Avec
L'homme qui rit, Victor Hugo écrit un roman-somme qui se veut historique, philosophique et poétique, un énorme livre de plus de 700 pages qui draine sur son chemin, comme un fleuve immense et puissant, toutes les idées de l'écrivain sur l'oligarchie, sa suffisance et son égoïsme féroce, et sur la misère du peuple représenté ici par le personnage de Gwynplaine qui en est l'allégorie. Pour la force de l'évocation, il n'y a qu'un Hugo pour parvenir ainsi au sommet. Quant aux excès du roman, ils sont le revers de la médaille en quelque sorte. Il s'agit, en effet, d'une oeuvre complexe, touffue, démesurée - ou plutôt à la mesure du génie de Hugo - de son immense érudition, de sa puissance visionnaire. Le lecteur peut lui reprocher ses longues digressions qui coupent le récit au moment les plus pathétiques, ses répétitions, une systématisation des effets de style, ses redites dans les idées, son insistance toujours amplifiée et même certaines lourdeurs. Il est probable que si je l'avais lu plus jeune, j'aurais envoyé le bouquin promener car il demande de la bonne volonté. Si c'est un roman d'aventures, en effet, il est aussi beaucoup plus et bien autre chose! Il faut donc le lire en prenant son temps, en goûtant les richesses, sans impatience, sans avoir envie de courir au récit. Il est alors passionnant malgré certaines faiblesses. Et puis comme toujours le style riche, foisonnant de Victor Hugo mis au service de son engagement politique, de son indignation devant l'injustice, de sa compassion pour les opprimés, me fait vibrer.
L'Histoire et l'actualité du roman
|
Gravure de Daniel Vierge : Gwynplaine , un monstre fabriqué pour divertir la foule |
J'ai pris le temps de m'intéresser d'un point de vue historique au système l'aristocratie anglaise au XVII ème siècle, à l'époque de Gwynplaine dont il reste encore de vives survivances au XIX siècle : le patriciat anglais, c'est le patriciat dans le sens absolu du Mot. Pas de féodalité plus illustre, plus terrible, plus vivace. Terribles, en effet, sont les lois qui écrasent le peuple, stupéfiant le système de hiérarchie et de préséances qui règle les rapports des nobles entre eux, illimités les droits des lords sur les roturiers. Et comme la misère n'a jamais été éradiquée de ce monde, comme les puissants ont toujours su s'enrichir sur le dos des plus faibles, j'ai ressenti l'actualité du roman. De nos jours les rois sont les multinationales et l'oppression se nomme mondialisation, le mot-clef, le profit.
Le vrai titre de ce livre, affirme Hugo, serait l'Aristocratie. Un autre livre, qui suivra, pourra être intitulé La Monarchie. ces deux livres, s'il est donné à l'auteur d'achever ce travail, en précèderont et en amèneront un autre qui sera intitulé : Quatre-vingt-treize.
Autrement dit les deux premiers entraînent la Révolution. Et on sent bien à travers L'Homme qui rit, toute l'empathie que Victor Hugo éprouve envers le peuple qui souffre, toute l'indignation qu'il ressent devant la misère des uns et la férocité des autres; un souffle révolutionnaire passe dans le roman dans le discours, accueilli par des rires, que Gwynplaine tient à la chambre des lords.
Je suis celui qui vient des profondeurs, Milords, vous êtes les grands et les riches. C'est périlleux. Vous profitez de la nuit. Mais prenez garde, il y a une grande puissance, l'aurore. L'aube ne peut être vaincue. Elle arrive. Elle a en elle le jet du jour irrésistible. Et qui empêchera cette fronde de jeter le soleil dans le ciel? Le soleil , c'est le droit. Vous, vous êtes le privilège. Ayez peur. Le vrai maître de la maison va frapper à la porte.
Et comme Victor Hugo même lorsqu'il agit en historien est aussi poète, il convoque une allégorie de ce pouvoir illimité, le wapentake, apparition terrifiante dont on ne sait trop si elle est réelle ou du domaine du fantastique, ce représentant de la loi des Grands qui désigne avec l'iron-weapon celui que la justice réclame, sans autre sommation ni explication.
L'homme sans dire une parole, et personnifiant cette Muta Themis des vieilles chartes, abaissa son bras droit par-dessus Dea rayonnante, et toucha du bâton de fer l'épaule gauche de Gwynplaine, pendant que, du pouce de sa main gauche, il montrait derrière lui la porte de Green-Box. Ce double geste doublement plus impérieux qu'il était silencieux, voulait dire : Suivez-moi.
Un roman philosophique
|
Daniel Vierge : Gwynplaine et Dea |
La philosophie du roman s'exprime à travers le personnage d'Ursus, bateleur, guérisseur et savant. Vieux misanthrope, vêtu d'une peau d'ours, mi humain-mi bête :
Il possédait une peau d'ours dont il se couvrait les jours de grande performance; il appelait cela se mettre en costume. Il disait : J'ai deux peaux; voici la vraie. Et il montrait la peau d'ours
Il a pour cher compagnon un loup baptisé Homo car le loup n'est-il pas finalement plus humain que les hommes?
Le loup avait été dressé par l'homme, ou s'était dresse tout seul, à diverses gentillesses de loup qui contribuaient à la recette. -Surtout ne dégénère pas en homme, lui disait son ami.
En effet, la misanthropie d'Ursus au grand coeur vient de sa constatation de la cruauté des hommes entre eux. Il apporte ici une réflexion sur la nature humaine dont il voit la noirceur, il est lucide face aux injustices, à l'écrasement des faibles par les puissants. Pourtant s'il s'en indigne, il accepte la destinée humaine. Il offre un curieux mélange entre ces deux termes qui le caractérisent : "indigné et résigné" ce qui donne à son discours une coloration bizarre, entre dénonciation et acceptation, et conférer ainsi une plus grande force à la dénonciation.
Mon Dieu, je sais bien que tout le monde n'a pas vingt-quatre carrosses de gala, mais il ne faut point déclamer. Parce que tu as eu froid cette nuit, ne voilà-t-il pas? Il n'y a pas que toi. D'autres aussi ont eu froid et faim. Et puis si tous les gens qui sont épars se plaignaient, ce serait un beau vacarme. Silence voilà la règle. Je suis convaincu que le bon Dieu ordonne aux damnés de se taire, sans quoi ce serait Dieu qui serait damné d'entendre un cri éternel. Le bonheur de l'Olympe est au prix du silence du Cocyte.
Le vieux misanthrope d'Hugo rejoint parfois le jeune Candide de Voltaire :
Les pairs ont fait une foule de lois sages, entre autres celle qui condamne à mort un homme qui coupe un peuplier de trois ans. p376
La philosophie d'Ursus est en gros "pour être heureux vivons cachés" et c'est pourquoi c'est lui aussi qui mène une réflexion sur le bonheur. Dea, la jeune aveugle, et Gwynplaine, le monstre, dans leur pauvreté connaissant le bonheur parce qu'ils s'aiment. La cécité de Dea lui permet de voir la beauté intérieure de Gwynplaine.
Une seule femme sur terre voyait Gwynplaine. C'était cette aveugle.
-Tu es si beau, lui disait-elle.
C'est que Dea, aveugle, apercevait l'âme.
Ursus en tire la leçon, nous sommes aveuglés par nos sens et trompés par l'apparence :
-L'aveugle voit l'invisible
Il disait
-La conscience est vision.
Ainsi, c'est le malheur des jeunes amoureux qui est la cause de leur bonheur. Si Gwynplaine n'était pas mutilé, il ne pourrait gagner sa vie comme histrion en faisant rire les foules et ainsi subvenir aux besoins de Dea et de son père adoptif Ursus. Si Dea n'était pas aveugle, elle ne pourrait aimer Gwynplaine. Mais ce qui est résignation chez Ursus devient révolte chez Gwynplaine et la prédictions d'Ursus se réalise, il ne pourra être qu'écrasé.
Un roman poétique
|
Dessin de Victor Hugo |
Roman poétique, L'homme qui lit est bâti sur des antithèses selon un procédé cher à Victor Hugo qui lui permet de frapper l'imagination et de faire naître des images évocatrices. Ces antithèses sont nombreuses entre la cécité et la clairvoyance, entre les faibles et les puissants, le peuple et les aristocrates, l'histrion et le lord, le mal et le bien, entre l'amour spirituel et l'amour charnel.
Mais l'une de ces antithèses est une constante dans l'oeuvre de Hugo romancier et poète. Elle repose sur le contraste entre l'ombre et la lumière, la nuit et le jour. Le Livre premier s'intitule La nuit moins noire que l'homme et la conclusion du roman La mer et la nuit; certains chapitres eux aussi présentent ces jeux d'ombre : Bataille entre la mort et le nuit, Face à face avec la nuit, L'enfant dans l'ombre. Ces contrastes d'ombre et lumière permettent à Victor Hugo de splendides effets de clair-obscur dans des descriptions qui correspondent à son tempérament artistique et que l'on retrouve dans sa peinture. Ces notions symbolisent la mort. Dans le premier livre c'est le naufrage de la Matutina, l'ourque des voleurs d'enfants, les comprachicos, dans le dernier, c'est le suicide de Gwynplaine. La lumière qui disparaît est un présage de la fin. Ainsi lorsque les comprachicos voient apparaître le phare des Casquets, ils ont un moment d'espoir mais qui se révéle dérisoire :
La phare, reculant, pâlit, blémit, puis s'effaça.
Cette extinction fut morne. Les épaisseurs de brume se superposèrent à ce flamboiement devenu diffus. Le rayonnement se délaya dans l'immensité mouillée. La flamme flotta, lutta, s'enfonça, perdit forme. On eût dit une noyée. Le brasier devint lumignon, ce ne fut plus qu'un tremblement blafard et vague. C'était comme un écrasement de lumière au fond de la nuit.
La nuit et la lumière sont donc bien synonymes de la mort dans les trois premiers livres. Dans le livre 8, elles sont par contre le symbole du triomphe du bien sur le mal, de la justice sur l'oppression, de l'espoir sur le désespoir comme on l'a vu dans le discours du Gwynplaine aux lords.
Vous profitez de la nuit. Mais prenez garde, il y a une grande puissance, l'aurore.
Victor Hugo met en aussi en relief l'opposion entre la mer et la terre dans le premier livre. D'un point de vue dramatique, il établit, en effet, un parallèle entre ce qui se passe sur l'océan et sur la pointe de Portland : La Matutina des comprachicos est prise dans une tempête de neige en pleine mer, évite à plusieurs reprises une mort annoncée pour sombrer enfin lorsqu'elle se croit sauvée. Gwynplaine, abandonné par les bandits, marche dans la neige, le froid et la tourmente au prix de mille souffrances, se retrouve face à un pendu devant un gibet, et sauve le bébé Dea d'une mort certaine à l'arrachant au cadavre de sa mère. L'écrivain tire de cette opposition de splendides effets picturaux et poétiques qui renforcent l'intérêt dramatique :
La mer comme la terre était blanche; l'une de neige, l'autre d'écume. Rien de mélancolique comme le jour que faisait cette double blancheur. Certains éclairages de la nuit ont des duretés très nettes; la mer était de l'acier, les falaises de l'ébène. De la hauteur où était l'enfant, la baie de Portland apparaissait presque en carte géographique, blafarde dans son demi-cercle de collines; il y avait du rêve dans ce paysage nocturne...
Un romantisme tardif
|
Dessin de Victor Hugo |
En 1869, le mouvement romantique est éteint depuis longtemps mais le roman de Gwyplaine par bien des aspects appartient encore au romantisme.
Et d'abord, par le choix du personnage Gwynplaine qui comme Hernani est un proscrit, un être voué au malheur, qui ne trouve sa place nulle part sur terre. Gwynplaine est un monstre mais à la différence de Quasimodo, c'est un monstre fabriqué par les comprachicos pour amuser la foule.
Cette fabrication de monstres se pratiquait sur une grande échelle et comprenait divers genres.
Il en fallait au sultan; il en fallait au pape. A l'un pour garder ses femmes; à l'autre pour faire ses prières. C'était un genre à part ne pouvant se reproduire par lui même.Ces à-peu-près humains étaient utiles à la volupté et à la religion. Le sérail et la chapelle Sixtine consommaient la même espèce de monstres ici féroces, là, suaves .
C'est en cela qu'il incarne l'Humanité souffrante. Il est l'allégorie du
peuple misérable qui comme lui est le jouet des grands, il n'est pas
maître de son destin. Pourtant, il représente aussi l'espoir et la révolte. En devenant lord il se fait le porte-parole du peuple et annonce la naissance d'une autre ère, où la justice sera possible. Gwynplaine, l'histrion devenu lord est donc bien un héros romantique.
Ce rire qui est sur mon front, c'est un roi qui l'y a mis. Ce rire exprime la désolation universelle. Ce rire veut dire haine, silence contraint, rage , désespoir. Ce rire est un rire de force. Si Satan avait ce rire, ce rire condamnerait Dieu. Mais l'éternel ne ressemble point aux périssables; étant l'absolu, il est le juste; et Dieu hait ce que font les rois. Ah! vous me prenez pour l'exception! Je suis un symbole!
Je représente l'humanité telle que ses maîtres l'ont faite. L'homme est un mutilé. Ce qu'on m'a fait on la fait au genre humain. p 696
Autre thème romantique, celui de la femme idéalisée qui représente l'Esprit, la part de Dieu qui est en tout homme. Déa, aveugle qui sait voir l'invisible, est dans son innocence et sa fragilité, l'incarnation de l'amour idéal, loin des tentations de la chair, à l'opposé de la duchesse Josiane, qui représente le désir charnel et la dépravation. C'est pourquoi l'amour de Gwynplaine et de Dea ne peut se résoudre que dans la mort.
Pas de pureté comparable à ces amours. Dea ignorait ce que c'était qu'un baiser, bien que peut-être elle le désirât; car la cécité, surtout d'une femme a ses rêves, et, quoique tremblante devant les approches de l'inconnu, ne les hait pas toutes. Quant à Gwynplaine, la jeunesse frissonnante le rendait pensif; plus il se sentait ivre, plus il était timide.
À la fin du XVIIe siècle, un jeune lord est enlevé sur ordre du
roi et atrocement défiguré, la bouche fendue jusqu'aux oreilles.
Abandonné une nuit d'hiver, il parvient à rejoindre la cahute d'un
philosophe ambulant, et devient saltimbanque. Quinze ans plus tard,
rétabli dans ses droits, il est pair d'Angleterre. Mais sa mutilation ne
s'effacera pas, et celui qui se serait voulu prophète à la Chambre des
lords restera condamné à n'être qu'un bouffon.
ET voilà la lecture commune faite avec Miriam et Rosamond sur L'Homme qui rit de Victor Hugo