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vendredi 9 mars 2012

Kenzaburo Ôé : Gibier d'élevage




Kenzaburo Ôé est né en 1935, dans l'île japonaise de Shikozu. Il a suivi des études de littérature et française et a fait une thèse sur Sartre. Il est vite reconnu dans les années 1950 comme l'un des plus grands écrivains japonais. Il reçoit le prix Akutagawa, l'équivalent du Goncourt français, pour pour ce livre Gibier d'élevage en 1958. Dans un livre déchirant Une affaire personnelle il parle de la naissance de son fils, handicapé, qui bouleverse sa vie. Il écrit Le Jeu du siècle sur le Japon entre 1860 et 1960... Il reçoit le prix Nobel en 1994.

Autres livres de Kenzaburo Öé:
Dites-nous comment survivre à la folie
Le faste des morts
Une existence tranquille.



 Le récit de Gibier d'élevage se déroule pendant la seconde guerre mondiale. Dans un village montagnard coupé du monde pendant la saison des pluies, un avion américain s'abat dans les bois. Les villageois capturent le seul survivant, un grand noir américain qui excite la curiosité de tous mais en particulier des enfants. Le prisonnier, en attendant d'être remis aux autorités, est enfermé dans une cave. Son abattement, sa passivité et son étrangeté le font considérer comme un animal d'élevage! Les enfants qui en ont d'abord un peur bleue finissent par faire de lui un compagnon de jeu. Oui, mais...

Le récit est raconté par un jeune garçon qui vit sa vie d'enfant, insouciante, jeux, bagarres, baignades, découverte sexuelle pour les plus grands, entouré de son petit frère cadet, de Bec-de-Lièvre, le meneur de la bande, et de toute la marmaille qui les suit et les admire. Nous sommes en guerre mais le village est si fermé sur lui-même que la guerre paraît être un fait irréel presque légendaire. Une abstraction. Pourtant la mort qui la symbolise est toujours présente dans le récit soufflant ses miasmes délétères sur le village, compagnon fidèle de tous, même des enfants. Ceux-ci jouent à "touiller" les morts dans la fosse commune béante pour récupérer des ossements afin de se confectionner des bijoux.

La description de ce peuple "de vieux défricheurs quelque peu primitifs" est un choc pour le lecteur. Ces gens vivent dans une pauvreté extrême. Ils n'ont aucun meuble chez eux, et couchent par terre sur des planches. Ils sont considérés comme des sauvages, sales, miséreux et sans manières, par les citadins lorsqu'ils se rendent à la ville soit pour aller à l'école soit pour faire quelques courses. Le fait d'être isolés de tout pendant la saison des pluies ne les dérange donc pas et est une aubaine pour les élèves qui ne peuvent plus aller à l'école.
Le choc des civilisations va être énorme entre cet américain, un espèce de colosse noir qui parle une langue totalement inconnue, et ces gens qui n'ont jamais dépassé les bornes de leur village sauf pour la ville toute proche et n'ont jamais vu la mer que de très loin comme un mince ruban miroitant.
Le jeune narrateur qui est le premier à l'approcher de près  pour apporter sa nourriture au prisonnier le présente comme une bête avec "ses oreilles pointues comme celles d'un loup" "son cou gras et huileux", "l'odeur de son corps qui pénétrait toute chose comme un poison corrosif" et sa "voracité de rapace" quand l'homme se jette sur la nourriture après avoir jeûné longtemps. Mais peu à peu le jeune garçon va cesser d'en avoir peur, pour le voir comme un animal familier que l'on aime bien.
Ce Noir était à nos yeux une sorte de magnifique animal domestique, une bête géniale.
Les adultes aussi finissent par ne plus être effrayés par lui et l'américain peut circuler librement dans le village. Les enfants partagent enfin  avec lui de beaux moments de sérénité lorsqu'ils l'écoutent chanter une chanson
Nous étions emportés par la houle de cette voix grave, solennelle, se propageant de proche en proche.
ou quand ils le font sortir de la cave sous la pluie : .. et là, longtemps, nous remplîmes nos poumons d'un air qui sentait l'écorce mouillée"
Mais que va-t-il advenir de cette amitié quand les adultes sans mêlent?
Le soldat parti, que nous resterait-il au village? L'été, vidé de sa substance, ne serait plus qu'un coquille vide.

Le roman est un roman d'apprentissage pour le jeune narrateur qui prend alors conscience de l'horreur de la guerre, et perd son insouciance enfantine.  Devenu adulte brutalement, pour lui, plus rien ne sera comme avant :
La guerre, cette interminable et sanglante bataille aux dimensions gigantesques, allait se prolonger encore. Cette espèce de raz de marée qui, dans des pays lointains emportait les troupeaux de moutons et ravageait les gazons fraîchement tondus, cette guerre là, qui eût jamais pensé qu'elle dût parvenir jusqu'à notre village? Pourtant elle y était venue... et moi au milieu de ce tumulte, je n'arrivais plus à respirer.

Kenzubaro Ôé dénonce avec ce roman l'absurdité de la guerre. La haine entre les peuples n'est-elle pas d'abord une conséquence de l'ignorance et de la méconnaissance de ce qui est étranger? Les enfants ne sont-ils pas ici ceux qui y voient clair? 

Lecture commune avec Ys et Emmyne  dans le cadre du challenge les 12 d'Ys sur les Prix Nobel