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jeudi 28 décembre 2023

Flemming Jensen : Imaqa, une aventure au Groenland

 

 

Flemming Jensen est un humoriste et écrivain danois et le livre que je viens de découvrir Imaqa, - Peut-être, en Groenlandais -,  est, en effet, plein d’humour, ce qui n’exclut pas la profondeur et le tragique.

J’ai été emballée par ce bouquin plein de tendresse et d’humanité qui pose les vrais problèmes de la colonisation, ici le domination du Danemark sur le Groenland, avec ses corollaires négatifs et dévastateurs qui s’appellent condescendance, paternalisme voire mépris du peuple dominateur envers celui qui est dominé. C’est tout cela que nous donne à voir Flemming Jensen sans oublier de nous faire rire et il nous présente aussi les troubles identitaires générés chez les autochtones par cette domination lorsqu’elle s’efforce comme le font les Danois de faire disparaître la langue et les coutumes considérées comme inférieures et tout ce qui fait la base d’une communauté minoritaire. Le récit se déroule dans les années 1970. Depuis le Groenland a obtenu son autonomie en 1979 renforcée en 2009. Il n’est toujours pas indépendant. Souvenez-vous qu’un imbécile a même proposé de l’acheter au Danemark !

J’ai adoré les personnages. En cela Flemming Jensen me rappelle le Steinbeck de Tendre Jeudi  et plus encore, bien sûr, puisqu’il s’agit de la même civilisation, un autre écrivain danois, Jorn Riel et ses Racontars arctiques .
Martin, le personnage principal, Candide de l’histoire, danois, vit à Copenhague et a soif d'autres horizons pour combler le vide de sa vie. Enseignant, il demande sa mutation pour le Groenland et choisit un petit village, le plus isolée possible au nord du cercle polaire : Nunaqarfik. Pour un changement, cela va en être un, en effet !  Un choc de civilisations, de mentalités aussi ! Martin se rend vite compte qu’il a tout à apprendre de ce peuple accueillant, qui vit en accord avec la Nature dont il accepte les lois pourtant très dures. Et puis il y a la langue dont l'apprentissage est, Ô combien, difficile! Martin s'y lance avec enthousiasme si bien que l’on ne sait plus vraiment qui est l’enseignant et qui est l’enseigné ! Ce qui va, on s’en doute, à l’encontre de toutes les directives du ministère de l’éducation nationale danoise et lui causera bien des ennuis. Il est là pour coloniser, non ? Et apporter les bienfaits d’une civilisation supérieure, non ?

 Martin entre avec délices dans cette civilisation encore authentique où l’on répond aux difficultés, et aux deuils par le rire et la dignité, où la solidarité n’est pas un vain mot, où la porte est toujours ouverte et où tout est prétexte à faire la fête au risque de glisser dans l’alcoolisme ! Car tout n'est pas rose, ici ! Mais voilà encore une occasion de rire :  un conférencier de la ligue antialcoolique vient les catéchiser et repart plus ivre que tout le monde après une cuite mémorable !

Et puis quand Martin tombe amoureux, de la charmante Naja dans la plus grande discrétion (croit-il, le pauvre homme !),  alors là, je vous prie de croire qu’il est bien accroché ! Sachez aussi, Martin vous le dira, que l’on n’apprend jamais aussi bien une langue que sur l’oreiller !
 
La modernité n’est pas encore parvenu à remettre en cause les coutumes d’une société qui vit de la pêche, de la chasse aux phoques et … aux mouettes, en cas de disette. Pourtant la tentation est grande ! Ce qui donne lieu à des passages hilarants, quand les habitants commandent  sur catalogue, l’une une télévision, l’autre une machine à laver alors qu’il n’y pas l’électricité.  Malgré les difficultés de leur vie, les gens sont fiers de ce qu'ils sont, fiers des savoirs ancestraux, de la pêche à quarante hameçons, de la chasse pour nourrir la famille, de la conduite des chiens de traîneaux dans des courses mythiques qui demandent expérience, courage, ténacité, intelligence… Martin veut tout apprendre et son ami Gert est là pour cela ! Gert, un drôle de personnage, un filou sympathique, un ami qui vous veut du bien ! Un personnage charismatique ! L’inénarrable Gert qui devient l’ami de Martin ( Martinii) mais quel ami ! et qui le roule dans la farine !  

Gert parle très bien le danois mais il s’adresse à Martin en « petit-danois» (si le terme existe !) et lui explique : 

« - Ecoute : moi, Groenlandais parler mal Danois.
 Alors toi croire moi être un idiot.
Toi croire moi être un idiot
égale moi plus facilement rouler toi. »

Oui, l’on rit bien dans cette première partie du livre qui révèle des moments de bravoure comme les séances de cinéma... un peu particulières, la livraison par bateau de tonnes de rouleaux de papier hygiénique, l'arrivée d'un chanteur de l'opéra royal accompagné à l'orgue par Pavia, un autre personnage incontournable avec sa peur des fantômes !  Des scènes de comédie hilarantes ! 

Mais déjà se devine la fêlure à travers le personnage de Jakunguak, Jakob, jeune homme parti étudier à Copenhague pour sa cinquième année (obligatoire) afin d’apprendre le danois. Or le retour au pays se passe mal. Jakunguak est devenu un étranger, il a oublié sa propre langue et surtout, il ne peut plus se contenter du quotidien de la famille. Le malaise s’installe entre son père et lui. Peu à peu le drame se tisse, ce qui amène à une seconde partie beaucoup plus sombre.
Mais je ne vous en dis pas plus ! Ce livre est un régal et je le recommande à chacun pour la connaissance qu’il nous apporte du Groenland, pour la réflexion sur la colonisation et la destruction programmée des coutumes d’un peuple au nom de la modernité et de la rentabilité économique, pour ses personnages attachants et son humour, pour le rire et les larmes dont il est empreint. 

"Sur un rocher surplombant l'immense fjord de Qaqajaq se tenaient Abraham, Isaac et Abel, victimes innocentes de la chrétienté missionnaire qui avait encombré plusieurs générations de Groenlandais de noms de baptême tirés de l'Ancien Testament.

Néanmoins, il en va ainsi au Groenland, on s'adapte aux réalités. Aussi Abraham avait-il depuis toujours été appelé Abala, beaucoup plus aisé à prononcer pour une bouche groenlandaise.

Isaac était appelé Isanguaq parce qu'il était un petit gars bien sympathique.

Quant à Abel, il s'appelait Angutekavsak, ce qui est malgré tout bien plus facile à dire que ce drôle de son pataud, sans doute agréable si on la bouche pleine de dattes, mais un peu malencontreux ici où habitent les hommes."




Ellen J. Levy : Le médecin de Cape Town

 

Dans le roman Le médecin de Cape Town, Ellen J. Levy  nous raconte l'histoire de Margaret Ann Bulkley, irlandaise, née à la fin du XVIII siècle, devenue chirurgienne en se faisant passer pour un homme à une époque où le savoir est interdit aux femmes.

 

James Barry peintre, oncle de Margaret Bulkley

C’est la ruine de son père, emprisonné pour dette, qui précipite le destin de Margaret en la plongeant, elle et sa mère, dans une situation précaire. Son oncle, le célèbre peintre James Barry décède après leur  avoir refusé son aide. Aussi, c’est avec le soutien de son tuteur vénézuélien, le général Fernando de Mirandus, qui lui servit de professeur et lui ouvrit sa bibliothèque et avec l’accord de sa mère, qu’elle décide de prendre une identité masculine afin de pouvoir s’inscrire à l’université de médecine d’Edimbourg interdite aux femmes. Elle emprunte alors le nom de son oncle auquel elle ajoute celui du général et devient James Miranda Barry. Elle obtient son doctorat de médecine en 1812 à l’université d’Edimbourg et devient chirurgien militaire après avoir passé son examen au Collège Royal de chirurgie à Londres en 1813.
 

James Miranda Barry, chirurgien
 

Nommée au Cap, elle devient inspecteur médical pour la colonie. Elle se lie d’amitié avec le gouverneur Lord Charles Somerset et tous deux sont soupçonnés d’homosexualité,  délit sévèrement réprimé à l’époque, ce qui crée un scandale. Elle est obligée de quitter le Cap pour l’île Maurice et ne revient en Angleterre que pour assister aux funérailles de Lord Somerset. C’est ainsi qu’Ellen Levy a choisi de terminer son roman.  Après la mort du Lord, l’écrivaine résume ensuite dans un bref épilogue les trente ans de vie de James Barry à travers le monde et ce qui a trait à son métier de médecin. On sait qu’il effectua la première césarienne en Afrique, lutta contre le choléra, la syphilis, améliora l’hygiène publique et la prise en charge de la santé des soldats.

Le roman d’Ellen J. Levy est intéressant à plusieurs titres. Dans une premier partie qui présente l’enfance et la formation universitaire de le jeune fille ainsi que sa transformation du féminin au masculin, l’écrivaine nous présente un personnage qui a réellement existé et qui a eu une vie hors du commun. Bien sûr, l’on ne sait pas tout sur le docteur Barry mais Ellen Levy s’est appuyée sur des faits avérés pour retracer son histoire. Pour le reste, elle a dû laisser libre cours à son imagination.
Toute la première partie du roman m’a beaucoup plu car elle présente la société et la condition féminine de ce début du XIX siècle dans laquelle la femme n'a aucun doit et doit rester dans l'ombre pour ne pas déranger l’ordre établi.

 "Naturellement, c'était illégal d'être une femme sur un bateau de la marine. Il existait tellement de situations où les femmes étaient illégales – la médecine, l'armée, l'université. A en croire la loi, le sexe féminin devait être une puissance monstrueuse – risquant à tout moment de dépasser les hommes, constituant une terrible menace -, une force redoutable pour entraîner de telles contraintes. Il semblait que nous étions plus dangereuses que l'opium, la poudre à canon ou les Enclosure Acts combinés."

 
Elle nous amène aussi à une réflexion sur ce que c’est qu’être homme ou femme ou tout simplement ce que c'est qu'être ! Il ne suffit pas d’un changement de vêtements. Au début, Margaret s’entraîne à devenir James Barry mais elle ne le sera vraiment qu’en prenant conscience que c’est son intériorité qu’il faut modifier. Vivre en tant que femme, c’est vivre sous contrainte, sous éteignoir, éviter de donner son avis, cacher son intelligence, être conforme aux exigences de la société. Vivre en tant qu’homme, c’est vivre librement, au grand jour. En fait, c’est être elle-même !

« Malgré ma petite stature, j’avais le maintien des hommes libres, me comportais comme si j’appartenais au monde, ou plutôt comme si le monde m’appartenait. Ce n’étaient pas mes vêtements qui les convainquaient, c’était ma conduite : on voyait dans ma démarche que mon corps m’appartenait. On voyait dans ma démarche que j’avais le monde en héritage, que j’étais un fils fortuné. »
« Ils ont raison bien sûr, ceux qui disent que je n'étais pas une femme faisant semblant d'être un homme : j'étais quelque chose de bien plus choquant – j'étais une femme qui avait arrêté de faire semblant d'être autre chose, une femme qui n'était qu'une personne, l'égale de n'importe qui d'autre – en étant simplement moi-même : une personne qui avait de l'esprit, était difficile, charmante, têtue, brillante, en colère, je ne faisais plus semblant de ne pas être cette personne ».
 

Elle nous présente aussi la formation des étudiants en médecine, les difficultés que rencontre James  pour tenir son rôle, en ce qui concerne la sexualité, les règles, la nécessité de porter des bandages pour comprimer les seins, dans un monde exclusivement masculin.

James Barry et son serviteur


Par contre, j’ai beaucoup moins aimé la suite, la deuxième partie, lorsqu’elle arrive au Cap. Là où j’aurais voulu des renseignements précis sur le métier du chirurgien à cette époque, la description de ce que représentait son travail et les innovations qu'il avait apportées,  il n’y a que quelques allusions. Ce qui intéresse Ellen Levy, c’est d’abord l’histoire d’amour avec Lord Somerset. Barry devient un mondain, qui fréquente la haute société, un dandy qui s’habille avec raffinement - ce qui est attesté -  mais elle est aussi une amante, puis une femme enceinte qui doit renoncer à son enfant. La part d’imagination est importante ici car l’on n’a jamais su exactement ce qu’il en était de la vie amoureuse de Barry. Personnellement, c’était ce qui m’intéressait le moins et du coup, j’ai éprouvé une petite déception pour ce roman même si j’ai apprécié de connaître le destin de cette femme hors norme. 


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