Le mois anglais de Lou et Titine |
Le livre de Kate Summerscale L'affaire de Road Hill House est une lecture très intéressante. J'attendais un roman, je découvre un reportage historique selon les mots d'une journaliste, sur un meurtre commis en 1860 et analysé par une écrivaine du XXI ème siècle.
En 1860, en effet, le corps d'un petit garçon, Saville Kent, est retrouvé, la gorge tranchée. Qui a pu commettre un acte aussi barbare dans une maison qui était fermée pour la nuit et d'où l'on ne pouvait pénétrer de l'extérieur? Seul un membre de la maisonnée peut être coupable. Les soupçons se portent tour à tour sur la nurse, le père, la soeur, les domestiques… Le célèbre détective de Scotland Yard, Jack Witcher qui a réellement existé, mène l'enquête. Mais l'affaire est passablement embrouillée…
Le roman est intéressant parce qu'il nous fait pénétrer dans l'intimité d'une famille de l'époque victorienne et révèle ainsi l'envers du décor, les atteintes à la morale sous la respectabilité, les cruautés ensevelies sous le secret, la vérité sous l'apparence. Dans un siècle où la famille est considérée comme le fondement inaltérable de la société, où le mariage est une institution sacrée, l'affaire de Road Hill House lève le voile et la réalité qu'elle reflète crée un séisme dans le pays. Kate Summerscale s'appuie sur les archives du procès, les rapports des détectives qui se sont succédés, les articles des journaux, des documents précis qui explorent les moindres détails même ceux les plus intimes concernant la vie de la famille et de son entourage.
Les procédés policiers donnaient nécessairement dans le sordide : on mesurait les tours de poitrine, on examinait le linge de nuit en quête de sueur et de sang, on posait des questions indélicates à des jeunes femmes respectables.
Une image bien trouble de cette société apparaît dans laquelle l'homme peut non seulement pratiquer l'adultère avec la gouvernante de ses enfants mais encore reléguer sa femme à un rang subalterne, la priver de l'amour de ses enfants et la faire passer pour folle si elle le dérange dans sa vie sexuelle, un monde où la gouvernante devenue la nouvelle épouse peut privilégier ses propres enfants au détriment des premiers nés comme la marâtre des contes. Kate Sumerscale ressuscite ainsi les protagonistes de l'histoire en brossant des portraits psychologiques complexes et tourmentés où les zones d'ombre recouvrent bien trop souvent les espaces de clarté.
Un meurtre tel que celui-ci pouvait révéler ce qui avait pris forme à l'intérieur du foyer claquemuré de la classe moyenne. Il apparaissait que la famille cloîtrée, tant vantée par la société victorienne, pouvait entretenir un refoulement nocif et nauséabond des affects, un miasme tant sexuel qu'émotionnel.
En même temps, Kate Sumerscale nous fait découvrir les balbutiements des méthodes des enquêteurs, le vocabulaire qui se crée pour donner un nom à ses nouvelles formes d'investigation; elle nous fait pénétrer dans le milieu des détectives de Scotland Yard, un corps de police qui vient d'être créé et dont certains éléments, brillants, (comme Jack Witcher que Dickens admirait) vont servir de modèle à la vogue des grands détectives de l'histoire de la littérature.
Ce qui ajoute, en effet, à l'intérêt de ce reportage historique, c'est que l'écrivaine met en liaison les différents faits de cette enquête avec la littérature : Ainsi Witcher inspira à Collins le personnage du sergent Cuff, le détective de Pierre de lune, amateur de roses. La première Mrs Kent considérée comme folle est enfermée comme l'épouse de Rochester dans Jane Eyre mais peut-être ne l'est-elle pas comme La dame en blanc de Wilkie Collins? Dans Bleak House, Dickens imagine ce que ressent sir Leicester Deadlock lorsqu'on fouille son domicile, en référence avec ce qu'a dû éprouver Mr Kent, le père de Saville. Le secret de lady Audley d'Elizabeth Braddon est directement inspiré de l'affaire de Road Hill House avec le personnage de la gouvernante ayant épousé un homme de qualité et un assassinat brutal et mystérieux :
Ses personnages étaient fascinés par le travail du détective et, terrifiés à l'idée d'une révélation publique. L'histoire de Braddon formulait l'inquiétude et le bouleversement suscités par le meurtre de Saville Kent.
Le roman de Kate Sumerscale dresse donc à travers l'enquête policière et le mystère un panorama de la société victorienne et de ses moeurs et un portrait réussi de personnes disparues depuis longtemps mais représentatifs de cette société; elle peint aussi d'une manière plus générale - l'affaire Saville Kent passionnera Freud en 1907- les tourments et les noirceurs de l'âme humaine.
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