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mardi 4 février 2020

Yasunari Kawabata : Kyoto (2)

Kitagawa Utamaro
Dans Kyoto, roman publié en 1962, Yasunari Kawabata, écrivain japonais, prix Nobel de littérature, raconte l’histoire de Chieko, fille adoptive d’un grossiste en tissus, Sata Takichiro, et de son épouse Shige. Nous apprenons bien vite qu’elle est une enfant trouvée et, plus tard, qu’elle a une soeur jumelle. La rencontre fortuite des deux soeurs a lieu au cours de la fête de Gion et leur étroite ressemblance ne peut laisser place à aucun doute quant à leur gémellité. Mais alors que Naeko a été élevée dans un  milieu modeste, sur les hauteurs, et travaille à l’entretien des cryptomères, ces beaux arbres qui servent à la construction des  temples et des maisons, Chieko a fait des études et est devenue une jeune fille raffinée, capable d’apprécier la beauté sous toutes ses formes. Le tisserand Hideo qui est amoureux de Chieko se sent attiré par Naeko, sans trop savoir de laquelle il est réellement amoureux.  Mais ce n’est pas tant le thème du double, de la gémellité ni celui de l’éducation sociale que cherche à explorer Kawabata. Ce qui l’intéresse, c’est de montrer à travers les yeux attentifs et cultivés de Chieko la beauté de ce qui l’entoure. 

Hasegawa Kyuzo / Sakura Zu 1592
« A l'endroit où l'arbre penche fortement, un peu en dessous, on devine deux petites cavités dans le tronc ; dans chacune des cavités, ont poussé des violettes. Et, à chaque printemps, apparaissent des fleurs. D'aussi loin que Chieko se souvienne, il y a toujours eu ces deux souches de violettes sur l'arbre.
Trente centimètres environ séparent les violettes du haut de celles du bas. La jeune fille qu'était Chieko en venait à se demander :
« Arrive-t-il que les violettes du haut et celles du bas se rencontrent ? Se connaissent-elles ? Que signifie pour les fleurs "se rencontrer", "se connaître" "  ?
Des fleurs, il y en avait à chaque printemps, trois, cinq, au plus, c'était à peu près le compte. Pas davantage, et pourtant, dans les petites cavités au haut de l'arbre, à chaque printemps, surgissaient des boutons et s'épanouissaient les fleurs. Cjieko les contemplait de la galerie, ou, au pied de l'arbre, levant la tête ; s'il lui arrivait d’être frappée par la « vie » de ces violettes sur le tronc,  parfois leur « solitude » l’envahissait."

Cependant au-delà de cette beauté, Kawabata montre la progression constante de la modernité qui vient peu à peu saper les bases de la civilisation japonaise ancestrale. Ainsi Sata Takichiro, le père de la jeune fille, refuse d'utiliser des métiers mécaniques pour tisser des tissus à la mode, bon marché et aux couleurs vives.  Pour lui, le kimono représente un art de vivre épuré, lié à la spiritualité. La vulgarité des objets et des goûts nouveaux, l’industrialisation, les rapports uniquement mercantiles entre le vendeur et l'acheteur, le choquent comme le rendent triste la disparition des coutumes, l’atténuation du sentiment religieux et social, la réorganisation économique induites par l’occupation américaine du Japon après la guerre de 1945.

Temple de Kyoto
La description de Kyoto est si précise avec les noms des différents quartiers de la ville, des itinéraires pour s’y rendre, les diverses fêtes religieuses, les précisions sur la fabrication des tissus, que d’aucuns ont pu dire qu’il s’agissait d’un guide touristique !
Il n’en est rien, évidemment. L’intention de l’auteur est tout autre. Même s’il s’attache à la description précise des lieux, Yasunari Kawabata écrit Kyoto pour célébrer la beauté de la ville et de la nature et pour en  en montrer la fragilité. Il pratique ce que les japonais ont appelé le mono no aware qui est une sensibilité à la mort des choses et une empathie pour leur vie détruite. Les fleurs vivent mais leurs pétales tombent. Le temps de la floraison est si court. Et au-delà, les êtres humains ne sont-ils pas comme les fleurs, si belles, si vivantes, mais avec un vie si brève. 

Shimura Tatsumi
Yasunari Kawabata montre, à travers les changements qui ont lieu à l’époque de l’écriture  du livre, que la ville ancienne est en train de disparaître par pans entiers. Il porte sur cet effacement, ce que l’on appelle le regard ultime, le matsugo no me, ce regard que l’on attache à une chose ou un être que l'on voit pour la dernière fois, et qui, est une annulation de cette chose ou cet être. Et il y a, bien sûr, un sentiment poignant de nostalgie qui résulte de ce constat. Au moment même où l’on est pénétré par le sentiment de la beauté que font naître les évocations poétiques de Kawabata, on éprouve le regret de savoir que ce n’est plus. C’est donc bien intentionnellement que l’écrivain a nommé son oeuvre Koto en japonais, l’ancienne capitale, et non Kyoto, le titre moderne choisi pour la traduction française.
Le style de Kawabata repose donc sur le recueillement, le silence, la contemplation qui élève l’âme. On peut dire que ni l’intrigue, ni les personnages ne sont primordiaux dans ce roman. J’ai dû étudier ce livre à l’université quand j’étais étudiante et je me souviens qu’il m’avait peu enthousiasmée. Il en est tout autrement aujourd’hui. J’ai été subjuguée par la magnificence des descriptions de Kawabata, touchée par la disparition de cette beauté précieuse, sensible à la fragilité des choses. Et puis finalement, j’ai aussi trouvé les personnages attachants, j’ai aimé faire la rencontre de Chieko si fine et délicate et de Naeko, humble mais pleine de dignité, et j’ai partagé leurs pensées intimes avec beaucoup de bonheur. Un très beau livre !



"De l'autre côté du pont il y a un cerisier que j'aime."
Ses doubles fleurs pourpres étaient d'une extrême beauté. C'était un arbre célèbre. Les branches retombaient à la manière du saule pleureur, puis se déployaient largement. Lorsqu'ils furent sous l'arbre, une brise imperceptible dispersa des pétales aux pieds de Chieko, sur ses épaules.
Déjà, à l'ombre de l'arbre, les fleurs étaient tombées, éparses sur le sol. D'autres dérivaient à la surface de l'étang. Mais quelques-unes seulement, sept ou huit, peut-être...