vivants et attachants. Elle a l'art de donner aussi une consistance à l'Histoire ancienne qui rejoint la petite histoire d'êtres humains pris dans le tourbillon des guerres, de la violence, dans la souffrance provoquée par la haine, l'intolérance. Autour de ces retours en arrière se dessine aussi la vie d'Hanna que sa mère a privé de son père, a coupé de toute sa famille paternelle juive, sans lui donner d'amour en retour. L'affrontement entre les deux femmes, l'amour que Hanna va éprouver pour un bosniaque musulman (celui qui a sauvé la Haggada) et qui a vu mourir sa femme et son enfant forment la trame de l'histoire contemporaine.

Un roman très prenant. A travers la quête de ses origines, cet ouvrage juif sauvé par un catholique et des musulmans, exceptionnel par sa beauté et par sa rareté, devient tout aussi précieux comme symbole. N'est-il pas en effet, la preuve que tous les hommes peuvent s'unir quand il s'agit de préserver le savoir et l'art? La culture comme ciment de l'humanité, plus puissante que les passions fanatiques et vecteur de tolérance, c'est l'idée que Geraldine Brooks veut nous transmettre à travers Le livre d'Hanna.


Haggada de Sarajevo, le seder

Geraldine Brooks écrit dans la postface : On ne sait rien de l'histoire de la Haggadah pendant les années tumultueuses de l'Inquisition espagnole et de l'expulsion des juifs en 1492. Les chapitres intitulés "un poil blanc" et "l'eau salée" sont entièrement romanesques. Cependant une femme noire en robe safran est assise à la table du seder sur l'une des enluminures de la Haggada et le mystère de son identité a inspiré mon imagination. Remarquez à gauche, au premier plan, cette  femme noire.


dimanche 12 février 2012

Kate Morton : Les brumes de Riverton et Captive de Margaret Atwood




 Les brumes de Riverton de Kate Morton est ce qu'il est convenu d'appeler une saga à propos d'une grande famille anglaise de l'époque victorienne. Il s'agit des Hatford qui possèdent le château de Riverton ou Grace, une jeune fille de quatorze ans, est embauchée comme bonne. Le récit est raconté de son point de vue lorsque, à l'âge de 98 ans et à la suite d'un film où la réalisatrice sollicite ses souvenirs, le passé remonte à sa mémoire avec ses moments heureux mais aussi ses  tragédies et ses secrets. Grace fait revivre l'adolescence des soeurs Hatford, Hannah et Emmelyne et de leur frère David. Elle raconte la vie de la domesticité mais aussi des maîtres à cette époque et nous livre les secrets de sa maîtresse Hannah qu'elle aime comme une soeur.  C'est bien sûr aussi son histoire que nous devinons en filigrane derrière le récit. A travers l'histoire des Hatford et de leur décadence, nous assistons à un changement de société et de mentalité avec les bouleversements  apportés par le changement de siècle et la guerre de 1914.

L'intérêt du livre tient pour moi à la connaissance historique de l'auteur, en particulier, des moeurs de l'époque victorienne que Kate Morton fait revivre devant nous. Je me suis intéressée à la vie de la domesticité dans une grande maison, aux préparations des repas et des fêtes, à la hiérarchie qui règne entre les domestiques aussi stricte que celle qui existe chez les Grands. Kate Morton nous dit qu'elle s'est inspirée entre autres, du film de Altmann, Gosford Park et, en effet, elle a su rendre cette atmosphère fébrile et solennelle qui fait d'un dîner une affaire d'honneur sinon d'état! La construction du récit est habile et bien menée puisque l'on ne comprendra qu'à la fin ce qui s'est réellement passé et pourquoi Grace se sent coupable. Les qualités du roman, facile à lire, "romanesque", histoire d'amour, jalousie, drames  ont plu puisqu'il est devenu un best seller. Personnellement, je l'ai lu sans déplaisir mais sans parvenir à me passionner entièrement pour ces personnages, peut-être parce qu'ils sont trop lisses, trop éloignés d'une réalité sociale qui était sans pitié pour les classes humbles.

On a comparé ce roman à celui de Margaret Atwood, Captive qui met en scène (à partir d'une histoire vraie) une servante, elle aussi dénommée Grace, accusée d'avoir tué son patron. Mais la ressemblance s'arrête là!  Pour moi, les deux romans ne sont pas  de la même force, n'ont pas la même ambition! Le roman de Margaret Atwood va beaucoup plus loin dans l'analyse sociale et psychologique des personnages. Atwood ne se contente pas de nous raconter une histoire comme le fait Kate Morton pour "faire plaisir", elle brosse un tableau très noir de la condition des femmes employées dans une grande maison et ses oeuvres sont en général un cri de protestation contre les violences qui leur sont faites et le mépris dans lequel on les tient. Lorsque Kate  Morton raconte la séduction d'une petite bonne (la mère de Grace) engrossée par le fils de la maison, elle montre le séducteur devenu vieux - toujours amoureux des années après- venir pleurer sur la tombe de la dulcinée qu'il n'a pu épouser. Quand Margaret Atwood écrit sur le même sujet, elle montre la jeune fille brisée, abandonnée avec mépris par celui qu'elle aime, chassée, se vidant de son sang jusqu'à la mort, à la suite d'un avortement pratiquée à la sauvette par un charlatan, une scène décrite avec un tel brio, une telle cruauté et en même temps une telle sobriété que le lecteur ne l'oubliera jamais.



Kate MORTON

Titulaire d'une maîtrise sur la littérature victorienne, férue de gothique, l'australienne Kate Morton est depuis toujours fascinée par les romans d'atmosphère. Son premier roman, Les brumes de Riverton, écrit à 29 ans, est un succès mondial, bientôt suivi par Le jardin des secrets paru aux Presses de la Cité. Mariée à un compositeur, elle est mère de deux enfants.



Ce livre a été lu dans le cadre du Challenge des 12 d'Ys sur les écrivains d'Australasie

Les autres écrivains  que j'ai lus dans la liste d'Ys et sur lesquels j'ai écrit un billet :