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samedi 9 septembre 2017

André Didierjean : La madeleine et le savant ou Balade proustienne du côté de la psychologie cognitive



Ce livre La madeleine et le savant sort de ma PAL où il était entré sur les conseils de Keisha  Ici et Ici.  Je l’ai enfin sorti de l’oubli où il n’aurait jamais dû être ! 

Marcel Proust dans sa Recherche du temps perdu a exploré les phénomènes de la mémoire et de la résurrection des souvenirs avec une intuition, une intelligence et une justesse géniales. Depuis, les chercheurs ont développé une science dite de la psychologie cognitive qui étudie tous les processus cognitifs  expliquant notre fonctionnement : la mémoire, la perception, l'attention, l’apprentissage, le sentiment d’être soi… Elle corrobore les observations de Marcel Proust et vont plus loin en s’appuyant sur les connaissances actuelles.

André Didierjean, professeur de Psychologie cognitive à l’université de Besançon, revisite l’oeuvre de Proust dans cet essai La madeleine et le savant  dont le sous-titre est tout un programme : Balade proustienne du côté de la psychologie cognitive. A la lumière des découvertes récentes et des avancées de cette science en plein essor, il met en relief la fabuleuse clairvoyance du grand écrivain en ce qui concerne les phénomènes de la mémoire.

L’auteur invite ceux à qui la lecture des extraits de Proust ferait peur à passer outre en ne suivant que la démonstration scientifique. Pour moi, bien évidemment, ce serait appauvrir cette lecture car le livre d'André Didierjean présente indéniablement un double intérêt :

Un intérêt scientifique

 

André Didierjean
Je me suis intéressée aux recherches, aux expériences et aux découvertes de la psychologie cognitive qui nous permet de mieux comprendre le fonctionnement de notre cerveau en ce qui concerne la mémoire à court terme ou à long terme, sa sélectivité, la naissance de faux souvenirs. Les tests qui sont imaginés pour expérimenter au plus près et en évitant le plus possible les marges d’erreur sont inventifs et parfois bluffant...  Comme cette chercheuse qui imagine un dispositif astucieux, un mobile pour mesurer la mémoire des bébés de trois mois.
Quant à l’étude de la mémoire, garante du sentiment de soi, elle permet de mieux comprendre les dysfonctionnements de la pensée, en particulier de la maladie comme celle d’Alzheimer.

Un intérêt Littéraire  : 

Marcel Proust
 La madeleine et le savant est un essai passionnant pour tous ceux qui aiment la littérature et Proust, en particulier.
Le parallèle établi par André Dierjean entre les extraits de La Recherche et les tests scientifiques correspondants, révèle à quel point les impressions proustiennes sont vérifiées par l’expérimentation; il montre aussi la dette de la psychologie cognitive envers Marcel Proust. Une interaction absolument passionnante qui met en lumière l’immense pouvoir de la littérature. L'écrivain est proche, par l’intuition et par son intelligence des autres, de la vérité psychologique. Il a le pouvoir, nouveau démiurge, de recréer le monde dans son oeuvre.

C’est ce qu’avait très bien vu Marcel Proust : « L’impression est pour l’écrivain ce que l’expérimentation est pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après »

Le sentiment de soi vu par Marcel Proust


Le chapitre que André Didierjean a intitulé Le sentiment de soi prend comme point de départ l'étonnement éprouvé par Proust et son questionnement quand il se réveille d’un lourd sommeil.

On appelle cela un sommeil de plomb; il semble qu'on soit devenu, même pendant quelques instants après qu'un tel sommeil a cessé, un simple bonhomme de plomb. On n'est plus personne. Comment, alors, cherchant sa pensée, sa personnalité comme on cherche un objet perdu, finit-on par retrouver son propre moi plutôt que tout autre? Pourquoi, quand on se remet à penser, n'est-ce pas alors une autre personnalité que l'antérieure qui s'incarne en nous? On ne voit pas ce qui dicte le choix et pourquoi, entre les millions d'êtres humains qu'on pourrait être, c'est sur celui qu'on était la veille qu'on met juste la main. Qu'est-ce qui nous guide, quand il y a eu vraiment interruption (soit que le sommeil ait été complet, ou les rêves entièrement différents de nous)? Il y a eu vraiment mort, comme quand le cœur a cessé de battre et que des tractions rythmées de la langue nous raniment. Sans doute la chambre, ne l'eussions-nous vue qu'une fois, éveille-t-elle des souvenirs auxquels de plus anciens sont suspendus; ou quelques-uns dormaient-ils en nous-mêmes, dont nous prenons conscience. La résurrection au réveil — après ce bienfaisant accès d'aliénation mentale qu'est le sommeil — doit ressembler au fond à ce qui se passe quand on retrouve un nom, un vers, un refrain oubliés. Et peut-être la résurrection de l'âme après la mort est-elle concevable comme un phénomène de mémoire.  Le côté de Guermantes 


Ces interrogation sont le point de départ de l’expérimentation cognitive : « Pourquoi avons-nous le sentiment être le même depuis l’enfance alors que nos centres d’intérêt ont changé ainsi que de nombreuses dimensions de notre personnalité ? » Qu’est-ce qu’être soi?
La réponse du savant est complexe après observation et une batterie de tests :  La construction de notre moi est le fruit d’un travail complexe qui structure, en autres, nos souvenirs, nos ressentis, et ce que les autres nous renvoient.

mardi 3 février 2015

Lydie Salvayre : Pas Pleurer

Prix Goncourt 2014 : Pas pleurer de Lydie Salvayre
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Pas Pleurer de Lydie Salvayre, prix Goncourt 2014, est pour moi un coup de cœur, un de ces romans que je garderai en mémoire comme je le fais de Les Soldats de Salamine de Javier Cercas et de Le Crayon du charpentier de Manuel Rivas, sur le même sujet : la guerre d'Espagne qui me passionne.

Le récit


La mère de Lydie Salvayre, Montse, a quitté l'Espagne après la victoire de Franco. Elle a maintenant quatre-vingt dix ans, une mémoire défaillante et elle ne se souvient plus de rien, si ce n'est de cette année 1936, après le coup d'état de Franco, année où le peuple s'est dressé pour défendre la liberté. Ce récit raconté par la mère à sa fille mêle tour à tour les voix des deux femmes mais aussi celle de l'écrivain Bernanos dont Lydie Salvayre lit Les cimetières sous la lune.

Dire pourquoi j'ai aimé ce livre m'est difficile car les réponses trop nombreuses se bousculent dans mon esprit.

Des personnages authentiques


J'ai été sous le charme de ces personnages vrais, authentiques, qui peuplent le livre de Lydie Salvayre, en particulier de cette femme âgée qui perd la mémoire et raconte à sa fille le seul grand moment de bonheur qu'elle ait jamais connu, en cette année 1936 qui voit éclater la guerre civile, alors qu'elle a 16 ans. J'ai aimé ce va-et-vient entre le présent et le passé et cette complicité pleine d'amour qu'il y a entre elles, mère et fille, Montse et Lydie.
Car la vieille dame a été cette belle jeune fille, Montse, qui nous est décrite ici, ignorante mais fière, condamnée à la misère et à la résignation par sa seule appartenance à une classe sociale défavorisée. Et puis d'un seul coup parce que souffle le vent de l'Histoire, le carcan de l'oppression se fendille. Les  jeunes gens secouent le déterminisme social qui pèse sur eux, comme le fait José, le jeune anarchiste qui entraîne sa sœur, Montse, dans son sillage. La jeune fille découvre en arrivant à la grande ville  en effervescence que la vie est pleine d'espoir. Elle s'ouvre au bouillonnement des idées, à la fraternité et à la solidarité et puis elle rencontre le grand amour en la personne d'un jeune français qui va partir se battre. Mais tout cela n'a qu'un temps! Cette foi en un monde meilleur est d'autant plus poignante qu'elle n'est qu'un mirage! Javier Cercas le dit dans Les soldats de Salamine quand il fait parler les républicains qui ont lutté contre la dictature et le franquisme :
De toutes les histoires de L'Histoire, la plus triste est sans doute celle de L'Espagne, parce qu'elle finit mal … Elle finit bien pour ceux qui ont gagné la guerre, mais mal pour nous qui l'avions perdu! Personne n'a eu le moindre geste, même pour nous remercier d'avoir lutté pour la liberté. Dans tous les villages, il y a des monuments à la mémoire des morts de la guerre. Sur combien d'entre eux avez-vous vu figurer ne serait-ce que le nom des deux camps, faute de mieux?

Une dénonciation des crimes 


Dans ce roman, j'ai été touchée par la dénonciation passionnée, ardente et sans concession des crimes de guerre commis par les nationaux avec la bénédiction de l'église catholique espagnole. Et je découvre ici, une facette de la  personnalité de Bernanos, ce grand bourgeois de la droite catholique qui a l'immense courage de dénoncer l'horreur du massacre alors qu'un Claudel, lui, se réjouit de la victoire de Franco... Un Bernanos soulevé de dégoût qui assiste en direct, il est en Espagne au moment du coup d'état,  «à l'épuration systématique des suspects"

Au nom du père du Fils et du Saint Esprit, monsieur l'évêque-archevêque de Palma désigne aux justiciers, d'une main vénérable où luit l'anneau pastoral, la poitrine des mauvais pauvres. C'est Georges Bernanos qui le dit. C'est un catholique fervent qui le dit. 

Deux voix différents qui se répondent


Les voix des deux femmes alternent, se répondent, se chevauchent. Celle de Montse, imagée, truffée d'hispanismes ou de mots espagnols* car ils ont «plus de panache» dit-elle, pleine de verve et d'humour, est savoureuse. C'est un langage forgé de toutes pièces par la vieille dame, pour son usage personnel, tout à fait fait la manière de Montaigne : «et que le gascon y arrive si le français ne peut y aller ». Un style à sauts et à gambades, savoureux, riche, épicé, qui nous fait rire et nous émeut comme dans ce passage où la vieille dame explique sa révolte de jeune fille quand sa mère a voulu la placer comme servante chez les Burgos Obregon :

Elle a l'air bien modeste, tu comprends ce que ça veut dire? Plus doucement pour l'amour du ciel, implore ma mère qui est une femme très éclipsée. Ca veut dire que je serai une bonne bête et bien obédissante!
Seigneur Jésus, murmure ma mère, la mirade alarmée, plus bas, on va t'ouir. Et moi je grite un peu plus fort : je me fous qu'on m'ouit, je veux pas être boniche chez Les Burgos, j'aime mieux faire la pute en ville! Pour l'amour du ciel me supplique ma mère, ne dis pas de bêtises.

A cette langue populaire répond celle classique, riche et maîtrisée de l'écrivaine qui représente le lien entre le passé et le présent.

L'actualité du roman

 

Car le roman nous éclaire sur ce que nous vivons et c'est pour cela qu'il me touche tant. Il ne peut pas être plus actuel!
En lisant Pas Pleurer je pense à l'archevêque de Grenade qui récemment a justifié le viol des femmes qui avortent! Je pense à tous ces religieux qui appellent aux meurtres, à tous ces obscurantismes qui se réveillent dans le monde. Et je me demande comment il est possible que la religion de tout temps ait toujours été accompagnée de son cortège d'atrocités et d'intolérance et pourquoi les églises se placent toujours du côté des puissants.
Si la guerre d'Espagne me passionne tant, c'est qu'elle est un exemple des dangers que court la démocratie et de la fragilité de la liberté. J'ai de l'empathie pour ce peuple espagnol qui s'est levé, à l'annonce du coup d'état de Franco, pour défendre la République et les valeurs qui sont aussi les miennes et qui ont été impitoyablement écrasés. Et je nous revois dans notre marche du 11 janvier 2015, à la suite des attentats en France, retrouver, l'espace d'un instant et toutes proportions gardées, les notions de solidarité et de fraternité éprouvées par Montse pendant le combat antifranquiste, en cette année 1936, dans la ville occupée par les républicains.
Et c'est la plus grande émotion de leur vie. Des heures inolvidables (me dit ma mère) et dont le raccord, le souvenir ne pourra jamais m'être retiré, nunca, nunca, nunca. (...)
 Une ambiance impossible à décrire, impossible ma chérie, de t'en communiquer la sensation vivante pour qu'elle t'aille en plein coeur.
....les passants qui se saluent gentiment, qui se parlent gentiment, et s'embrassent sans se connaître, comme s'ils avaient compris que rien de beau ne pouvait advenir sans que tous y eussent leur part, comme si toutes les choses imbéciles que les hommes d'ordinaire s'inventent pour s'entretourmenter s'étaient pff!, volatilisés.

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J'ai eu le même enthousiasme pour une autre œuvre de Lydie Salvayre adaptée à la scène La compagnie de spectres par Zabou Breitman. VOIR ICI


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*Par contre quand il s'agit de phrases entièrement en espagnol, j'aurais bien aimé une traduction en bas de la page car c'est un peu frustrant de ne pas les comprendre bien que cela n'entrave en rien la lecture du livre! Au contraire, cela donne une spontanéité et une véracité au récit de la vieille dame.





mercredi 1 octobre 2014

Agota Kristof : Hier et C'est égal




Agota Kristof, écrivain d'origine hongroise, née le 30 octobre 1935 à Csikvánd et morte le 27 juillet 2011 à Neuchâtel en Suisse où elle a émigré en 1956.  Poète, romancière et dramaturge, elle écrit la plus grande partie de son œuvre en français.



Si j'ai à définir par quelques mots les livres de Agota Kristof :  C'est égal et Hier, écrits en langue française, je dirai : cruauté et légèreté. Cruauté car je n'ai rien lu de plus triste, de plus définitif, légèreté car le style a l'air de ne pas y toucher, à la fois poétique, simple, presque élémentaire, un style qui semble effleurer seulement et pourtant fait très mal. Au départ, on est un peu surpris par cette économie de moyens jusqu'au moment où l'on sent la fêlure… qui ne cesse de s'agrandir.

Hier (1995)


  Sandor Lester, ouvrier, travaille dans une usine d'horlogerie, après avoir fui son pays. Le récit s'appuie sur la réalité triste et sans espoir de celui qui loin de ses racines travaille entre les murs gris d'une usine et qui traîne sa vie, irrémédiablement blessé par son enfance, aspirant à la mort ou tout au moins au repos.
Se dépêcher, enfiler la blouse grise, pointer en se bousculant devant l'horloge, courir vers la machine, percer le trou le plus vite possible, percer, percer, toujours le même trou dans la même pièce, dix mille fois par jour si possible, c'est de la vitesse que dépendent notre salaire, notre vie?
Agota Kristof parle de ce qu'elle connait bien puisque cela a été son sort lorsqu'elle est arrivée en Suisse. Elle parle de la misère, de l'injustice sociale, de la souffrance des déracinés, du découragement, du suicide…
Mais pour bien comprendre ce petit livre qui a une grande puissance sous une forme concentrée et sous une apparente simplicité, il faut rendre compte de l'autre aspect, poétique, onirique, absurde, symbolique, celle du tigre qui vient tirer Sandor Lester du néant, de la musique qui tue les oiseaux, du vent qui, seul, peut chasser la peur, de l'oiseau noir aux ailes blessés qui a appris à aimer sa propre mort. Et puis de Line, la femme idéale, celle qu'il attend depuis toujours, celle pour qui il deviendra un grand écrivain, lui qui toujours écrit, écrit sans cesse… Mais rien ne pourra jamais effacer les blessures du passé et de l'exil.

C'est égal (2005)


C'est égal est un recueil de nouvelles publié en 2005, à une époque ou Agota Kristof, malade, n'écrivait plus. Elle y a réuni des textes écrits depuis 1956, date de son exil en Suisse qui sont parmi les plus intimes qu'elle ait écrit sur elle-même. Pourquoi ce titre? Elle l'explique dans une interview accordée au Nouvel Observateur :  
Titre du livre ou titre de sa vie? «J'aime bien cette formule. Ça veut dire : je m'en fous. Je suis née pessimiste. Même enfant, je ne comprenais pas pourquoi les gens rigolaient. Je critiquais mes parents quand je les voyais rire.»
Dans ces écrits, il y est question de la solitude, de la mort, et d'un sentiment récurrent, la souffrance lié au déracinement, à l'éloignement.
 La maison est une des nouvelles les plus représentatives de ce sentiment.
"Quitter une maison pour une autre, c'est aussi  triste que si l'on avait tué quelqu'un."
Il y est question d'un vieil homme qui  retourne dans la maison de son enfance après l'avoir quittée à l'âge de quinze ans :
Mais en retournant vers son passé, il y rencontre le petit garçon qu'il a été et qui regarde l'avenir avec espoir :
L'avenir? dit l'homme. L'avenir, j'en viens. Il n'y a que des champs morts et boueux.
Mais l'homme honteux du chagrin qu'il inflige au petit garçon ajoute :
-Tu sais, c'est peut-être seulement parce que moi, je suis parti.
-Ah! bon, dit l'enfant rassuré. Moi, je ne partirai jamais.

Dans Les rues, le jeune homme musicien compose un hymne à sa ville qu'il a dû quitter :
le crescendo de la solitude au souvenir de ces rues abandonnées, trahies.
La révolte d'un corps qui ne peut se reposer ailleurs, la révolte des pieds qui ne peuvent marcher ailleurs, le refus des yeux qui ne veulent  voir rien d'autre.

Mon père est une des nouvelles peut-être les plus poignantes : une petite fille va à l'enterrement de son père :
Nulle part mon père ne s'est promené avec moi la main dans la main.
Un sentiment de nostalgie profonde imprègne tous ces textes, comme une meurtrissure qui ne guérira jamais. C'est ce qu'exprime l'écrivaine interrogée sur son exil en Suisse : 

«Je ne fuyais pas volontiers. Si j'avais su que je resterais toujours, je ne serais pas partie. Oui, je regrette ce choix.» La phrase tombe, comme une feuille de papier dans la corbeille de la vie. «Atroce», dit-elle encore. Mais la liberté d'expression? «Je n'étais pas mieux ici.»
Et de commenter son arrivée à Neuchâtel, où son mari put obtenir une bourse de l'université et où elle réside toujours aujourd'hui : «Au début, on avait un tout petit appartement dans un village, et je travaillais dans une fabrique d'horlogerie. C'était pire qu'en Hongrie. Je n'avais même pas le temps d'écrire. Quelques poèmes, le soir, après les enfants et le ménage.» La Suisse, son pays de douleur.

Anecdote lue dans la presse : Quant à la liberté d'expression, une enseignante,  a été arrêtée en pleine classe pour avoir fait lire Le cahier à ses élèves, un des volumes de la trilogie Les jumeaux qui a valu à Agota Kristof sa notoriété mondiale.


Et quand vous lirez ces lignes, je serai en route vers à Budapest. Au revoir!


mardi 18 février 2014

Arne Dahl : Europa Blues





L'intrigue du roman de Arne Dahl Europa Blues se déroule à Stockholm  à notre époque, mais nous promène en Europe, de l'Italie, Florence, à l'Ukraine, une Europe en proie au Blues, où les criminels nazis meurent dans leur lit, comme l'oncle Pertti, ou bien sont à la tête de groupes maffieux intouchables, où les pays de l'Est organisent à peu près impunément le commerce des femmes. C'est une Suède que nous avions déjà rencontrée dans le Millenium de Stieg Larsson et qui n'en finit pas  de régler ses comptes avec son passé nazi; un passé qui renaît toujours de ses cendres et représente aussi, hélas! son présent.

Stockholm : la police fait une découverte macabre dans l’enclos des gloutons au zoo du Skansen. Non loin de là, une fillette est blessée par balle. Huit femmes originaires des pays de l’Est disparaissent d’un camp de réfugiés sans laisser de traces. Dans le métro, un professeur émérite de quatre-vingt-huit ans erre en compagnie de la mort. Sur la voie, un téléphone portable sonne dans une main arrachée. (quatrième de couverture)

Ce livre est le quatrième roman de la série (décidément, c'est le hasard mais je ne commence jamais par le premier) qui met en scène le groupe A du commissaire Jan-Olov Hultin.  Bien sûr, on peut prendre le train en marche mais évidemment l'on sent bien que l'on a raté des épisodes et que les personnages sont marqués par des expériences  antérieures.
Toute l'équipe est au rendez-vous à Stockholm sauf Arto Söderstedt, finlandais-suédois qui est en vacances avec sa famille nombreuse au bord de la mer Tyrrhénienne. Que voulez-vous? Ce n'est pas tous les jours que l'on fait un gros héritage et que l'on peut partir au soleil pendant deux mois! Oui, mais Arto sera bien vite rattrapé par l'enquête qui déborde du cadre de la Suède, pour son plus grand plaisir d'ailleurs, car être en vacances, c'est ..  ennuyeux!

Le livre est intéressant par plusieurs aspects: Il ne manque pas de péripéties,  l'histoire est complexe mais bien menée; elle se ramifie, nous fait voyager dans l'espace mais aussi dans le temps. La société suédoise bâtie sur les non-dits du passé est rattrapé par lui. Le tableau qui est brossé de l'Europe en général n'est pas réjouissant et l'auteur fait preuve d'une lucidité désabusée. Un bon roman, donc, que j'ai lu avec intérêt. Mais il m'a manqué un je ne sais quoi, un rythme - peut-être?- des personnages avec qui l'on soit véritablement en empathie pour être tout à fait passionnée par ma lecture comme je l'avais été pour Millénium.

Arne Dahl, né en 1963, est le pseudonyme d’un auteur et critique travaillant à l’Académie suédoise qui décerne le prix Nobel.


 Chez Antigone




dimanche 3 novembre 2013

Giuseppe Tomasi Lampedusa : Le Guépard


Les gagnants de l'énigme n° 74 sont : Aifelle, Asphodèle, Dasola,Dominique de A sauts et à gambades, Dominique de Nuages et vents, Kathel, Keisha, Miriam, Nathalie, Shelbylee, Somaja.; bravo à toutes!

Les réponses : Le guépard de Giuseppe Tomasi Lampedusa et Le Guépard de Visconti


Giuseppe Tomasi, duc de Palma, de Montechiaro, prince de Lampedusa est né à Palerme en 1896. Il meurt en Rome en 1957, un an avant la parution de son livre Le Guépard, d'abord refusé par les éditeurs, et qui fut publié à titre posthume.
Dans Le Guépard Lampedusa raconte l'histoire de sa famille et plus précisément de son arrière-grand-père, Giulo Fabrizio di Lampedusa qui lui inspire le personnage de son livre Don Fabrizio Salina, prince sicilien. Les armes de son aïeul était un lion léopardé que Lampedusa transforme en guépard d'où le titre du roman devenu depuis un classique.
L'adaptation du livre par Visconti avec Burt Lancaster dans le rôle du prince, Alain Delon dans celui du neveu Tancredi et Claudia Cardinale incarnant Angelica, la fille du paysan enrichi, Don Calegaro, devenu notable, a encore accru la renommée de l'oeuvre littéraire.
Le récit divisé en huit parties, commence en 1860 et s'étend sur plusieurs années pendant le Risorgimento qui vit les troupes garibaldiennes combattre en Sicile et l'unification de l'Italie. La mort du prince survient en juillet 1883. En Mai 1910, on retrouve les filles du prince, dont Concetta qui a été amoureuse de Tancredi, dans leur palais de Salina.

La fin d'un monde

Burt Lancaster dans le rôle de don Fabrizio Salina
Ce qui intéresse Lampedusa aussi bien que Visconti c'est la peinture d'une société aristocratique en pleine décadence, consciente de sa fin et qui voit avec une certaine nostalgie disparaître un monde fondé sur des valeurs qui lui sont chères, catholicisme, fidélité au roi, ordre social, honneur et conscience de la grandeur de la noblesse. C'est pourquoi le récit est toujours placé sous le point de vue du prince jusqu'à sa mort. Mais Don Fabrizio a vite compris que ce changement était inéluctable et il ne va rien faire pour l'en empêcher. Bien au contraire, il va soutenir son neveu Tancredi qui se place du côté des révolutionnaires car dit-il, "il faut que tout change pour que rien ne change".
Si nous ne sommes pas là nous non plus, ils vont nous arranger la république. Si nous voulons que tout reste tel que c'est, il faut que tout change.
Autrement dit, il faut être du côté de ceux qui vont posséder le pouvoir après la révolution et qui remplaceront les autres. La noblesse doit s'adapter, quitte, s'il le faut, à faire alliance avec eux : c'est pourquoi Tancredi avec l'aide du prince épousera la riche Angelica qui, en échange du titre de princesse, lui apportera la fortune de son père. Le pouvoir n'est plus celui de la noblesse du nom mais celui de l'argent, l'idéal étant de posséder les deux. Tancredi fera une longue carrière politique par la suite.

La mort

Tancredi (Alain Delon) et Angelica (ClaudiaCardinale) visitant le palais du prince

La décadence de la race, la fin d'un époque, sont étroitement associées à l'idée de la mort, toujours présente dans le roman.  Allégorique. Dès le début, la mort prend une forme hideuse et repoussante avec le cadavre du soldat venu mourir, les entrailles à l'air, dans le jardin du prince, manque de goût le plus évident. Une fin absurde pour le roi et pour une classe qui ne se soucieront jamais de lui si ce n'est parce qu'ils sont dérangés par la puanteur de cette mort. Allégorie d'une classe sociale, le peuple, qui sera toujours le perdant.

On n'avait plus parler du mort, en effet; au bout du compte, les soldats sont des soldats justement pour mourir en défendant le roi. Mais l'image de ce corps éventré réapparaissait souvent dans ses souvenirs comme si elle demandait qu'on lui donne la paix de la seule manière possible pour le Prince : en dépassant et en justifiant son extrême souffrance par une nécessité générale. Parce que mourir pour quelqu'un ou pour quelque chose d'accord, c'est dans l'ordre des choses; il faut pourtant savoir pour qui ou pour quoi on est mort

Métaphorique : Quand Tancredi et Angelica, avant leur mariage, visitent les partie abandonnées du vaste palais de Salina avec ses fresques, ses dorures ou ses stucs gagnés par l'humidité, la moisissure, ses meubles décrépits, ses tentures de soie déchirées, tachées, ses pièces vides qui gardent le souvenir de tortures et de sang, qui semblent la proie des fantômes…
 Au cours du bal dans la sixième partie, la mort symbolique du prince et de la société apparaît : le prince pris d'un malaise, se met à part et observe les jeunes femmes qu'ils trouvent laides, "incroyablement petites", il les compare à des guenons, les hommes ne débitent que des platitudes; il voit en eux la dégénérescence de sa race. Un instant l'invitation d'Angelica et la danse qu'il partage avec elle, la sensualité qui émane d'elle, lui redonne l'impression d'être jeune. Mais une impression éphémère..  il est à noter d'ailleurs que Visconti arrête son film à ce moment-là car tout est dit. Le bal est d'ailleurs l'apogée du film, un moment cinématographique inoubliable et l'interprétation de Burt Lancaster est sublime et pleine d'émotion contenu mais palpable..

Dans le roman, le bal est la mort annoncée du prince. Mais sa mort survient ensuite dans la septième partie qui lui est entièrement consacrée. Enfin, c'est dans la huitième partie, vingt et un ans après la disparition du prince, que sonne réellement et définitivement le glas de la famille Salina, avec la dépouille naturalisée de Bendico, son chien bien-aimé.   Concetta qui l'avait conservée jusque là comme une relique décide de s'en débarrasser : 

Quelques minutes plus tard ce qui restait de Bendico fut jeté dans un coin de la cour que l'enleveur de la voirie visitait chaque jour : au cours de son vol par la fenêtre sa forme se recomposa un instant : on aurait pu voir danser dans l'air un quadrupède à longues moustaches et la patte droite antérieure semblait lancer une imprécation. Puis tout s'apaisa dans un petit tas de poussière livide.

La Sicile
La Sicile tient bien sûr un grand rôle dans le roman. Elle est  à l'image du prince, magnificente dans sa grandeur et sa beauté,   mais immuable, incapable d'évoluer. Ses richesses sont des témoins de civilisations disparues, c'est une terre qui englue celui qui y vit, elle porte la mort en elle, le passé y paraît pétrifié. La langue de Lampedusa se fait sensuelle, lourde, chargé d'odeurs et de chaleur pour l'évoquer.

Cette violence du paysage, cette cruauté du climat, cette tension perpétuelle de tout ce que l'on voit, ces monuments du passé, magnifiques mais incompréhensibles, parce qu'ils sont construits par d'autres et se dressent autour de nous comme des fantômes grandioses et muets ; tout ces gouvernements débarquant en armes d'on ne sait où, immédiatement servis et détestés, toujours incompris, ne se manifestant que par des œuvres d'art énigmatiques pour nous et par des impôts qui vont grossir ailleurs des caisses étrangères ; tout cela, oui, tout cela a formé notre caractère, qui reste ainsi conditionné par les fatalités extérieures autant que par une terrifiante insularité.

L'amour

Don Fabrizio et Angelica : la dernière valse

L'amour entre Tancredi et Angelica s'étale au grand jour avec la bénédiction du prince; il s'agit surtout de sensualité, de désir et non de sentiment profond. Angelica est trop ambitieuse pour se donner entièrement même à Tancredi qui lui plaît pourtant; Tancredi est ébloui par la beauté de la jeune fille mais il ne perd jamais de vue qu'elle a une dot fabuleuse. Mais il y a deux sentiments amoureux qui restent cachés, refoulés. Celui de Concetta qui aime son cousin Tancredi et est sacrifiée par son père qui préfère son neveu Tancredi à tous ses autres enfants et favorise le mariage avec Angelica au détriment des sentiments de sa propre fille. Et l'amour du Prince pour Angelica qui apparaît (encore une scène fantastique due au talent de Burt Lancaster) au moment du bal quand la jeune fille vient l'inviter à danser.

*

Angelica, Le prince, Tancredi

Un roman passionnant, tellement riche que l'on ne saurait l'épuiser! Le prince de Lampedusa, noble hautain et fier de sa race, colérique et dominateur, mais aussi intelligent et humain parce que toujours en proie au doute, est contre toute attente    attachant (pourtant il incarne pour moi toutes les valeurs que je n'aime pas); la nostalgie dans laquelle baigne le roman; la connaissance de la Sicile, de ses paysages mais aussi de son caractère intime, de ses types façonnés par le climat et la misère; le fond historique, houleux, vague impétueuse où tout semble basculer, où le peuple peut enfin concevoir des espérances qui  seront vite étouffées dans l'oeuf par les classes dirigeantes; l'humour qui par éclairs fugitifs semble contrebalancer la mort toujours présente; la nostalgie où baigne le roman, tout, je dis bien tout, fait de ce roman un chef d'oeuvre. Vous n'avez pas lu ? faites-le vite!



Samedi 9 Novembre l'énigme du samedi Un livre/un film aura lieu chez Eeguab

Challenge italien chez Nathalie



vendredi 29 mars 2013

Patrick Deville : Peste et choléra

Prix Fémina 2012

Le livre de Patrick Deville, Peste et choléra, retrace la vie d'un personnage étonnant, un génie dont les découvertes révolutionnent l'humanité et qui, pourtant, reste peu connu du grand public : Alexandre Yersin, savant d'origine suisse, naturalisé français. (1863-1943). On lui doit la découverte  de la toxine de la diphtérie et du bacille de la peste (Yersina Pestis) et l'invention du sérum de la peste. Médecin bactériologique, il a travaillé à l'institut Pasteur où il est considéré par Pasteur lui-même comme l'un des plus brillants chercheurs. 

Oui, mais voilà ! Yerson à la bougeotte : ce n'est pas vivre que de ne pas bouger déclare-t-il. Il part en Indochine française et devient médecin des Messageries françaises. Il mène des explorations à travers le pays et ses écrits d'ethnologue contribuent à faire connaître des peuples alors peu connus. Il s'installe en Indochine, à Nha Trang, un lieu qu'il considère comme le paradis et qui lui doit beaucoup. En effet, il étudie l'agriculture, l'arboriculture et la met en pratique en introduisant dans cette région des arbres et de nouvelles plantes comestibles ou d'ornement. Il cultive l'hévéa et fournit le Latex aux usines Michelin tout en continuant  à mener ses expériences et ses recherches.  Il crée un laboratoire pour fabriquer du sérum, tout en se passionnant tour à tour pour l'ornithologie ou l'astronomie. Il parvient même à gagner de l'argent et à asseoir une confortable fortune.Tout ce qu'il touche est marqué du sceau du génie. Un homme hors du commun!

Yersin allie les miracles de la modernité à son goût de la mécanique, du cambouis et de la clef à molette   comme de la seringue et du microscope, de la blouse blanche et de la salopette bleue.
Il est est le premier automobiliste et se fait mécanicien pour l'améliorer.

 Son biographe le compare à "un encyclopédiste des Lumières" :

Yersin est un touche-à-tout, un spécialiste de l'agronomie tropicale, un bactériologiste, un ethnologue et un photographe. Il a publié au plus haut niveau en microbiologie et en botanique.

Un seul point faible, semble-t-il, il est imperméable à l'art et à la littérature. Pourtant, après sa mort on a découvert ses traductions de textes grecs ou latins, Platon, Phèdre,Virgile, Salluste, Cicéron…

Rimbaut vient du latin et Yersin y finit sa vie.
Octogénaire, il reprend l'étude du grec et du latin,
écrit Patrick Deville, occulte la page gauche. Traduire c'est comme une Vie. L'invention contrainte, le coup d'archet, les envolées légères de la chanterelle et le rythme lourd des graves. (… ) Sans doute Yersin y lut-il les valeurs antiques qui furent les siennes, la simplicité et la droiture, le calme et la mesure. Il a enfin le goût de la littérature et toujours celui de la solitude.

 Patrick Deville mène une biographie passionnée sur cet être d'exception. On comprend que le lecteur subisse la même fascination et le suive si volontiers sur les traces de cet homme qui serait un excellent personnage de roman, s'il n'avait vraiment existé!

Citation de Peste et Choléra de Patrick Deville dans mon blog ICI


Livre voyageur. Inscrivez-vous dans les commentaires au bas de ce billet.

mercredi 27 mars 2013

George Sand : citation de Joseph Barry dans George Sand ou le scandale de la liberté




 Joseph Barry dans sa biographie George Sand ou le scandale de la liberté raconte comment le fils de George, Maurice, lança un ultimatum à sa mère qui vivait à Nohant avec Manceau, un homme beaucoup plus jeune qu'elle : Manceau et lui ne pouvaient plus vivre à Nohant, lui dit-il.  Elle devait choisir entre son amant et son fils. Maurice récidivait. Il avait agi de même avec Chopin qui vécut neuf ans avec Sand à Nohant avant la séparation exigée par son fils.

George Sand laissa Nohant à son fils mais partit s'installer avec Manceau dans une maison qu'il avait achetée à Palaiseau. Avant de prendre cette décision, elle fut très agitée. Quitter son Nohant bien aimée lui coûtait.

Sur une impulsion, elle partit brusquement à Gargilesse passer quelques jours dans la solitude la plus absolue. Elle en revint rassérénée, de nouveau elle-même.
Son agenda se fit l'écho  heureux de cette amélioration. La page du "25 Avril", indiquait comme thème de la journée : "Abstinence". Elle souligna ce mot provocateur d'un trait épais.

"Abstinence! abstinence de quoi, imbéciles? Abstenez-vous, toute la vie, de ce qui est mal. Est-ce que Dieu a fait ce qui est bon pour qu'on s'en prive? abstenez-vous de sentir ce beau soleil et de regarder fleurir les lilas...."

George Sand, quant à elle, ne s'abstiendrait pas, et pas davantage à soixante ans qu'à vingt ans.

George Sand Agenda 1864 cité par Joseph Barry dans la biographie : George Sand ou le scandale de la liberté

J'aime l'épicurisme, le  bel appétit de vivre de George Sand qui refuse toute l'hypocrisie de son temps concernant les femmes. Elle choisit la liberté qui leur était refusée, assumant ce choix aussi bien dans sa sexualité que dans son mode de vie et de pensée, ouvrant la voie à toutes.




jeudi 7 février 2013

Citation : Peste et choléra de Patrick Deville




Le livre Peste et Choléra de Patrick Delville relate l'histoire d'Alexandre Yersin, médecin, biologiste,  découvreur du bacille de la peste et inventeur du vaccin. Génie touche-tout, savant exceptionnel, il a fait partie de la première équipe de chercheurs groupés autour de Pasteur et a mené une vie extraordinaire et aventureuse. Je vous parlerai bientôt de ce livre mais aujourd'hui je veux vous faire part de cette observation de Pasteur qui n'est devenue une évidence que grâce à lui, ce grand savant découvreur des microbes. Elle est suivie d'une réflexion que j'aime beaucoup de Patrick Deville sur la vie et la mort.


 Alexandre Yersin

Souvent le soir au châlet, seul avec ses chats siamois, il (Yersin) relit Pasteur :"Si les êtres microscopiques disparaissaient de notre globe, la surface de la terre serait encombrée de matière organique morte et de cadavres en tout genre, animaux et végétaux. Ce sont eux principalement qui donnent à l'oxygène ses propriétés comburantes. Sans eux, la vie serait impossible car l'oeuvre de mort serait incomplète."
C'est la vie qui veut vivre, abandonner au plus vite ce corps qui vieillit pour bondir dans un corps nouveau, et, ces corps, la vie au passage les rétribue de leur involontaire contribution à sa perpétuation par la menue monnaie de l'orgasme. Rien ne naît de rien. Tout ce qui naît doit mourir. Entre deux, libre à chacun de mener la vie calme et droite d'un cavalier en selle. Ce vieux Stoïcisme que retrouve Spinoza et la force immanente de la vie qui seule demeure. Ce pur principe, cette nature naturante à quoi tout retourne. La vie est la farce à mener par tous.

lundi 14 novembre 2011

William Boyd : Orages ordinaires

Le roman de William Boyd Orages ordinaires débute comme un film de Hitchcock et, pour être plus précise, comme La mort aux trousses où l'on voit Cary Grant  au siège des Nations-Unis saisir le couteau qu'un tueur vient de planter dans le dos de son interlocuteur et être ainsi convaincu de meurtre devant des milliers de personne. Adam Krinder, en effet, climatologiste distingué, vient à Londres passer un entretien pour un poste de recherche à l'Imperial collège de Londres. Dans un restaurant, il fait la connaissance du docteur Wang qui, en prenant congé de lui, oublie un dossier. Adam le lui rapporte à son hôtel mais quand il entre dans la chambre du docteur, après avoir donné son nom à l'accueil, il trouve l'homme poignardé. Pris de panique il saisit le couteau, se couvre de sang, s'essuie les mains sur le couvre-lit, bref! signe le crime qu'il n'a pas commis. Enfin, prenant conscience que l'assassin est toujours dans l'appartement, il s'enfuit avec le dossier. Il sera désormais recherché par la police mais aussi par le tueur et ses commanditaires. Mais qui sont ces hommes tout puissants qui sont à ses trousses et pour quelle raison tiennent-ils autant à le retrouver?

La comparaison avec le film de Hitchcock s'arrête là. Alors que Cary Grant va se lancer dans une course qui lui fera traverser les Etats-Unis d'Est en Ouest, toujours séduisant dans son costume sorti des mains des plus grands tailleurs, Adam Krinder, lui, se sachant incapable de prouver son innocence, va s'attacher à disparaître et pour cela se terrer dans les bas-fonds de Londres. Cette vision de la grande ville de Londres dans ce qu'elle a de noir, de nébuleux, de malfaisant est une des grandes réussites du roman. Déchéance, privations,  manque d'hygiène, logis sordides, violence sont le lot quotidien des exclus de la société, des SDF, des immigrés clandestins, des prostituées. On a l'impression que rien n'a vraiment changé depuis le XIX ème siècle où les écrivains comme Dickens, Victor Hugo, Eugène Sue nous amenaient visiter l'envers du décor, de Londres ou de Paris, celui où seuls les plus forts, les plus rusés, parviennent à survivre. Et la vie du petit Lyon, fils de la prostituée Musha, n'est pas moins miséreuse que celle du petit Olivier Twist.

Le roman fonctionne sur le suspense et l'on peut dire qu'il est réussi et que nous suivons avec intérêt les péripéties de l'histoire, les dangers que notre héros doit affronter. Mais il n'est pas que cela. L'analyse psychologique des personnages a une grande importance et le récit prend d'ailleurs un tour particulier. Adam n'est pas un super héros, viril et plein de force, qui fait face physiquement et se bat avec les  méchants. Il dépense la plus grande partie de son énergie et de son intelligence à se terrer, à fuir et parfois à recevoir des coups, non à en donner! La force du roman tient à la manière dont William Boyd va nous faire sentir la transformation de la personnalité d'Adam. Peu à peu celui-ci en s'enfonçant dans l'anonymat, abandonne tout ce qu'il était, se dépouille de son Moi profond, perd son identité. Il est un autre! Et cela ne peut aller sans quelque ravage psychologique. Adam Kinder  sait et nous aussi, lecteurs, que même s'il peut porter à nouveau son véritable nom au grand jour, il ne sera jamais plus le même. 
Le livre est assez noir  mais il n'est pas dépourvu par moments d'un certain humour... noir lui aussi, par exemple lors de la visite à l'église de Saint John Christ. Il est éclairé aussi d'une lueur d'espoir liée à la rencontre de l'amour dans la personne de Rita qui travaille dans la police fluviale.

Il était convaincu que tout irait bien dans cette vie compliquée, difficile, éphémère que nous menons. Mais au moins il avait Rita et c'est tout ce qui importait vraiment : maintenant il avait Rita. Il y aurait toujours ça, supposait-il, ça, le soleil et la mer bleue au-delà.

Le narrateur nous présente tour à tour le récit selon l'angle de personnages différents, ce qui nous permet de connaître le passé, les pensées mais aussi les motivations de chacun et d'avoir une galerie de personnages clefs qui nous font comprendre l'action et les dessous de l'affaire. Car Orages ordinaires est aussi une dénonciation de ceux qui, dans notre société, hommes d'affaires "respectables" et puissants, sont prêts à tout pour gagner de l'argent!  C'est ce que vous découvrirez en lisant le livre.

Le roman de William Boyd qui doit son titre à un phénomène climatologique en relation avec le métier du personnage principal, est donc un très bon roman que j'ai lu avec plaisir et intérêt.
Lecture commune avec Jeneen

lundi 17 octobre 2011

François Emmanuel : Cheyenn

Cheyenn, non, ce livre de François Emmanuel, ne vous amènera pas, dans les grandes prairies de l'Ouest américain, chevauchant votre appaloosa à la recherche de bisons. Cheyenn est le nom que s'est donné Sam Montana-Touré, SDF, un homme au regard silencieux qui hante l'imaginaire du narrateur de cette histoire, un cinéaste, auteur de documentaire pour la télévision. Et si cette recherche vous entraîne vers de grands espaces, "ce sont ceux des chantiers ceints de palissades, routes et trottoirs défoncés, alignement de façades sinistres... dans cette demi-friche industrielle qui longe le canal sur près de quatre kilomètres,  paysages de délabrement urbain", usines désaffectées peuplées d'êtres à la dérive, de skinhead haineux, un univers entre misère et violence.

Le cinéaste a rencontré une première fois Cheyenn dans une usine de filature désaffectée où il venait filmer Lukakowsky, un de ses compagnons d'infortune. Cheyenn n'apparaît dans ce premier documentaire  que de loin en loin, il n'est pas le sujet principal. Pourtant, déjà, au cours d'un plan fixe qui le saisit, le réalisateur remarque son regard intense, qui semble détenir un secret, peut-être tout simplement le secret d'une vie. Peu de temps après Cheyenn est sauvagement assassiné. Le narrateur, hanté par ce regard, décide alors de réaliser un second documentaire et de partir ainsi à la recherche de Cheyenn, de ses origines, de son passé, bref, de l'homme qu'il était au-delà des apparences.

"Parfois Cheyenn vient s'asseoir à côté de moi dans mon rêve. Nous sommes tous les deux assis  sur un banc, adossés au mur, et nous regardons les arbres du parc où nous nous trouvons; (...) Je ne me retourne pas vers Cheyenn mais je sens qu'il est à côté de moi, il pourrait être mon frère, mon ami de toujours, mon compagnon tranquille. C'est la récurrence de ce rêve qui m'a convaincu d'écrire."

 Le cinéaste mène alors son enquête auprès des personnes qui l'ont connu, la soeur de Cheyenne, de Mauda, la femme qui l'a aimé mais qui n'a pas pu l'empêcher de sombrer, des skinhead qu'il soupçonne de l'avoir tué. Il rencontre le juge d'instruction qui mène l'enquête. Mais si tous deux s'acharnent à la découverte de la vérité, il ne s'agit  pourtant pas de la même. L'un veut découvrir les coupables, l'autre, la victime. Une exigence qui le prend tout entier, un quête plus qu'une enquête, une obsession. Mais comment filmer l'absence? Comment aller au-delà des apparences? Comment aussi être entièrement honnête vis à vis de l'image, ne pas tomber dans le voyeurisme, respecter l'intime. Ce sont ces interrogations philosophiques qu'égrène le livre mais pas seulement. Il aborde aussi les aspects économiques du cinéma documentaire, un producteur qui veut des résultats, du sensationnel et qui exige la rapidité.  Ainsi quand le cinéaste filme le regard de Cheyenn :

Or la démarche du cinéaste qui est à la recherche d'une vérité ne peut se faire qu'en laissant le temps au temps, le temps de connaître les gens, d'établir des relations humaines, de vrais contacts, le temps du respect et de l'estime : c'est ce qui se passe entre Mauda et le réalisateur. Ceci me rappelle la démarche de Raymond Depardon dans sa trilogie de Profils Paysans qui a demandé plusieurs années à Canal Plus pour filmer les agriculteurs lozériens ou ardéchois. Une démarche authentique qui cherche à entrer au coeur de l'Humain, à l'antipode de cette culture journalistique "qui recherche avant tout l'émotion"

Cheyenn a existé comme le prouve la dédicace de François Emmanuel qui s'adresse à Bernard Mottier, photographe français installé en Belgique : A Bernard Mottier qui a aimé Cheyenn. Y a-t-il eu réellement un documentaire? Je ne le sais pas. Par contre le livre de François Emmanuel est une  réflexion intéressante sur l'image. C'est aussi un bel hommage  à Cheyenn de même qu'à  tous les hommes qui, comme lui, sont tombés dans la déchéance.


samedi 30 juillet 2011

Jane Harris, La servante insoumise, Editions du Seuil


Le roman La servante insoumise commence comme un livre de l'époque victorienne. L'on y voit une jeune fille en robe jaune fuir on ne sait quel danger pour aller à la grande ville, ici de Glasgow à Edimbourg. On pense à La dame en blanc de Collins! On s'attend  avec cette sorte de roman, à plonger en plein mystère à la suite de l'héroïne, poursuivie par le malheur, persécutée par de machiavéliques ennemis. Et on n'a pas tort!
Nous sommes en 1863, Bessy Buckley quitte Glasgow pour aller trouver du travail à Edimbourg. En chemin, elle s'arrête dans un château fort délabré où elle se fait engager sur l'heure comme servante par la maîtresse du domaine, Arabella Reid. Deux femmes dans un huis clos partiel dont la confrontation mènera au drame!
Bessy Buckley est bien secrète! Pourquoi ment-elle sans arrêt et en particulier lorsqu'elle doit parler de sa mère? Que fuit-elle? que cache son passé dont elle ne veut pas parler?
Arabella est une femme bizarre, elle s'est mise en tête d'éduquer ses servantes en leur apprenant à écrire, elle consigne des remarques dans un mystérieux livre qu'elle tient secret et son attitude et son caractère sont assez fantasques. De plus, elle paraît poursuivie par le souvenir d'une servante, Nora, retrouvée morte, écrasée par un train. Bessy n'aura de cesse de savoir le secret de sa maîtresse qu'elle chérit et vénère mais ce qu'elle va découvrir fera d'elle une servante insoumise.

Les personnage sont passionnants et complexes et le lecteur ira de surprises en surprises en  découvrant la vérité sur les deux jeunes femmes. En effet, les héroïnes ne sont pas ce que l'on attend d'un roman victorien!  Jane Harris est bien de notre temps et si elle emprunte les codes de ce genre romanesque, c'est pour mieux les détourner et ceci pour notre plus grande joie! Les "méchants" le sont à part entière comme dans un roman de Collins ou de Braddon mais Jane Harris montre les racines du mal en nous donnant une vision sociale et critique de la société de cette époque. Elle décrit pour nous la vie des misérables, des femmes qui prostituent leurs filles, des "nobles" vieillards qui abusent des enfants, des pasteurs dévots qui se révèlent hypocrites et libidineux, entrant ainsi dans des détails indignes de la bienséance victorienne qui aurait fait interdire son roman à l'époque avant parution! La plume de l'écrivain n'épargne personne et les portraits-charges qu'elle brosse sont vigoureux, sans concession et écrits d'une plume acérée qui appelle un chat un chat! C'est un des grands intérêts du roman qui nous apparaît très documenté et solide sur le plan historique quand il s'agit de peindre la vie des humbles dans cette période. L'intrigue, de plus, nous mène sur plusieurs pistes à la découverte de plusieurs secrets. Elle ménage à la fois un suspense policier et psychologique et  nous réserve bien des rebondissements.

Le roman est écrit par Bessy âgée et, dès le début, le style de la servante est un curieux mélange entre une langue raffinée et le parler populaire. Bessy est amoureuse des mots et cultive ceux qui sont savants depuis son enfance mais elle a aussi le franc parler, voire la vulgarité des filles du peuple ce qui crée un cocktail détonant, savoureux et plein d'humour.

Cela donne ceci :
Le paysage était désormais sinistre et défiguré. Contre le ciel d'hiver quelques arbres noirs se détachaient, dénudés, décharnés et courbés par le vent. La brume roulait sur le sol telles des volutes de fumée et une odeur de brûlé flottait dans l'air.

et le paragraphe suivant, cela :
A quoi est-ce qu'elle pensait le pif au vent? Elle devait penser, la sale chipie, au moyen de se fourrer encore plus dans les petits papiers d'Arabella. Et j'aurais pas été étonnée qu'elle ait trottiné en disant ses prières, cette fichue grenouille de bénitier.

La servante insoumise ou le plaisir de lire!

mercredi 13 juillet 2011

Gérard Donovan : Julius Winsome




Gérard Donovan dans son roman Julius Winsome réussit le tour de force de nous passionner avec une histoire qui met en scène un personnage replié sur lui-même, détaché de tout et dont le comportement finit par être à la limite de l'Humain. Pourtant Julius Winsome, ce solitaire qui vit dans un châlet en bordure de la forêt, enseveli dans le silence de la neige pendant les six mois d'hiver dans le Maine du Nord, à la frontière du Canada, est curieusement proche de nous, voire attachant.
Je dis curieusement et vous allez voir  pourquoi.
Julius Winsome a vécu toute sa vie dans ce lieu avec son père, un lettré qui lui a transmis l'amour des livres mais aussi des mots, ceux de l'inventeur de la langue anglaise, Shakespeare. Il  lui a légué à sa mort les milliers de volumes qui tapissent les murs. De son grand père, combattant de 1914, poursuivi jusque dans ses rêves par les fantômes des soldats ennemis qu'il a tués, il a compris l'horreur de ces meurtres collectifs que la guerre autorise. De son père, mobilisé pendant la guerre de 1940, il tient la haine de tout ce qui est arme à feu même s'il a appris à se servir du fusil allemand de 1919 que son grand père a ramené. Un jour pourtant, tout bascule pour ce cinquantenaire qui n'a pas su retenir la femme qu'il aimait et qui vit avec son chien pour seule compagnie. Quand ce dernier est tué à bout portant par un chasseur - non un accident mais un geste de cruauté gratuite-  Julius Winsome sort son fusil et tire! Il se transforme en tueur!
Quand j'ai lu le commentaire de L'or des chambres  dans son blog, j'ai d'abord eu une réaction de rejet pour ce personnage qui se venge d'une manière aussi horrible. Et  puis elle m'a convaincue de lire ce roman et je ne le regrette pas.
Il y a d'abord la magnifique écriture de Donovan qui fait voir la beauté de ces paysages, fait entendre le silence troublé seulement par le crissement de la neige, les pas des animaux sauvages à la lisière de la forêt, la beauté pure pourtant perturbée, à intervalles réguliers, par les détonations des fusils. Les chasseurs jouent ici un rôle symbolique, ils introduisent les notions de souffrance et de mort. Ils représentent la force brute face à la fragilité de la nature. Mais au delà de la magnificence de ces forêts touffues, du passage des saisons somptueuses avec leurs couleurs variées, l'écrivain nous fait sentir le  sifflement sinistre du vent, les bruits angoissants de la nuit qui encerclent la maison et se referment sur elle, le froid qui s'empare du corps et de l'âme, le poids du silence, la terreur de la solitude. Nous entrons dans ce désert glacé longtemps réchauffé par les livres qui forment un rempart au mal mais qui cède peu à peu... Nous nous sentons envahis par la détresse du personnage et comprenons pourquoi il sombre ainsi dans un no man'sland psychologique d'où il ne reviendra jamais. Ce récit conte aussi une belle et triste histoire d'amour. Claire aurait pu sauver Julius de lui-même mais il n'a pas su la retenir, incapable de dire son amour, d'exprimer ses sentiments. Claire l'a quitté, s'est mariée mais certaines scènes montrent pourtant la tendresse qu'elle lui conserve et la compréhension intuitive qu'elle a de cet homme muré en lui-même. Julius Winsome est l'histoire d'une vie ratée d'où l'intense nostalgie que l'on éprouve à la lecture.
Est-ce aussi la description d'un glissement progressif vers la folie? Certainement! Mais je préfère l'explication donnée dans le résumé de la quatrième de couverture (excellent cette fois-ci) : "Avatar du Meursault de Camus qui tuait "à cause du soleil", Julius Winsome tue à cause de la neige, symbole de pureté et de deuil."

voir Aifelle

                                                                  Chez Folfaerie

vendredi 1 juillet 2011

Thomas H. Cook : Les leçons du Mal

Je viens de terminer Les leçons du Mal de Thomas H.Cook, le premier livre que je lis de cet auteur et j'avoue que c'est une agréable surprise. Les leçons du Mal  est classé dans le genre policier aux éditions du Seuil. Mais même si un meurtre a eu lieu dans le passé et a toujours des retentissements dans le présent, je dirai plutôt qu'il s'agit d'un roman psychologique et social, très intéressant, qui explore les zones sombres de la conscience et révèle en chaque être les motivations intérieures soigneusement cachées, parfois même à l'intéressé lui-même. Ainsi Nora, l'amie de Jack  Branch, lui déclare  :  Tu n'es pas celui que tu imaginais être et il découvrira combien elle a raison. En cela le livre mérite bien son titre!
L'action du roman  a lieu dans la petite ville de Lakeland, Mississipi, état encore bien marqué, près d'un siècle plus tard, par la guerre de Sécession. Nous sommes en 1954. Jack Branch est le fils d'une grande famille de planteurs. Il a reçu la bonne éducation d'un riche fils du Sud, a vécu dans une maison, Great Oaks, qui n'a rien à envier à celle de Scarlett O'Hara. Il est en admiration devant son père, parfait gentleman du Sud, un érudit aux manières raffinées, à qui il s'efforce de plaire. C'est peut-être pour cela qu'il choisit, comme lui, de devenir professeur au lycée de Lakeland fréquenté par des élèves modestes. Le cours thématique qu'il donne sur le Mal doit amener, pense-t-il, ces jeunes gens défavorisés à se définir par rapport à cette notion et à se sentir revaloriser. Jack Branch va s'intéresser particulièrement à un de ses élèves, Eddie Miller, rejeté par les autres parce que son père est le meurtrier d'une jeune étudiante, fait divers particulièrement atroce survenu il y a une douzaine d'années qui hante la mémoire collective de la petite ville. Quand le professeur donne à ses élèves un sujet sur le Mal, il conseille à Eddie d'écrire sur son père pour illustrer le devoir. Il pense ainsi lui permettre de surmonter son traumatisme et peut-être d'obtenir une réponse la question angoissante de l'hérédité du Mal. Pourtant tout ne va pas se passer comme il l'avait prévu!

Le roman, et c'est là un de ses grands centres d'intérêt, a le mérite de dénoncer le racisme, la misère, l'inégalité sociale, l'injustice qui règnent dans une société qui a peu évolué depuis la guerre de Sécession. Les grandes familles sont toujours accrochées à leurs privilèges avec le regret de ce qui a été. Quant à la ville, elle est divisée en zones. A côté du splendide secteur des plantations,  s'étend un quartier plus modeste de commerçants et d'artisans,  puis un autre plus pauvre  habité par les ouvriers et enfin la "région damné des Nègres", l'extrémité de la ville, connue sous le nom de Ponts, sordide et misérable. Certains des élèves de Jack portent en eux les stigmates de l'échec, persuadés de n'avoir aucune chance de s'en sortir dans cette société. En particulier Dirk Littlefield qui manifeste envers son professeur et Eddie une hostilité croissante surtout quand  sa petite amie, Sheila, le quitte pour Eddie.

Les personnages sont complexes. Jack Branch est un être brillant qui a une haute opinion de lui-même non seulement en tant que professeur mais en tant qu'être humain. Il est vrai qu'il embrasse par idéalisme une carrière bien modeste pour quelqu'un qui pouvait prétendre à un avenir brillant. Il exerce ce métier avec passion et enseigne à ces enfants pour :  "rendre service à ceux-là mêmes que ma famille, de connivence avec quelques autres tout aussi bien nées, avait maintenu sous une longue domination, ce qui leur avait permis de prospérer avant et après la guerre de Sécession."  Mais est-ce entièrement par altruisme qu'il se préoccupe du sort d'Eddie, n'agit-il pas aussi un peu par orgueil, mu par une sorte de  complexe de Pygmalion?  Ses sentiments vont se révéler parfois bien ambigus :  dépit,  jalousie envers Eddie quand il le voit se rapprocher de son père.  Et Eddie, quel jeu joue-t-il en s'insinuant dans les bonnes grâces du vieux monsieur de Great Oaks? Aucun des personnages n'est entièrement du côté du Bien et du Mal mais chacun se situe dans une zone intermédiaire. Même Dirk, antipathique et violent, est aussi une victime  de cette  société qui broie les individus et lorsqu'il crie sa haine des riches, il a de bonnes raisons de le faire! Nora, pourtant, la jeune femme qu'aime Jack, une fille du Ponts devenu professeur, échappe à cette ambiguïté par sa droiture, son franc parler, et l'amour qu'elle porte à son frère handicapé mental.

Thomas Cook  manifeste une grande habileté dans la  construction du roman. Le narrateur est Jack, âgé, faisant un retour vers le passé. Mais la chronologie n'est pas respectée. Le vieux Jack présente des faits qui se chevauchent dans le temps. Toutes les époques se mélangent  et forment comme les petites pièces d'un puzzle que le lecteur ne peut comprendre mais qui formera bientôt un tout. Ainsi le lecteur est tenu en haleine jusqu'au dernier moment, le narrateur apparaissant comme un démiurge qui détient toutes les clefs, ayant la connaissance du passé, du présent et du futur des personnages. Le récit se referme sur la note nostalgique de toutes ces vies brisées.
Un roman passionnant.


Merci à Dialogues croisés et aux éditions du Seuil

Voir aussi le billet de Soukee